Hatem Kotrane: une grève du corps médical en période de vaccination : une hérésie
Par Hatem Kotrane - Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis - Cet article reprend, en la développant, une réflexion que le rédacteur de ces lignes avait déjà engagée suite à un mouvement de grève déclenché par le bureau exécutif de l’Association des magistrats Tunisiens (AMT), durant les journées des 28 et 29 décembre 2016 dans tous les tribunaux de la République (Cf. Journal La Presse de Tunisie, 30 décembre 2016), mouvement repris en novembre 2020 (cf. Leaders, 21 novembre 2020).
Or ne voilà-t-il pas que les médecins, pharmaciens et médecins dentistes de la santé publique ont été eux aussi invités à entrer en grève à partir d’aujourd’hui, 3 mai 2021 et ce, après l’échec de la réunion de négociation, tenue samedi 1er mai avec la partie gouvernementale consacrée aux différentes revendications professionnelles dans le secteur.
La grève concerne tous les médecins exerçant dans les centres de santé de base, les hôpitaux locaux, régionaux et hospitalo-universitaires, les médecins spécialistes de la santé publique et les médecins dentistes, pharmaciens et médecins temporaires, contractuels et contrôleurs.
Tous les services de santé seront, ainsi, suspendus y compris ceux affectés à la vaccination contre le coronavirus et le prélèvement d’échantillons à l’exception des services des urgences et de dialyse.
Les revendications sont , à n’en point douter, tout à fait légitimes, à savoir la révision du Décret gouvernemental n° 2019-341 du 10 avril 2019, fixant le cadre général du régime des études et les conditions d'obtention des diplômes des études médicales, ainsi que la création d’une prime des pandémies, la titularisation des médecins temporaires, etc.
Une grève contraire à la déontologie médicale en période de vaccination
Ainsi donc, les médecins, pharmaciens et médecins dentistes de la santé publique se permettent de déclencher ouvertement des grèves alors que le pays a entrepris une campagne nationale de vaccination, dont la conduite avec succès et mobilisation de toutes les parties prenantes, y compris notamment les médecins, est une condition majeure de réussite en vue de sauver la population tunisienne d’un péril imminent menaçant la vie et la sécurité des personnes!
Grève insolite et franchement immorale de la part de ceux dont la mission est de protéger la vie et la santé des citoyens, en même temps que grève contraire à toutes les lois organisant la profession médicale.
Que faire alors des lois organisant la profession médicale et du Code de déontologie médicale?
Et que faire alors des lois organisant la profession médicale, à savoir la loi n° 91-21 du 13 mars 1991, relative à l'exercice et à l'organisation des professions de médecin et de médecin dentiste, telle que complétée par la loi n° 2018-43 du 11 juillet 2018, instituant un ordre des médecins et un ordre des médecins-dentistes ayant pour objet, entre autres : « 1) de veiller au maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement, indispensables à l'exercice de la profession concernée, et au respect par tous ses membres, des devoirs professionnels édictés notamment par le code de déontologie… ».
Et que dire justement de ce Code de déontologie médicale institué par le décret n° 93-1155 du 17 mai 1993, qui rappelle que « Le respect de la vie et de la personne humaine constitue en toute circonstance le devoir primordial du médecin » (Article 2), que « Quelle que soit sa fonction ou sa spécialité, hors le cas de force majeure, tout médecin doit porter secours d'extrême urgence à un malade en danger immédiat, si des soins médicaux ne peuvent lui être autrement assurés » (Article 5).et que « Le médecin ne peut pas abandonner ses malades en cas de danger public sauf sur ordre des autorités qualifiées » (Article 6).
Le droit de grève élevé par l’article 36 de la Constitution au rang d’un droit absolu?
D’aucuns seraient tentés de rétorquer que les médecins en grève exercent en fait, comme tous les autres corps de métiers publics et privés, un droit qui est désormais reconnu par l’article 36 de la Constitution, élevant le droit de grève au rang d’un droit constitutionnel absolu. En effet, aux termes dudit article 36, « Le droit syndical est garanti, y compris le droit de grève …». La seule restriction apportée à ce droit est qu’il ne s’applique pas à l’Armée nationale ni aux forces de sécurité intérieure et aux douanes. Aucune autre restriction n’est apportée expressément à ce droit.
Nous sommes certainement là au cœur de la difficulté ! Il n’est pas d’usage, en effet, qu’une constitution consacre une conception aussi absolutiste du droit de grève, ainsi élevé par la Constitution tunisienne au rang d’un droit quasiment inviolable et sacré, bénéficiant d’une vénération quasi-religieuse allant au-delà de tous les textes de droit comparé et de droit international !
• La Constitution française de 1958, par exemple, n’a pas mentionné expressément le droit de grève mais elle renvoie au Préambule de la Constitution de 1946 qui exige que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Partant, le Conseil constitutionnel a considéré, dès 1979, que le droit de grève peut être soumis à des limitations qui « peuvent aller jusqu’à (son) interdiction ( ) aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays »(1).
• En droit européen, seule la liberté syndicale est consacrée expressément dans la Convention européenne des droits de l’homme (Article 11). Partant, la Cour de Strasbourg a été amenée à refuser de faire du droit de grève un élément essentiel de cette liberté(2).
• Interprétant les dispositions de la Convention (n° 87) de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948) et de la Convention (n° 151) de l’OIT sur les relations de travail dans la fonction publique, le Comité de la liberté syndicale et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT ont précisé au fil des ans une série de points, y compris les catégories de personnes susceptibles d’être privées du droit de grève(3).
La notion de services essentiels où la grève peut être interdite a été peu à peu précisée.
Quels sont les services en question? De toute évidence, cela «dépend largement des conditions spécifiques de chaque pays ». «Un service non essentiel peut [aussi] devenir essentiel si la grève dépasse une certaine durée ou une certaine étendue, mettant ainsi en péril la vie, la sécurité ou la santé [des gens] ».
Pour le Comité, peuvent ainsi être considérés comme services essentiels au sens strict, où le droit de grève peut être limité ou la grève interdite: le secteur hospitalier, les services d’électricité, les services d’approvisionnement en eau, les services téléphoniques et le contrôle du trafic aérien.
Nous mesurons, dans ces conditions, à quel point la grève déclenchée par les médecins en Tunisie constitue une hérésie en allant au-delà des limites fixées par les lois et pratiques des systèmes juridiques qui prêtent à comparaison et par les instruments internationaux de référence.
Comment résoudre toutes ces difficultés qui risquent d’ébranler la confiance des citoyens dans l’un des métiers les plus respectés par la population tout entière?
Deux options se présentent
La première option est que Le gouvernement laisse filer, car il est bien peu imaginable que, vu le discours populiste rampant et la tendance effrénée au démantèlement de l’Etat, y compris – hélas – de la part des syndicats de médecins, des suites soient données à ce mouvement de grève ou que des poursuites disciplinaires puissent même être engagées, ou encore que des retenues de salaires soient effectuées correspondant aux jours d’arrêt de travail ainsi délibérément décidés.
La deuxième option serait de réviser la Constitution dont on découvre, de plus en plus, à quels points elle est mal écrite dans tous ses chapitres et nombre de ses dispositions, y compris notamment son article 36, et d’étendre ainsi l’interdiction du recours à la grève à tous ceux qui exercent dans les services essentiels dont dépendent la vie et la sécurité des citoyens.
En attendant, les médecins eux-mêmes se doivent dans un élan spontané cesser tout recours à la grève en ces moments de lutte contre la pandémie « Covid-19 »et permettre ainsi aux citoyens de réinscrire le corps médical dans sa confiance!
Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
1) Conseil constitutionnel, 25 juillet 1979, n° 79-105 DC, cons. 1.
2) CEDH, 8 avril 2014, n° 31045/10, National union of rail, maritime and transport workers v. UK.
3) BIT, Recueil, paragraphe.