News - 01.05.2021

Hatem Kotrane - Fête du travail : «Le mai le joli mai…»

Hatem Kotrane - Fête du travail : « Le mai le joli mai… »

Genèse d’une fête devenue universelle

«Le mai le joli mai …». Le poème est de Guillaume Apollinaire, sans doute un des plus beaux de toute l’histoire de la poésie. Il nous rappelle le temps qui passe et confirme que le mois de mai, plus que tous les autres mois de l’année, est un sujet poétique.  Mais ce mois est plus souvent associé à la célébration, chaque 1er mai, en Tunisie comme dans le reste du monde, de la fête du travail. Une fête qui est née dans le pays de la libre entreprise, les USA, lorsque, ce jour de l’an 1886, une grève généralisée, suivie par 400.000 salariés, paralyse un nombre important d'usines, réclamant la journée de 8 heures de travail. Le mouvement internationaliste et l'Internationale socialiste, réunis dans la capitale française en 1889, adoptent le 1er mai comme la journée internationale des travailleurs.

Il faut attendre en réalité la naissance en 1919 de l’Organisation internationale du travail (OIT) rassemblant gouvernements, employeurs et travailleurs dans le cadre d'une institution tripartite, en vue d'une action commune pour promouvoir les droits au travail, encourager la création d'emplois décents, développer la protection sociale et renforcer le dialogue social dans le domaine du travail.

Genèse du droit du travail en Tunisie

En Tunisie, les premières lois sociales apparaissent dès 1910. Mais il faut attendre, en réalité, l’indépendance pour assister à une plus grande implantation des lois sociales. C’est ainsi que l’Etat indépendant va intégrer, petit à petit, les  normes internationales du travail en procédant, notamment, à la promulgation, le 30 avril 1966, du Code du travail et en accentuant, depuis lors, le processus d’adhésion de la Tunisie à nombre de conventions internationales du travail de l’OIT, dans un souci constant d’harmonisation de la législation interne avec les tendances majeures du droit international en ce domaine.

Soixante trois (63) conventions internationales du travail sont, à ce jour, ratifiées par la Tunisie, comprenant notamment les huit (8) conventions se rapportant aux principes et droits fondamentaux de l’homme au travail(1),  y compris la Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et la Convention n°98 sur le droit d’organisation et de négociation collective, étant précisé que la Tunisie a, également, ratifié le 25 mai 2007 la Convention n° 135 sur les représentants de travailleurs et que les trois dernières ratifications, intervenues par suite de l’adoption de la loi fondamentale n° 2013-07 du 1er avril 2013, ont concerné, successivement, la Convention n° 144 sur les consultations tripartites relatives aux normes internationales du travail, la Convention n° 151 sur les relations de travail dans la fonction publique et la Convention n° 154 sur la négociation collective, marquant tout autant le souci de l’Etat de promouvoir la négociation collective et d’asseoir durablement les droits et garanties en faveur des acteurs du dialogue social(2).

La crise du chômage rompant singulièrement aggravé avec la propagation de la pandémie «Covid-19»

Quel impact  les difficultés survenues depuis la survenance de la pandémie « Covid-19 » peuvent-ils néanmoins entraîner au plan de la politique sociale? L’Institut national de la statistique (INS) a indiqué que, lors du quatrième trimestre de  2020, le taux de chômage a atteint les 17,4% contre 16,2%  au troisième trimestre la même année. Le nombre de chômeurs est de 725,1 mille contre 676.600 chômeurs au troisième trimestre. Toujours selon les chiffres de l’INS, le taux de chômage est plus important chez les femmes que chez les hommes (24,9% contre 14,4%).

Ces quelques données montrent à quel point l'Etat, les partenaires sociaux et la société dans son ensemble, sont invités, plus que jamais, à redonner un sens réel au travail, à remettre en place une politique volontariste en ce domaine, tant il est vrai qu'on ne peut rester indifférent à l'égard des inconvénients qu'engendrent, inéluctablement, les situations de chômage et de sous-emploi. Et quels que soient les mérites de l’économie de marché et le regain d’intérêt dont elle semblait bénéficier de nouveau avant l’avènement de la pandémie « Covid-19 », le marché de travail ne peut être totalement confié à l’autorégulation, ni être traité comme le marché libre d’une marchandise quelconque.

Prévenir le chômage et la crise des salaires!

Des mesures avaient certes été prises par le Gouvernement Elyès Fakhfakh, le 14 avril 2020, conformément à la loi n° 2020-19 du 12 avril 2020 l’habilitant à prendre des décrets-lois dans l’objectif de faire face aux répercussions de la propagation de l’épidémie(3).

L’apport de ces mesures est, sans doute, mitigé et a été analysé par nos soins dans de précédents articles publiés sur Leaders(4).

S’agissant de mesures essentiellement provisoires, tous ces décrets-lois ont déjà pris fin et demandent certainement à être relayées par de nouvelles mesures tirant profit des difficultés rencontrées et de prévenir plus durablement celles qui ne manquent pas déjà de peser lourdement sur la vie économique et le sort des entreprises et des travailleurs dans tous les secteurs d’activité. Des mesures devraient être prises à cet égard, en vue notamment de:

Recommandations

R1- Prévenir et encadrer les licenciements de dizaines de milliers de travailleurs nés de l’arrêt des activités d’un nombre important d’entreprises et la crise des salaires en résultant, étant rappelé la difficulté née de l’inexistence, en Tunisie, d’un système d’indemnisation du chômage technique qui reste, en grande partie, tributaire de l’établissement d'un système d'assurance qui, en droit comparé, permet de faire face à la survenance de faits plaçant les salariés dans un état de chômage partiel ou total. Situation critique qui appelle à mettre en place en droit tunisien, dans le cadre d’un nouveau droit du travail à définir(5), un système d'assurance contre le chômage, option qui a été, en tout cas, envisagée dans le nouveau contrat social, signé entre le Gouvernement, l’UTICA et l’UGTT le 14 janvier 2013 et qui devrait, donc, être activement relancée et intégrée dans le système tunisien de protection contre le licenciement ;

R2- Créer, en attendant et en toute urgence, un « Fond spécial d’indemnisation du chômage technique » financé par une dotation spéciale de l’Etat et ouvert à des contributions exceptionnelles et obligatoires de toutes les entreprises, y compris à titre de solidarité les entreprises qui ont été autorisées à poursuivre leurs activités pendant la période du confinement sanitaire et autres restrictions arrêtées par les autorités ;

R3- Adapter l’exécution du travail aux nouvelles données engendrées parles mesures de confinement sanitaire et autres restrictions arrêtées par les pouvoirs publics, en portant redéfinition du système légal de récupération des heures de travail permettant de déroger aux limites fixées par l’article 92 du Code du travail et d’étaler la période de récupération des heures perdues sur une période nettement plus longue, dans les six mois suivant l’interruption du travail , au lieu de la limite actuelle imposant la récupération « dans les deux mois suivant l'interruption du travail » ;

R4- Reconsidérer le système d’attribution des congés payés en permettant de déroger, exceptionnellement, aux limites fixées par l’article 117 du Code du travail, imposant actuellement d’octroyer le congé annuel« …au cours de la période du 1er Juin au 31 octobre de chaque année » et conférer la possibilité à l’employeur d’imposer la prise de congés payés à tous les employés ou à certains d’entre eux au titre de l’année écoulée ou de l’année en cours dans des conditions à convenir en consultation avec les organisations représentatives des employeurs et des salariés.

Donner une base légale au télétravail

Le Code du travail s’avère, une fois de plus, insuffisant quant aux mesures et techniques offertes aux entreprises en vue d’adapter l’exécution du travail aux nouvelles données nées des mesures de confinement sanitaire décrétées par les pouvoirs publics.
Le moyen le plus efficace pour lutter contre la diffusion de l’épidémie de Covid-19 est, à cet égard, de limiter les contacts physiques. Chacun, employeur comme salarié, peut contribuer à lutter contre cette diffusion, en ayant recours, à chaque fois qu'il est possible, au télétravail, qui remet en cause le modèle du travail dépendant et met en lumière la réalité du monde travail contemporain largement affecté par la révolution informatique, « [...] qui fait passer le monde du travail de l’âge de la main-d’œuvre à celui du « cerveau d’œuvre »(6), c’est-à-dire du travailleur « branché » : on n’attend plus qu’il obéisse mécaniquement à des ordres, mais on exige qu’il réalise les objectifs assignés en réagissant en temps réel aux signaux qui lui parviennent.»(7).

Le gouvernement serait inspiré de combler les lacunes du Code du travail et de prendre les mesures suivantes:

R5- Conférer la possibilité à l’employeur d’organiser, avec l’accord du salarié, le travail selon la formule du télétravail.

R6- Aménager des garanties aux termes desquelles le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise.

R7- Mettre à la charge de l’employeur les coûts liés au télétravail (matériels, logiciels, abonnements, communications et outils, ainsi que les coûts liés à la maintenance de ceux-ci)

R8- Assurer la sécurité des télétravailleurs et protéger leur santé physique et mentale, y compris par des mesures de prévention concernant le travail sur écran des télétravailleurs et leur fournir du matériel informatique adapté (équipements bureautiques, logiciels appropriés…).

R9- Prévoir que l’accident qui survient sur le lieu et au temps du télétravail est présumé être un accident de travail.

Redynamiser le dialogue social

Un constat alors s’impose : celui de l’aggravation, toutes ces dernières années, des tensions sociales et de l’incapacité des acteurs sociaux et des mécanismes juridiques à endiguer les conflits sociaux et à infléchir le comportement des acteurs  et l’usage qu’ils font des moyens de lutte et de pression utilisés sur le terrain. La Constitution du 27 Janvier 2014 viendra aggraver cet état des choses, en élevant le droit de grève au rang d’un droit constitutionnel absolu en proclamant, aux termes de  son article 36, que «Le droit syndical est garanti, y compris le droit de grève …».

Mais au-delà des difficultés suscitées par Constitution, c’est à une prise de conscience collective qu’il convient d’aboutir en vue d’introduire une réforme en matière d’endiguement des relations collectives du travail et du dialogue social. Le nouveau contrat social, signé entre le Gouvernement, l’UTICA et l’UGTT, y fait directement référence en comportant, parmi ses cinq principaux axes, un axe intitulé «l’institutionnalisation du dialogue social tripartite». L’institution d’un Conseil national du dialogue social, à la faveur de la loi n° 2017-54 du 24 juillet 2017 et du décret gouvernemental n° 2018- 676 du 7 août 2018, est, à coup sûr, une étape importante dans ce processus.

Notre opinion est, toutefois, que le Conseil national du dialogue social devrait en toute hypothèse rester un haut lieu de concertation, d’analyse et de propositions regroupant le gouvernement et les principales organisations représentatives des travailleurs et d’employeurs, en l’occurrence, l’UGTT et l’UTICA, mais également les autres organisations dotées d’une représentation suffisante dans des conditions à définir,  de façon à conforter le pluralisme syndical.

Recommandations finales

Des réflexions sont, depuis bien des années, menées en vue d’introduire une réforme en matière d’endiguement des relations collectives du travail et du dialogue social.

Notre opinion est qu’une telle réforme doit aller au-delà de la simple institution du Conseil national du dialogue social et qu’elle revête la forme d’une révision substantielle du code du travail comportant, en particulier, les éléments suivants :

R10- Reconsidérer dans le cadre du nouveau code du travail l’ensemble des mécanismes de dialogue social, de manière à refléter les valeurs et principes de la liberté syndicale et du pluralisme syndical enchâssés dans la Constitution du 27 janvier 2014 et dans la loi n° 2017-54 du 24 juillet 2017 portant création du Conseil national du dialogue social et fixant ses attributions et les modalités de son fonctionnement.

R11- Adopter une approche d’ensemble de la négociation collective et des relations professionnelles définissant, avec précision:

Les acteurs du dialogue social aux différents niveaux national, sectoriel et celui de l’entreprise ;

Les différentes étapes de la négociation ;

Les devoirs des parties tout au long du processus de négociation, en établissant un devoir de négociation de bonne foi pendant toutes ses étapes.

R12- Redéfinir le droit de grève et lever les difficultés suscitées par sa consécration, dans des termes absolutistes, par l’article 36 de la Constitution du 27 janvier 2014, en portant notamment :

Réaffirmation du droit des travailleurs de recourir à la grève en vue de la défense de leurs revendications professionnelles et interdiction subséquente d’y porter atteinte par une quelconque sanction disciplinaire ;

Interdiction des grèves illégales y compris notamment la «grève perlée», la «grève de zèle» et la «grève tournante» ;

instauration d’un devoir de paix sociale englobant l’obligation expresse d’épuiser les possibilités de négociation et de dialogue avant de recourir à la grève.

C’est à ce prix que les tunisiens, notamment les plus jeunes d’entre eux, pourront inscrire éternellement la Tunisie dans leur confiance et accueillir chaque 1er mai, la fête du travail, en scandant « le mai le joli mai… »!

Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis

(1) Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948), Convention n° 29 sur le travail forcé (1930), Convention n° 98 sur le droit d'organisation et de négociation collective (1949),  Convention n° 100 sur l'égalité de rémunération (1951), Convention n° 105 sur l'abolition du travail forcé (1957), Convention n° 138 sur l'âge minimum (1973), Convention (n° 182) sur les pires formes de travail des enfants (1999), et Convention n° 111 concernant la discrimination (emploi et profession) (1958).

(2) La Tunisie a, également, ratifié trois (3) des quatre (4) Conventions de gouvernance, dites prioritaires (la  Convention n° 81 sur l'inspection du travail (1947), la Convention (n° 122) sur la politique de l'emploi (1964) et la Convention n° 144 sur les consultations tripartites relatives aux normes internationales du travail (1976)) et 52 Conventions techniques se rapportant à des questions diverses touchant au travail et à la vie des travailleurs.

(3) Cf. notamment:

- le décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-2 du 14 avril 2020 portant suspension exceptionnelle et provisoire de certaines dispositions du Code du travail,
- le décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-3 du 14 avril 2020, portant détermination de mesures sociales exceptionnelles et provisoires pour l’accompagnement de certaines catégories de travailleurs indépendants lésés par les répercussions engendrées par la mise en œuvre des mesures de mise en confinement total pour la prévention de la propagation du Coronavirus Covid-19,
- et le décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-4 du 14 avril 2020, édictant des mesures (ou actions) sociales exceptionnelles et provisoires pour l’accompagnement des entreprises et la protection de leurs salariés lésés par les répercussions de la mise en œuvre des mesures de mise en confinement total pour la prévention de la propagation du Coronavirus
Covid-19.

(4) Cf. nos précédents articles parus sur Leaders :

- « Ce que Elyes Fakhfakh a omis de dire ! », Leaders 14 mars 2020.
- « Covid-19, couvre-feu et contrats de travail », Leaders 18 mars 2020.
- « Faire bloc derrière le gouvernement pour la sauvegarde de l’économie, des entreprises et l’emploi », Leaders 23 mars 2020.
- "دليل معاضدة جهود الدولة في مجابهة وباء الكورونا "كوفيد 19" وانعكاساته على عقود الشغل والعلاقات المهنية: تدابير الحماية والتوصيات"، ليدرز العربية، 25 مارس 2020.
- « Covid-19, confinement général sanitaire et contrats de travail : Analyse de la situation et recommandations », leaders, numéro spécial, avril 2020.

(5) Cf. Hatem Kotrane, Nouveau Droit du travail, édition SIMPACT, Tunis, 2018, paras. 329 et s.).

(6) Michel Volle, « Anatomie de l’entreprise. Pathologies et diagnostic », dans Pierre Musso (sous la dir. de), L’Entreprise contre l’État, Manucius, Paris, 2017 ; Cité par Alain Supiot, article précité.
- Cité par Hatem Kotrane, Nouveau Droit du travail, édition SIMPACT, Tunis, 2018, paras. 32-33, p. 23).

(7) Alain Supiot, « Pour une réforme digne de ce nom- Et si l’on refondait le droit du travail … », Le Monde diplomatique, Octobre 2017, Pages 1, 22 et 23.