News - 25.04.2021

Deux Levantins à Tunis: Farès Chidyaq et Rochaïd Dahdah

Deux Levantins à Tunis: Farès Chidyaq et Rochaïd Dahdah

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Tunisie présentait en quelque sorte deux facettes: la volonté réformiste et son rôle dans le mouvement de renaissance arabe, et les difficultés financières et leur cortège de surendettement, de spoliations et de tripotages de toutes sortes. Venus du Levant, deux personnages dignes d’un roman d’aventures allaient s’inscrire dans l’une et l’autre de ces facettes.

Farès Chidyaq (né Fâris Al Chidyâq, devenu plus tard Ahmed Fâris Al Chidyâq) naquit vers 1804 dans une famille chrétienne maronite d’Achkout (district du Kesrouan) au Mont Liban, alors émirat sous suzeraineté ottomane. Son frère Asaad, s’étant converti au protestantisme à la suite de sa rencontre avec un missionnaire, fut emprisonné sur ordre du patriarche Youssouf Hobeiche dans des conditions épouvantables qui furent la cause de sa mort prématurée en 1830. A la suite de ce drame, Farès, qui allait garder toute sa vie une haine tenace pour le clergé, quitta son pays, se rendit en Egypte où il semble avoir contribué à la rédaction d’Al Waqâ’i al Masriyya, premier journal du monde arabe fondé en 1828 par Méhémet Ali Pacha, et aurait suivi quelques cours à la mosquée-université d’El Azhar. Du Caire, il se rendit à Malte où il fut engagé par l’imprimerie de la mission évangélique américaine et y demeura plusieurs années comme enseignant à l’institut protestant de Saint Julian et traducteur d’ouvrages d’évangélisation à destination du monde arabe. Sans doute est-ce à cette époque qu’il se convertit au protestantisme. Puis il partit pour l’Angleterre où il aurait peut-être obtenu la nationalité britannique. 

De là, il effectua plusieurs séjours à Paris, découvrant des aspects de la vie politique et littéraire française.  Il est possible que ce soit à l’occasion d’un de ses voyages qu’il rencontra  Ahmed Pacha Bey de Tunis, en visite en France en 1846.  Ce que l’on sait avec certitude c’est que Chidyaq, ayant bénéficié d’une aide financière du prince, écrivit un poème à sa gloire. Le caractère quasi sacrilège de ce dithyrambe aurait, dit-on, poussé le prince à donner l’ordre de le dissimuler. Il a été néanmoins traduit en français et publié en 1851 à Paris par l’arabisant Gustave Dugat.  Pour récompenser Chidayq, le bey l’invita à Tunis où, accompagné de sa famille, il séjourna pendant deux mois (fin 1846-début 1847) aux frais de l’Etat. En 1848, il est de retour en Grande-Bretagne et, à l’invitation de l’orientaliste Samuel Lee, participeà Cambridge à la traduction de la Bible en arabe, commandée par la Society for Promoting Christian Knowledge. En 1857, à la demande de l’Etat beylical ou peut-être de sa propre initiative, il effectue un deuxième séjour à Tunis. 

En 1860, toujours présent à Tunis, il crut qu’on lui confierait la responsabilité de l’imprimerie et d’Al Râ’id al Tûnisî, le premier journal tunisien créé cette année-là. Mais finalement, il dut se contenter d’un travail administratif et de rédaction. Il n’est pas impossible qu’il fût une victime collatérale de la compétition entre les consuls européens à Tunis et que, une fois de plus, le représentant de la France prît le dessus. En effet, la création d’une imprimerie gouvernementale à Tunis fut d’abord confiée, selon les termes du décret beylical du 18 juillet 1860, à un homme d’affaires britannique du nom de Richard Holt. Et il n’est pas exclu de penser que le consul d’Angleterre, Richard Wood, lui aussi d’origine levantine, ait recommandé au Bey, Farès Chidyaq, présumé naturalisé britannique, et cherché par là même à renforcer l’influence de son pays dans la Régence.  Son homologue Léon Roches, consul de France, ne resta certainement pas les bras croisés puisque quelque temps plus tard, l’agrément beylical fut retiré à R. Holt.  D’ailleurs, les aspects techniques de l’imprimerie et la formation des typographes avaient été confiés dès 1858-59 à un Français du nom d’Auguste Garbeiron, et en 1860, la rédaction du journal Al Râ’id échut à Pascal-Vincent Carletti (1822-1892). Cet arabisant, connu à Tunis sous le nom de Mansour Carletti, d’origine italienne, semble-t-il, et né à Chypre, s’était établi en France où il avait lancé à Marseille ‘Utârid , un bimensuel arabe qui, faute de moyens financiers, eut une existence éphémère.  Mansour connaissait Chidyaq puisque, selon l’historien Alain Messaoudi, il avait été associé à ce projet.  Autour de l’année 1859, ils sont tous les deux à Tunis, mais Carletti, outre l’appui consulaire, présentait l’avantage de maîtriser tout autant l’arabe que le français. 

Ce qui était un atout considérable car déjà à l’époque, cette langue était l’instrument de l’élite tunisienne pour l’accès à la culture européenne. Cela contribua sans doute à la marginalisation du Levantin.  Dans son travail de rédaction, Mansour était entouré de lettrés tunisiens tels le célèbre poète Mahmoud Qabadou, premier éditorialiste du Râ’id, et Mustafa Lâz Oghlî et son fils Hassan, auteur du premier almanach tunisien.

Toute cette institution était placée sous la présidence du général Husseïn, dignitaire mamelouk, président du Conseil municipal et figure éminente du courant réformiste. Toutefois, Farès Chidyaq continuait de bénéficier des largesses de Sadok Pacha Bey lui-même et de son Premier ministre Mustapha Khaznadar. C’est notamment sur instruction de ce dernier que furent publiés à l’imprimerie tunisienne et aux frais du gouvernement deux ouvrages fondamentaux de Farès : un récit de voyage sur Malte (al Wâsita ilâ  ma’rifati Malta) et un livre sur les sciences et techniques de l’Europe, paru d’abord en feuilleton dans le journal Al Râ’id et intitulé Kachf al mukhaba’ ‘an funûn Urûbba, publié, nous disent les historiens Julie S. Meisami et Paul Starkey, à la demande du Bey. Son fils Salim-Farès  obtint lui aussi aide et assistance du pouvoir beylical puis un poste d’interprète au département des Affaires étrangères jusqu’à son départ pour Constantinople puis l’Angleterre où il publiera un journal en langue arabe. C’est à cette époque, plus précisément en 1860, que Chidyaq se convertit à l’islam et adopte le prénom Ahmed en souvenir de son premier bienfaiteur Ahmed Pacha. En 1861, il se fixe à Constantinople où, avec l’appui du gouvernement impérial mais aussi du Bey de Tunis et du Khédive, il fonde le journal Al Jawâ’ib, avec pour programme défendre la cause ottomane et faire connaître les réformes en Turquie mais aussi en Egypte et en Tunisie.

Il meurt à Constantinople en septembre 1887, laissant une œuvre marquante qui s’inscrit tout à fait dans l’esprit de la renaissance intellectuelle arabe du XIXe siècle.  Elle répondait à l’attente du milieu réformiste tunisien conduit par le dignitaire politique Khérédine mais aussi des oulémas comme Salem Bouhageb, Bayram V, Ahmed El Ouarttani et Mohamed Senoussi. A son tour, il rendit hommage à la Tunisie et contribua à faire connaître ses efforts réformistes à une opinion orientale cantonnée jusque-là dans une ignorance assez dédaigneuse des choses du Maghreb. Al Sâq‘ala al sâq fîmâ huwa al Fâriyâq, son ouvrage majeur publié à Paris en 1855, à la fois autobiographie masquée (le héros qu’il nomme Al Fâriyâq est en fait une contraction de [Fâr]is et Chid[iyâq]), et récit de voyage et d’aventures rocambolesques, est considéré par les historiens comme la première prose moderne en langue arabe.
Grammairien et lexicographe, Chidyaq milita pour la modernisation de l’arabe et, comme tous les intellectuels du mouvement de la Nahdha du XIXe siècle, défendit la capacité de cette langue à se renouveler pour répondre aux défis du modernisme dans la pensée, les sciences et les techniques. Après avoir vécu en Egypte, à Malte, en Grande-Bretagne, en France, en Tunisie et en Turquie, changé deux fois de religion et bien connu la civilisation européenne, il revint finalement dans le giron ottoman et resta fidèle à son arabité, à la différence de son compatriote Rochaïd Dahdah qui choisira définitivement la France.

Rochaïd Dahdah (né Ruchayd Al Dahdâh, connu aussi sous le nom de Rochaïd-Joseph Dahdah) naquit vers 1814 dans une famille maronite d’Aramoun, village du même district  que le Achkout de Chidyaq au Mont Liban. Il quitta sa patrie, très probablement à la suite de la révolte paysanne de1858, et se réfugia en France où il se fit négociant. En 1859, paraissait le premier journal parisien de langue arabe, Birjîs Bâris (l’Aigle de Paris) « qui avait d’abord, souligne l’historienne Ophélie Arrouès-Ben Selma, vocation à diffuser le message civilisateur de la France et, à partir de 1860, la défense des chrétiens d’Orient contre l’Empire ottoman ». Son fondateur, l’abbé François Bourgade, missionnaire rentré depuis peu de Tunis où il avait créé un hôpital, une école chrétienne et même une imprimerie, fit appel à des rédacteurs arabophones, le Tunisien Slimane Al Harâïrî et Rochaïd Dahdah. C’est ce même François Bourgade qui très probablement avait recommandé ce dernier à ses amis de Tunis ; de sorte que Rochaïd, arrivé dans la Régence au début de l’année 1863, fut rapidement intégré dans l’administration beylicale où il réussit à gagner la confiance du Premier ministre Mustapha Khaznadar. L’Etat, en proie à des difficultés financières énormes, cherchait alors désespérément à emprunter auprès des banquiers d’Europe.

Dahdah proposa au gouvernement ses services comme intermédiaire. Multipliant les allers et retours entre Paris et Tunis, il réussit à constituer un réseau influent et fit la preuve de son efficacité en obtenant pour l’Etat tunisien des crédits, des rachats d’obligations (on dirait aujourd’hui des fonds vautours) ou des reports d’échéance de paiement.  Il n’oubliait toutefois pas ses intérêts et se retrouva souvent dans des syndicats de banquiers qui prêtaient au bey «au nom duquel, s’offusque Jean Ganiage, Dahdah empruntait ! » A l’origine intermédiaire censé défendre les intérêts de l’Etat beylical, il finit donc par passer du côté des financiers prêteurs, notamment Fréderic Emile Erlanger (père du baron Rodolphe, bien connu des Tunisiens), banquier originaire de Francfort et installé à Paris et le Comptoir d’Escompte (ancêtre de l’actuelle BNP Paribas).

En 1868, il détenait, en compagnie de ces banquiers, la plus grande partie des obligations tunisiennes. Il n’oubliait pas de rendre service à son mandant, le Premier ministre Mustapha Khaznadar. J.Ganiage nous apprend ainsi qu’une association avait été constituée en 1865 par le vizir et Erlanger avec Rochaïd comme «contrôleur». Toutefois, les compromissions politiques n’étaient pas l’exclusivité de Tunis.  C’est ainsi qu’existait à Paris une «coterie tunisienne » du Quai d’Orsay; et il n’est pas jusqu’au ministre des Affaires étrangères  Edouard Drouyn de Lhuys, réputé inflexible, qui ne se soit compromis avec Dahdah et Erlanger. Le prince Napoléon, cousin de l’Empereur, aurait été mêlé lui aussi, selon certaines dépêches consulaires, à des affaires financières relatives à la Régence de Tunis.

Homme d’affaires aux redoutables talents, Dahdah fit tant et si bien qu’en 1868 il détenait, en compagnie de deux financiers, la plus grande partie des obligations tunisiennes. Pour couronner le tout, lors de la chute du vizir Khaznadar, survenue en octobre 1873, Rochaïd Dahdah et ses associés Haï Sebag et un Lumbroso s’approprièrent sa fortune mobilière dont ils étaient censés avoir la garde à l’étranger. Devenu Français dès août 1863, Rochaïd, véritable personnage balzacien, souhaitait réussir son intégration définitive à la haute société parisienne. Il y réussit en obtenant, par le truchement de son frère archevêque de Damas, le titre pontifical de comte par Pie IX, puis en mariant ses enfants au sein de l’aristocratie, et enfin en investissant une grande partie de sa fortune dans l’urbanisation et l’aménagement de Dinard sur la côte bretonne, dont il fit une station balnéaire courue. Toutefois, l’homme n’était pas intéressé que par les affaires. Nous avons vu qu’il avait été journaliste au Birjîs Bârîs.  Il fut aussi l’auteur d’ouvrages littéraires en arabe et le possesseur d’une riche collection de manuscrits précieux; passion qui était comme un témoignage de reconnaissance à son Orient natal et à la civilisation arabe. Par contre, il ne fit rien pour la malheureuse Tunisie à laquelle pourtant il devait sa réussite. Il mourut à Paris en mai 1889.

Ainsi, Chidyaq et Dahdah peuvent-ils être considérés comme des personnages emblématiques d’une époque durant laquelle la Régence de Tunis, comme l’ensemble du monde arabo-musulman, cherchait à comprendre la modernité et à l’adopter, en même temps qu’elle se débattait dans une crise financière galopante qui aggravait sa dépendance à l’égard des capitaux étrangers et mettait sa souveraineté à la merci des puissances européennes. Ahmed Farès Chidyaq avait le profil du lettré, certes aventurier cosmopolite mais conscient de l’urgence d’un renouveau de la culture arabe, il œuvra dans ce sens, comme écrivain et comme directeur de journal.  A Tunis puis à Istanbul, il ne ménagea pas ses efforts pour contribuer à l’émergence d’un esprit moderniste. Rochaïd-Joseph Dahdah, ayant quitté lui aussi son pays natal, alla tenter sa chance en France puis à Tunis où il gagna la confiance du gouvernement puis de nouveau à Paris où il fit fortune grâce à son rôle de première importance dans les affaires financières dans lesquelles était empêtré l’Etat beylical.  En tout état de cause, lorsque l’un et l’autre moururent, la Tunisie, à laquelle leur destin avait été lié, était tombée sous la domination de la France.

Dans les premières années du protectorat, une autre page des relations entre Tunis et le Levant s’ouvrit. Selon des itinéraires certes moins romanesques mais utiles à l’administration, d’autres Syro-Libanais de confession maronite arrivèrent à Tunis, en qualité de fonctionnaires interprètes pour la plupart. Au sein de cette petite communauté, on relève les noms de Noomân et Hassan Khoury, Farajallah Kamîd et surtout de Daoud Ammoun (1867-1922), homme politique, juriste et poète qui allait présider plus tard la délégation libanaise à la Conférence de la paix et, de 1920 à 1922, la première Assemblée du Liban.  Comme à travers l’exemple de l’épisode tunisois de Chidyaq, le séjour de ces Libanais contribua à entretenir les liens entre les élites tunisiennes et du Proche-Orient. En raison essentiellement des circonstances défavorables et souvent tragiques qui n’ont cessé de marquer le monde arabe contemporain, ces liens ne furent malheureusement pas exploités au profit d’un mouvement intellectuel transversal qui aurait été d’un grand profit pour l’essor d’une pensée novatrice commune au Machrek et au Maghreb.

Mohamed-El Aziz Ben Achour