La révolution tunisienne : la trahison de la "nouvelle classe"
Par Hédi Béhi - Rarement les révolutions démarrent sous des auspices aussi favorables : sans coup férir, le pouvoir a changé de main en quelques jours. Le régime qui terrorisait les Tunisiens, il y a peu, s'est avéré un tigre en papier. le pouvoir n’était pas à prendre, mais à ramasser. Il a suffi d’une marche sur l’avenue Bourguiba à Tunis pour que le régime succombe. Quant au président déchu, il a préféré prendre la poudre d’escampette sans se faire prier.
«Ce n’est pas pour vous impressionner, mais je suis Tunisien», «Tunisiens, restez debout, le monde est fier de vous». Ces deux graffitis qui ont fait florès aux premiers jours de la révolution en disent mieux que tous les discours sur l’état d’esprit qui animait les Tunisiens au lendemain de cette révolution: une fierté indicible. Comment ne pas l’être quand on a réussi la prouesse de mettre à bas une dictature aussi facilement et, partant, montré que notre pays pouvait lui aussi non seulement «entrer en révolution», mais aussi être l’élément détonateur du printemps arabe. Moqués pour leur pacifisme qui confinait à la pusillanimité, les Tunisiens tenaient enfin leur revanche avec cette révolution.
Pourtant, cette révolution qui avait suscité l'admiration du monde entier a très vite échoué avant de sombrer corps et âme dans la mer de nos illusions. Chassez le naturel, il revient au galop. A peine les lampions se sont-ils éteints que les mauvaises habitudes ont refait surface : la corruption, la concussion, les passe-droit, le népotisme, le tribalisme, la course aux places. Exit, les beaux principes, la dignité, l'égalité, le patriotisme et autres balivernes.
Du coup, la prophétie du doyen Charles Debbasch se vérifie: «Les mouvements de protestation des jeunes engagés sous les bannières de la défense des libertés étaient avant tout l’expression d’une volonté de chasser ceux qui sont au pouvoir pour prendre leur place». Les besoins triviaux ne tarderont pas à prendre le pas sur les promesses électorales, les indemnités parlementaires, les missions à l'étranger, l'immunité parlementaire, le passeport diplomatique. Le Tunisien en est d'autant plus friand que ses compatriotes en sont privés. Entretemps. Le pays s'en est allé à vau-l’eau. Au fur et à mesure que le temps passait, les gens montraient des signes d’impatience. La démocratie était là, mais la mal vie aussi. Pendant cette décennie, rien ne nous sera épargné, ni les disputes de chiffonniers dans l'enceinte de l'assemblée, ni les caprices de la nouvelle nomenklatura,ni le bras de fer entre Carthage et et la Kasbah, ni la cupidité des nouveaux riches, ni même même les députées d'Ennahdha qui manifestaient leur joie après le rejet du projet de loi sur l'égalité dans l'héritage homme/femme.
On repense au philosophe et économiste anglais du XIXe siècle Stuart Mill : «Il y a des peuples où la passion de gouverner autrui surpasse tellement le désir de l’indépendance personnelle que les hommes sacrifieront volontiers la substance de la liberté à la simple apparence du pouvoir».
Comme quoi, on ne peut rien contre la nature humaine. L’attachement au pouvoir, c’est aussi la chose la mieux partagée dans la Tunisie post-révolution. Elle finira par en mourir.
Hédi Béhi