Dans sa lettre de l'autre rive à Hannah Arendt : Le J’accuse de Sophie Bessis
Par Samia Kassab-Charfi - La deuxième de couverture de "Je Vous écris d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt" (Elyzad, 2021) spécifie : «Sophie Bessis est historienne». Or, en lisant cette Lettre où sont réexaminés les enjeux actuels qui mettent aux prises Israël et monde arabe, Europe et Méditerranée du Sud, Orient et Occident, on s’aperçoit que ce qui se déploie dans cet éblouissant face-à-face fictionnel est bien plus qu’une performance d’historienne. Assurément, la politologue experte des relations Nord-Sud, qui «scrute l’histoire de l’Occident afin de travailler à son décentrement et de contribuer ainsi à mettre fin à son hégémonie, donc à celle de son modèle», l’analyste intransigeante des paradoxes occidentaux et orientaux, spécialiste de la condition féminine dans le monde arabe, celle que l’on connait pour son intégrité intellectuelle et son incorruptibilité politique, se révèle aussi être très fine psychologue dans ce petit livre qui fera date.
Elle nous livre simultanément beaucoup d’elle-même dans cette Lettre : son intime conviction, les leçons personnelles qu’elle a pu tirer de l’avancement de l’Histoire et des processus démocratiques, et le sentiment irréductible d’une appartenance librement choisie – d’être Tunisienne, de résumer tant de mélanges méditerranéens en soi : «Dans les marmites de la mère de ma mère se rencontraient toutes les cuisines de ce que vous appelez l’Orient, et toutes ses langues se partageaient sa bouche». Et au-delà du récit sobre et ramassé de l’affermissement de ses choix existentiels – et non platement identitaires –, ce qui frappe est l’intraitable lucidité qui éclaire les différentes charges de ce réquisitoire dressé à l’endroit de ceux qui ont évacué, de leur construction nationaliste singulière – de part et d’autre, nationalisme arabe et nationalisme israélien – la composante de l’altérité, si essentielle pour qui n’ignore pas la profondeur historique des lieux et le caractère composite des identités qui leur sont associées. Ces deux nationalismes, qui «portent en eux à un degré incandescent tous les maux de l’enfermement sur soi et du refus de vivre avec l’Autre» et que Sophie Bessis renvoie dos à dos.
«Vous niez notre existence»…
Pourquoi Hannah Arendt? «Icône de la critique du totalitarisme», cette Juive allemande, appartenant à la catégorie des «intellectuel juifs assimilés», a consacré son existence à démonter les mécanismes du fascisme au XXème siècle. Toutefois, et en dépit de sa clairvoyance, de sa perspicacité analytique et de cette liberté que S. Bessis aime en elle, Hannah Arendt a ratifié, en l’endossant elle-même, le réflexe d’évacuation des Juifs orientaux de la scène historique dont elle retrace les grands moments. Car Hannah Arendt, cette «Européenne incurable» que Sophie Bessis prend «en flagrant délit de sentiment de supériorité qui est la marque de cette européanité dont vous n’avez cessé de vous réclamer» est en effet affligée d’une «ignorance programmée du judaïsme arabe». La polémique est lancée, complexe, douloureuse, inévitable aujourd’hui. Le grief est frontalement formulé : «Vous êtes, vous, si européenne […] que vous n’avez jamais entendu parler de nous. Pire, vous niez notre existence.» Le raisonnement, lui, est imparable, qui fait requestionner l’historienne : «On est en droit de vous demander : alors pourquoi l’installation en Palestine ? Pourquoi ce "retour" sur une terre non européenne qui, si l’on suit votre argument, n’a pas de raison d’être la patrie d’un peuple européen?» Cette logique réquisitoriale a pour point d’orgue l’innocente évocation d’une possibilité … historique : «Et si, au début, c’était l’Europe qui avait appartenu à cette mer emblématique dont tout ce qui l’a faite lui vient?». Sujet majeur, cette évacuation se trouve interrogée tant dans ses fondements, plus ou moins refoulés, que dans les affligeantes conséquences qu’elle a eues sur la mise en œuvre concrète d’un projet identitaire israélien d’où la part orientale est bannie, comme une tare que l’on veut cacher. Comme un parent pauvre un peu déshonorant, qui corromprait le rêve d’homogénéité raciale dont se bercent les nationalistes. Or il se trouve que «ce déni de l’histoire de l’autre» est hélas réciproque: cette gangrène est l’héritage malheureux des deux parties engagées dans la tragédie du Proche-Orient.
C’est donc aux origines du désastreux paradoxe que constitue cette posture discriminante que remonte Sophie Bessis, rappelant à l’occasion les circonstances du transfert des populations juives du Maghreb, du Yémen, d’Irak. L’analyse magistrale de l’opportuniste recrutement de ces «foules hagardes encombrées de pauvres ballots» par l’Agence juive, afin de fournir le nouveau pays en «prolétaires», est édifiante : «À leur arrivée sur cette terre que les vôtres, les juifs européens, les Ashkénazes comme on les appelle, gouvernaient sans partage, ces Yéménites, ces Tunisiens, ces Marocains, furent désinfectés, passés au DDT. Ils étaient sales, comprenez-vous, vu d’où ils venaient. Ils étaient une masse inculte puisqu’elle était orientale, qu’il convenait de civiliser après l’avoir nettoyée.» Considérés en marge du «bon» judaïsme, les Juifs d’Orient se retrouveront paradoxalement – ou plutôt naturellement, en riposte à cet ostracisme ethnique – parmi les plus ardents partisans du nationalisme israélien, se retournant ainsi contre la condescendance des Juifs européens socialistes dominants en Israël. Le procès n’est donc pas seulement d’une Europe qui s’est volontiers compromise en s’empressant de souscrire – comme en réparation du scandale des camps de la mort – à cette forme de mise à l’écart de la composante orientale des Juifs – mise à l’écart qui perdure d’ailleurs aujourd’hui dans le choix des voix qui, en France, ont le privilège quasi exclusif d’avoir voix au chapitre médiatique sur la question israélienne. Sophie Bessis reconnait en Hannah Arendt l’exilée, saluant l’acuité de sa conscience politique et ses étonnantes presciences: «Très tôt, vous avez pressenti où allait mener, en ce début du XXIème siècle, le tragique dévoiement d’un nationalisme juif fondé sur une prémisse fausse légitimée par l’absolu du crime des autres ».
Appuyant l’antisionisme d’Hannah Arendt, qui lui valut bien des inimitiés, elle qui traite Begin de «fasciste en décembre 1948 après le massacre de Deir Yassine», Sophie Bessis déconstruit l’imagerie des pionniers juifs en Palestine, ébréchant au passage le mythe de la Terre promise. Rappelant que le sionisme est à l’origine le projet de Juifs européens assimilés, forts d’un complexe de supériorité par rapport aux Juifs d’Orient, elle entreprend aussi de raconter à H. Arendt «l’Israël d’aujourd’hui, qui ressemble en tous points au cauchemar que vous redoutiez », en vertu de cette pathétique loi de renversement, nommée naguère par Leibowitz qui la pressentit aussi, selon laquelle «le persécuté peut se muer en persécuteur ». Le repoussoir que constitue «l’obsession coloniale d’un État israélien qui est le signe de sa faillite et de son obsolescence» est en effet aux antipodes de la pensée éthique d’une Sophie Bessis forte du rêve «juifarabe» et d’un «pluriel interne» qui assure la cohérence de son être profond – «Quant à moi, je crois être en paix car les parties de moi-même [arabe et juive] ne se font pas la guerre ».
Pétrie de culture communiste, Sophie Bessis revient à la faveur de cette Lettre à Hannah Arendt sur sa propre trajectoire, ses origines et son rapport à la Tunisie – «Mon pays […] fait partie de ce vaste monde que l’on appelle arabe où ont vécu pendant des siècles mes ancêtres ». Elle évoque l’inébranlable tradition de laïcité consubstantielle à sa famille, d’où l’historienne puise la clairvoyance de ses analyses des extrémismes, des absolutismes identitaires. Elle mesure au passage ce dont elle a été épargnée relativement à Hannah Arendt : «J’ai eu la chance de vivre sans la guerre », et nomme leur commune méfiance des étiquettes réductrices: «Car vous êtes de ces juifs qui ont cheminé dans le siècle contre l’injonction identitaire». Et tandis qu’aujourd’hui la pandémie enserre les populations dans des réclusions qui démultiplient la mesure de la solitude, c’est une autre détresse que pointe S. Bessis, se remémorant cette sentence de Claude Lévi-Strauss : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puisse affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul». Et elle ajoute : «Depuis trop longtemps, les Arabes veulent être seuls ». Comment ne pas lire ici le regret de l’invisibilisation de cet Autre inconcevable, que l’on ne conçoit pas d’imaginer avec soi, auprès de soi, selon cette hospitalité essentielle chère à Abdelkébir Khatibi ?
«Nous avons définitivement mal à l’Autre»
«Nous avons définitivement mal à l’Autre », constate Sophie Bessis. Au fil des doléances adressées à un Occident aveuglé par la déformation de l’image de l’Oriental, c’est un procès aux logiques capitalistes et à la mondialisation qui est entrepris, mondialisation dont le pire facteur de rassemblement est de nous faire consommer et consommer encore, en une voracité infiniment reconduite. Rappelant que le refus de l’Autre, le «rejet du différent», a été défini par H. Arendt comme l’«un des pivots du totalitarisme », Sophie Bessis en vient à cette observation subtile selon laquelle «l’Autre, pourtant, n’est pas uniquement à côté ou en face, il est en nous. Il nous faut le reconnaître et c’est de cela que je souhaite vous entretenir». Cet Autre, c’est la part orientale du Juif. Sa part arabe, en quelque sorte. S. Bessis explique que cette aliénation ne prendra fin que si «la population juive [d’Israël] retrouve sa part orientale», parce que «nul ne peut régner durablement en étranger»: «Il faut ressembler au moins un peu à ses voisins pour vivre auprès d’eux. Et pas seulement en mangeant du houmous et des poivrons frits, seule part d’Orient que les descendants de l’Europe se sont octroyée, la réduisant à un folklore. Cette part est pourtant écrite au calame dans l’Histoire. Mais vous, Européens, avez voulu l’oublier».
En lisant ces lignes, je comprends mieux le besoin de plus en plus visible et émergent de jeunes formant la 3ème génération de Juifs tunisiens exilés en France, de retrouver les musiques traditionnelles tunisiennes, ou encore la tradition culinaire tunisienne, saisis du désir légitime de savoir tout simplement d’où ils viennent. En pointant l’« amnésie volontaire» – ce qu’on appellerait en tunisien «sortir de son enveloppe» –, en rappelant la dette orientale de l’Europe, Sophie Bessis est fidèle à cette vision inclusive que l’histoire objective de la Méditerranée lui inspire. Et si son histoire personnelle agit pleinement dans la représentation de cet idéal, c’est parce que comme l’écrit Edgard Morin dans La Méthode en 1980, «la recherche de l’objectivité comporte non l’annulation de la subjectivité, mais le plein emploi de la subjectivité».
Mais les péchés d’orgueil identitaires sont de tous les absolutismes nationalistes. La critique du rêve de pureté du nationalisme arabe ne se fait pas attendre: «le nationalisme arabe s’est donné pour but de créer des peuples homogènes, débarrassés des "autres" qui attentaient à leur intégrité. Les indépendances ont fait à ce titre office de grandes lessiveuses». Sophie Bessis dénonce les «politiques de discrimination ouvertes ou masquées». Cette Tunisoise dont la mère est native de Gabès, qui n’a pas perdu son Orient et a l’âpreté intransigeante de ceux qui refusent «toutes les prisons identitaires», rappelle le cosmopolitisme qui existait autrefois en Tunisie, où tant d’ethnies, de nationalités, cohabitaient. «Les nationalismes ont tué cette diversité», conclut-elle très justement. Or ne voilà-t-il pas que l’État sioniste «est venu se ficher au cœur du Proche-Orient, comme une écharde, un corps étranger». Dès lors, l’antisionisme arabe se diagnostique davantage comme une «blessure narcissique» que comme une «posture politique» à l’égard de cette «provocation» qu’est Israël. Pour autant, la nostalgie du Juif est là: «vous ne pouvez imaginer», écrit S. Bessis à H. Arendt, «la quantité de films produits ces dernières décennies en Égypte, au Maroc, en Tunisie, par des Irakiens aussi, sur la présence passée des juifs dans ces pays, avec une question lancinante: "Pourquoi sont-ils partis, nous laissant à nous-mêmes, privés de notre altérité?». Il restera à «transformer ce passé en avenir», à «nourrir des possibles pour demain». «Jamais, depuis plus d’un siècle, les Arabes ne se sont posés autant de questions sur ce qu’ils sont».
On se réjouit infiniment de lire ce constat tandis que sous d’autres cieux, l’Arabe est souvent assimilé par l’imagerie médiatique au parent plus ou moins direct, sinon à un membre d’une association de terroristes… En imaginant une conversation avec Hannah Arendt, en saluant son intelligence mais aussi en la prenant à partie et en lui objectant des arguments irréfutables, Sophie Bessis met en garde contre l’hubris, la démesure politique qui prétend «construire une nation ethniquement pure» et exacerbe «le désir obsessionnel de créer de la race où il n’y en a pas»– «on peut se demander au passage en quoi consiste l’ethnie juive, de l’Allemande que vous êtes à la Tunisienne que je suis». Pour s’ouvrir à «l’accueil du différent», il convient de part et d’autre de voir les choses telles qu’elles sont – «ce n’est pas en Orient que les Juifs ont été gazés»– et de refuser que «l’Autre avec lequel il faudrait vivre» soit «transmué en ennemi absolu». D’un bout à l’autre de cette Lettre, une incessante vigilance sous-tend les phrases, les attestations, les témoignages historiques, alertant contre l’alliance contre-nature des «extrêmes-droites européennes» et du «nationalisme israélien», dénonçant aussi «la haine des musulmans». Le procès de l’idéologie coloniale d’Israël lui fait tout simplement décider : «Je vous ai dit d’où je viens. J’ai choisi d’y rester». Les seules vraies préconisations sont alors celles-ci : «Reconstruire des liens fait partie de toutes les solutions. Libérer le politique des passions identitaires en est un préalable». Quoiqu’il en soit, pour les deux parties, «l’enjeu reste le même: accepter l’Autre, vivre avec lui ou mourir de mille manières de notre refus».
Samia Kassab-Charfi