News - 15.04.2021

Hakim Ben Hammouda - Tunisie: Des dangers de la précipitation dans les réformes

Hakim Ben Hammouda  - Tunisie: Des dangers de la précipitation dans les réformes

La question des réformes est apparue après plusieurs mois de travail dans l’agenda du gouvernement, pour devenir l’une des priorités de l’action gouvernementale au cours des derniers jours. Ainsi, les réunions, les annonces et les accords avec les grandes organisations nationales se sont multipliés avec l’engagement d’entamer et d’accélérer le mouvement des réformes économiques restées jusque-là lettres mortes en dépit des engagements pris par tous les gouvernements. En même temps, cette question est devenue centrale dans le discours officiel.

Cet intérêt récent des autorités officielles à la question des réformes économiques trouve son explication dans deux éléments essentiels. Le premier concerne l’aggravation de la crise économique et surtout financière de l’Etat au cours des derniers mois, et surtout des dernières semaines. Cette dérive sans précédent des grands équilibres financiers a poussé les responsables à sortir du déni pour reconnaitre officiellement la gravité de la situation économique et financière. Cette reconnaissance s’est accompagnée de la conviction que les recettes appliquées pour boucler le budget de 2020 avec un recours important au financement direct du budget par la banque centrale seront difficilement reproductible.

Le second élément qui explique l’urgence des réformes dans les priorités gouvernementales est lié aux conditionnalités mises en avant par les grandes institutions internationales, et particulièrement le FMI, pour finaliser un nouvel accord de coopération avec notre pays. Ainsi, le FMI et toutes les autres institutions financières internationales, dont la Banque mondiale, ont mis l’accent lors de leurs dernières visites et leurs rencontres avec nos responsables gouvernementaux ainsi que dans leur déclaration, que l’accélération des réformes économiques et leur mise en œuvre constituent des préalables à tout accord avec notre pays. Faut-il rappeler à ce propos que l’appui des institutions internationales est une condition essentielle pour réduire le poids et l’ampleur de la crise des finances publiques?

Ainsi, ces besoins et les défis sans précédent que notre pays est en train de traverser sont à l’origine de cet intérêt pour les réformes économiques et le haut degré de priorité que le gouvernement leur a accordé au cours des dernières semaines.

Certes, cet intérêt est non seulement louable mais nécessaire compte-tenu du retard que nous avons enregistré dans la mise en place de réformes nécessaires pour favoriser la transition vers un nouveau modèle de développement. Mais, notre inquiétude est que cette accélération se transforme en précipitation qui ne favorise pas la définition d’un programme réaliste et clair capable de nous aider à affronter la crise sans précédent que nous traversons. Car, faut-il le préciser, un programme de réformes exige une vision claire capable de lui donner la direction nécessaire afin que nous puissions le mener à son terme.

La question qui se pose est de savoir quels sont les conditions préalables à la réussite d’un programme de réformes et de sa capacité à opérer les changements nécessaires à la réussite de notre transition économique ?

De notre point de vue la réussite d’un programme de réforme dépend largement de la réunion de quatre conditions essentielles: la vision, la stratégie, les politiques et la participation. Avons-nous réuni ces conditions pour donner à nos réformes les chances de réussite?

La vision et les priorités

Avant d’entamer un programme de réformes, les gouvernements doivent procéder à une lecture précise des défis qui se dressent devant la marche de l’économie. Cette lecture et l’analyse critique des enjeux économiques et financiers permettront aux gouvernements de définir la vision qui doit porter et conduire le projet de réformes et décider des priorités par conséquent de son action économique. Car faut-il le rappeler la dynamique des réformes n’est pas un processus technique qui passe par la définition de quelques recettes aussi pertinentes soient-elles. Au contraire, la dynamique des réformes est un processus éminemment politique qui exige la définition d’une vision et d’un projet clairs.

Si nous prenons la situation de la Tunisie aujourd’hui à titre d’exemple, la crise économique que nous traversons est complexe et difficile. Cette crise prend des expressions diverses qui demande des réponses et politiques différentes, et qui peuvent parfois être contradictoires.

On peut à titre d’exemple évoquer le recul de la croissance et la profonde récession que nous traversons et que nous n’avons jamais connu par le passé. En même temps, les finances publiques ont connu une dérive sans précédent qui met le pays aux portes du défaut de paiement. Cette crise des finances publiques a été à l’origine d’une montée dangereuse de l’endettement public.

Parallèlement à ces défis économiques, il faut également mentionner les conséquences sanitaires, économiques et sociales de la pandémie. La pandémie du Covid-19 a exercé une pression forte sur notre système de santé ce qui exigera d’importants moyens pour le mettre à niveau et le renforcer. En même temps, nos entreprises ont connu un recul dangereux de leurs activités ce qui a eu une influence sans précédent sur leurs équilibres financiers et a mis un grand nombre d’entre-elles au bord de la cessation d’activités. Il faut également mentionner les effets sociaux de la pandémie avec l’accroissement de la marginalité sociale et des inégalités.

La lecture de ces défis de manière précise et sérieuse nous permettra de définir une vision et quelques priorités stratégiques pour le programme de réformes. Cette vision définit le cadre général de l’action économique du gouvernement, son contenu et ses frontières. Elle permet également aux institutions de l’Etat d’esquiver les questions qui ne font pas partie des priorités de son action. La définition d’une vision claire est importante également dans la mesure où elle permet à l’Etat national de défendre la souveraineté de son action économique dans un contexte marqué par les pressions internes et internationales particulièrement celles des institutions internationales.

La vision doit s’inscrire dans un projet stratégique de long terme. Mais, en l’absence de ce projet, notre pays doit définir une vision de moyen terme sur trois ans et définir les moyens à mettre en œuvre pour protéger la société et sauver l’économie ainsi que les priorités pour son action économique.

Le grand projet qui doit unir les tunisiens au cours des prochaines années concerne le sauvetage de la société et de notre économie de l’impact de la pandémie et de ses conséquences sans précédent sur notre pays. Les institutions de l’Etat doivent traduire ce grand projet en une vision et dans des priorités politiques, économiques et sociales qui prennent en considération les défis que nous rencontrons ainsi que la spécificité de ce moment historique entamé avec les révolutions arabes et les grandes transitions en cours dans notre pays.

En l’absence de cette vision claire et ambitieuse, l’accélération des réformes se transforme en une précipitation sans boussole et incapable d’ouvrir de nouvelles perspectives pour un salut collectif de notre pays.   

Le programme et la méthode

La vision et le projet collectif sont nécessaires à la définition d’un programme de réformes et à sa réussite. Mais, ce projet demeure théorique et difficile à mettre en place s’il n’est pas traduit dans une stratégie claire et pragmatique qui donnera aux politiques publiques la cohérence nécessaire à leurs efficacités.

Les stratégies donnent aux politiques leurs orientations et définissent les grands choix des stratégies de développement. A ce niveau on peut évoquer les stratégies conservatrices qui cherchent dans les grandes crises à diminuer les risques et à limiter les dangers en essayant de défendre les grands équilibres des systèmes économiques. Pour ces stratégies, les crises ne sont pas des moments pour prendre de grands risques ou d’entamer de nouvelles aventures. Il faut essayer par conséquent de limiter les dégâts et les dangers.

On peut également mentionner d’autres stratégies guidées par l’ambition et l’expansionnisme. Il s’agit de stratégies actives qui font des grandes crises le moment pour entamer de nouvelles aventures et de nouveaux départs. Le salut dans ces stratégies ne vient pas de la défense de l’ancien et de son maintien, mais en saisissant les nouvelles opportunités ouvertes par les moments de transition créés par les grandes crises.

Le choix des stratégies et des grandes orientations dépendra de deux éléments importants. Le premier est objectif et dépendra de l’ampleur des défis que nous traversons et des pressions auxquelles nous faisons face et qui peuvent obliger les institutions de l’Etat parfois à opérer des choix contre leur volonté.

Le second élément qui intervient dans le choix de l’orientation d’une stratégie est plutôt d’ordre subjectif et dépend des convictions politiques et économiques des plus hauts responsables de l’Etat. Ainsi, les partis et les acteurs politiques conservateurs vont avoir une préférence pour les politiques et les stratégies conservatrices et auront de l’appréhension à suivre des stratégies qu’ils considèrent aventurières et aux résultats incertains. Par contre les partis et les acteurs politiques plus progressistes vont s’éloigner du conservatisme et chercheront dans la mesure du possible des stratégies ambitieuses et résolument tournées vers la préparation des grandes mutations du futur.

Ces stratégies vont constituer le point de départ des grands choix de politiques publiques des gouvernements et des Etats. Les stratégies conservatrices vont conduire dans la plupart des cas à des politiques d’austérité pour défendre les grands équilibres et défendre la communauté face aux tumultes des vagues. Mais, les stratégies ambitieuses vont conduire à des politiques expansionnistes et actives pour parier sur l’avenir.

Ces stratégies vont conduire à la définition des grandes politiques publiques. 

Les politiques et les études

La définition des visions et des grandes stratégies qui restent de grands choix politiques va conduire à des dimensions beaucoup plus techniques qui concernent les politiques et les réponses pratiques pour répondre aux grands défis du développement et des crises.

Les institutions de l’Etat, ses experts ainsi que les think tanks et la communauté scientifique au sens large vont se charger de la définition des politiques publiques. Ils peuvent également et compte-tenu de la diversité des points de vues, présenter des options différentes pour le même défi.

Ces institutions ne vont pas s’arrêter à la définition des grandes options de politique publique mais vont également effectuer les études pour mesurer leur impact afin d’éclairer les prises de décision des responsables politiques sur les meilleurs choix pour faire face aux contraintes.

Cet important travail préparatoire de définition des visions, des stratégies et des politiques va conduire à l’étape essentielle dans la définition d’un programme de réformes qui concerne les discussions et les négociations avec les partenaires économiques et sociaux. 

La participation et les négociations

Les négociations et les échanges avec les partenaires est une étape essentielle et cruciale dans la réussite de tout projet de réforme. La réussite de cette étape va dépendre de deux éléments essentiels. Le premier concerne le degré de préparation du gouvernement notamment le niveau d’avancement de sa vision, de ses stratégies ainsi que des priorités politiques et des études d’impact. Il est important de souligner à ce propos que nous faisons fausse route si nous nous pensons que les solutions vont émerger des négociations et des discussions. Au contraire, je pense qu’entamer cette phase de négociation sans visions et options claires peut conduire à l’échec du dialogue et son incapacité à définir les solutions nécessaires pour sortir de la crise et à lever les défis économiques et financiers.

La second condition pour la réussite des négociations et des discussions avec les partenaires est plutôt d’ordre méthodologique et concerne les conditions de son organisation et la participation des différents acteurs. Cette méthode doit être flexible mais en même temps elle exige une grande capacité d’organisation et une bonne gouvernance pour garantir la définition de décisions claires et pratiques pour face à la crise.

La décision d’intégrer la question des réformes économiques dans l’agenda prioritaire de l’action gouvernementale est importante. Mais, la réussite de cette dynamique des réformes exige des conditions préalables essentielles, notamment la définition d’une vision claire, de stratégies précises, d’options de politiques publiques rigoureuses et un débat ouvert, inclusif et bien organisé. En l’absence de ces conditions préalables et nécessaires, l’accélération des réformes peut se transformer en une précipitation incapable de définir un programme de réformes claires, efficaces et pertinentes par rapport aux grandes priorités de notre pays.

Dr. Hakim Ben Hammouda
Ancien Ministre de l’Economie et des Finances