Mounir Ksiksi - Président de la Cnlct - Lutte contre le terrorisme: de nouvelles formes mieux adaptées et plus efficaces
Il n’y a pas que le virus du Covid qui génère des variants, le terrorisme aussi. « Sous la pression de la traque sans relâche et l’affrontement sécuritaire et militaire, ses formes connaissent de nouvelles variations », révèle à Leaders Mounir Ksiksi, président de la Commission nationale de lutte contre le terrorisme (Cnlct). «La stratégie tunisienne se redéploye», affirme-t-il. Quelles sont les mutations enregistrées dans la nature du terrorisme, ses organisations et leurs modes opératoires? Et quelle est l’ampleur des menaces qu’il exerce aujourd’hui contre la Tunisie? Comment y parer?
Ancien commandant - directeur général de la Garde nationale (2013- 2015) et conseiller auprès du chef du gouvernement pour les questions sécuritaires (2020), Mounir Ksiksi, 57 ans, aligne une longue expérience sur le terrain, dans les régions et au commandement à El Aouina. De son poste de commandement, quand il n’était pas lui-même sur les lieux, il avait supervisé pendant de longues années les plus grandes opérations menées contre les groupes terroristes et contribué à épargner de nombreuses vies humaines. En 2020, dès le déclenchement de la pandémie sanitaire, il a eu l’initiative de mettre en place une salle d’opération Spécial Covid-19, qui sera implantée à El Aouina, et s’avèrera précieuse.
Cet officier général (colonel major, le grade le plus élevé pour le corps des forces de sécurité intérieure), diplômé de l’Académie militaire, s’appuie sur une formation diplômante solide de parachutiste, commando, ingénieur en technique de l’armement et autres spécialités, acquise en Tunisie et à l’étranger. En 35 ans de carrière, il capitalisé une précieuse expérience en matière de lutte anti-terrorisme et anti-crime organisé, gestion de crise, sécurité des organisations vitales et leadership. A la tête de la Cnlct depuis septembre dernier, il a imprimé un nouvel élan à cette institution appelée à jouer un rôle de plus en plus significatif.
Au quatrième étage d’un immeuble du Centre Urbain Nord de Tunis, qui abrite le siège de la Cnlct, Mounir Ksiksi est entouré de ses 21 collègues, membres représentant différents ministères et d’un staff en secrétariat permanent constitué d’une douzaine de cadres. Il vient de remettre au chef de l’Etat et au président de l’ARP (et bientôt au chef du gouvernement) le premier rapport de la Commission, couvrant ses activités durant les années 2016-2019. Son contenu, qui sera bientôt rendu public, se conclut par une série de recommandations utiles. D’ores et déjà, la refonte de la stratégie nationale de lutte contre le terrorisme est amorcée. Elle sera fin prête avant la fin de l’année.
Interview.
Quels sont les changements majeurs relevés?
Les groupes terroristes s’appuient davantage sur l’hibernation et l’immersion profonde au sein de la société. L’ordre des facteurs risque a changé. En premier lieu, la menace cybernétique prend de l’ampleur en tant que réseaux de prosélytisme, de recrutement, d’embrigadement et de formation, mais aussi de planification, de logistique et d’organisation d’attentats. Le terrorisme cybernétique représente désormais un danger croissant qui recueille toute notre attention.
Vient ensuite une plus grande collusion des terroristes avec les contrebandiers. Déjà identifiée, cette complicité cherche à brouiller les pistes, et en tirer un profit financier et de subsistance. Un troisième facteur et non des moindres provient de l’immersion dans d’autres pays, de terroristes pourchassés en Syrie et en Irak. Essayant de trouver de nouveaux refuges, ils tentent de se noyer dans la masse des migrants et attendent l’occasion de nuire. Le quatrième facteur concerne l’impératif d’accorder l’importance nécessaire au retour de terroristes tunisiens qui sévissaient à l’étranger.
Quelle est l’ampleur de la menace terroriste qui s’exerce aujourd’hui sur la Tunisie?
Elle a probablement faibli quelque peu, mais elle persiste, en raison des divers facteurs évoqués. A cela s’ajoutent les terroristes arrêtés et condamnés qui ont purgé leur peine et quitté la prison. Ils représentent près des deux tiers de ceux qui ont été jugés. Ils font certes l’objet de suivi, mais certains parmi eux, qui ne se sont pas repentis, peuvent représenter un danger.
La traque se poursuit alors?
Absolument. Un effort intense a été déployé par les forces de sécurité intérieure et l’armée pour débusquerles terroristes partout sur l’ensemble du territoire, y compris dans les endroits les plus reculés et sur les hauteurs. Ces opérations continues ont permis d’identifier leurs refuges, d’anéantir leur logistique et de les couper de leurs bases de soutien.
L’état d’urgence a-t-il été mis à profit pour accentuer la lutte contre le terrorisme?
Sans doute. Cela demande toute une préparation et une logistique appropriées. Mais, cela a été utile. Tout comme le couvre-feu. Les résultats sont probants et instructifs.
A partir de l’expérience acquise et des enseignements tirés, la stratégie nationale de lutte contre le terrorisme élaborée en 2016 est-elle en cours de mise à jour?
Nécessairement. Plus encore, de révision et de recentrage. De nombreux éléments sont venus d’une part changer la nature et le mode opératoire du terrorisme et, d’autre part, enrichir notre analyse du contexte tunisien, régional et international, ainsi que de notre démarche. La Commission s’est attelée à cette révision, s’appuyant sur des groupes de travail spécialisés. Nous planchons sur quatre dimensions importantes nécessaires sur lesquelles notre stratégie est fondée. D’abord, l’immunisation contre la radicalisation et la violence extrémiste qui s’emparent des esprits et profitent de situations de fragilité personnelles, de détresse et de précarité. La deuxième dimension est celle de l’alerte précoce, pour détecter tout signe et comportement pouvant aboutir à un basculement redoutable. Le rôle des parents et de la famille élargie est crucial. Tout comme celui des travailleurs socioéducatifs et de la société civile. En troisième dimension vient le traitement sécuritaire et militaire, avec tout l’engagement opérationnel approprié. Et, en quatrième dimension, l’indispensable réhabilitation de ceux qui s’étaient égarés, pour les inciter à réviser leurs convictions et actions, se racheter et se réinsérer dans la société.
Evidemment, l’action en profondeur sur l’écosystème de l’ignorance, de la précarité et de la fragilité qui favorise l’éclosion du radicalisme et sa propagation demeure une priorité absolue. Le traitement doit être effectué à la racine, dans une approche globale et avec le concours de plusieurs intervenants.
Comment parvenez-vous à assurer la mission de coordination des intervenants qui est dévolue à votre commission?
La composition de la Commission, forte de 22 membres, placée sous l’autorité directe du chef du gouvernement et regroupant les représentants des différents ministères concernés, est en soi un facteur de concertation, d’échange et de coordination. Aussi, le travail au quotidien, au niveau des sous-commissions spécialisées établit-il des relations directes et bénéfiques. Je dois saluer à cet égard la franche collaboration fructueuse et l’esprit d’équipe qui anime tous les membres de la Commission, et rendre hommage au secrétariat permanent qui, malgré le nombre réduit de son effectif, apporte un soutien substantiel à nos travaux.
Est-ce également le cas en matière de renseignement?
L’opérationnel est dévolu aux organismes et services spécialisés. Le rôle de la Commission porte en la matière, essentiellement, sur l’analyse et la réflexion. Nous sommes saisis d’informations utiles qu’il nous appartient de traiter pour guider notre démarche.
L’une des missions de la Commissions est de prononcer des sanctions concernant des organisations ou les personnes en relation avec les infractions terroristes et le blanchiment d’argent.
Comment y procédez-vous?
Sur la base de signalements reçus et divers autres indices, la Commission examine en profondeur chaque dossier soumis à sa décision. Après délibérations, un arrêté de gel des avoirs et ressources économiques est pris pour une période initiale de six mois renouvelable. Les arrêtés sont publiés au Journal officiel et mis en ligne sur le site web de la Commission. Un accès aux données protégées est autorisé, via un mot de passe, aux entités dûment habilitées à les consulter. A ce jour, ces sanctions ont porté sur 126 cas. Le chiffre est susceptible d’évoluer dans les prochaines semaines. L’assèchement des financements profitant au terrorisme est un pilier fondamental de notre stratégie.
Etes-vous confiant dans la lutte contre le terrorisme?
Profondément. Mais, avec toute la vigilance requise. C’est-à-dire la prévention et la prise en charge, avec l’organisation, les moyens et la coordination à la mesure des risques et menaces.
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