Lancement du premier satellite «Tunisien»: évènement historique?
Par Mohamed Hedi Zaiem
Est-ce historique?
Le lancement par une société tunisienne d’un satellite a été salué quasi-unanimement comme un exploit et un évènement historique à tel point qu’on a vu un président, qui n’a pas daigné fêter la fête emblématique de l’indépendance, se réveiller tôt et se déplacer au siège de la société pour fêter dans un déluge verbal aux intonations moyenâgeuses le caractère historique de l’évènement. Il en a profité, au passage, pour lancer quelques «missiles» (bien tunisiens cette fois-ci, mais sans doute peu historiques) envers quelques toujours fantomatiques adversaires.
Certains parmi ceux qui ont plongé tête baissée dans cette « hadhra », se sont empressés d’effacer certains posts euphoriques sur Facebook après s’être rendu compte que plusieurs pays, pas plus avancés que nous, ont déjà fait mettre sur orbite plusieurs satellites dont nos frères du Maghreb, de petites principautés du Golfe et plusieurs pays africains. Soyons clairs au risque d’être cynique : mettre sur orbite un satellite est une entreprise commerciale que peut effectuer n’importe quel pays ou entreprise à condition de supporter le coût de l’investissement. Elle ne diffère pas beaucoup de la mise en place d’un réseau de téléphonie mobile ou l’acquisition d’une flotte d’autobus. On lance un satellite destiné à procurer certains services qui seront commercialisés. Si c’est bien étudié et bien géré ça se vendra et ça rapportera de l’argent. Faisons seulement attention que les services vendus le soient dans l’intérêt des investisseurs mais aussi de ceux du pays, d’autant plus qu’une grande opacité est de mise dans ce domaine, les tunisiens ne savent pour le moment pas grand-chose sur les services qui seront vendus par ce satellite, à part cette déclamation fumeuse mais qui fait « IN » : ça va être utilisé pour « l’internet des objets ».
Est-ce tunisien?
Je vois déjà la tête de ceux qui rétorqueront : mais c’est du 100% «made in Tunisia» avec des compétences 100% tunisiennes. Disons le tout de suite: le «100% quelque chose» n’existe pas. Il n’y a même pas de 100% américain ni de 100% chinois.
Sur le plan de la «quincaillerie», c'est-à-dire celui du matériel qui constitue physiquement le cube satellitaire, parions qu’il n’y a probablement pas plus qu’un tout petit pourcentage qui soit made in Tunisia, et encore; et que le reste a été acquis comme pour tout le monde sur le marché chinois. Apple fait faire ses téléphones en Chine, mais c’est Apple qui les conçoit aux USA, qui retiennent quand même chez eux les éléments cruciaux comme les microprocesseurs et les puces les plus importantes. A-t-on conçu quelques éléments ? A-t-on déposé quelques brevets, cela reste à savoir. Il y a aussi le côté soft que constitue l’architecture globale du cube. Je sais sur ce plan que la chose s’est démocratisée et que les plans-types sont largement disponibles, a-t-on optimisé certains éléments, là aussi des brevets auraient pu être déposés. Il y a enfin le software, c'est-à-dire l’ensemble des logiciels embarqués et ceux destinés à gérer le satellite et l’exploiter. Sur ce plan je suis certains que nous avons tout fait, car nous sommes forts en développement.
La technologie n’est pas seulement une affaire de savoir ni de capacités intellectuelles, mais une affaire de système. Le tunisien n’a rien à se reprocher sur le plan de ses capacités intellectuelles, et la preuve est à trouver chez ces tunisiens qui réussissent à l’étranger et qui arrivent à intégrer les meilleures écoles du monde et à occuper des postes de responsabilité très élevés dans des institutions et entreprises renommées. Si nos pays sont technologiquement attardés, ce n’est certainement pas parce que nous sommes « handicapés » intellectuellement, mais parce que la technologie n’est pas une affaire de capacités intellectuelles mais plutôt de système. Nous avons dans nos universités des scientifiques de très haut niveau, et dans nos entreprises des ingénieurs qui trouveraient leur place dans les plus grandes entreprises et centres de développement du monde, mais qui finissent par moisir dans leur coin faute d’un environnement technologique et industriel capable de valoriser leurs compétences.
Nous ne critiquons pas les efforts fournis par nos chercheurs et nos ingénieurs, ils sont toujours utiles rien que parce que cela permet de « rester connecté ». Ce que nous essayons de faire c’est de contenir l’enthousiasme démesuré qui les accompagne. Ceux qui applaudissent de manière démesurée à la moindre réalisation (réelle ou supposée) scientifique et technologiques ont en fait intériorisé et cultivent un sentiment d’infériorité qui n’a aucune raison d’être, et essaient de faire une exploitation pas toujours très saine de ces réalisations.
Technologie et pauvreté intellectuelle
Notre rapport au changement technologique est symptomatique de notre détresse et de notre pauvreté intellectuelle. Ce rapport est déterminé par un éblouissement endémique par la technologie. Ironiquement, cet éblouissement est un dénominateur commun à toutes les familles idéologiques et politiques, de celles qui sont là pour servir le nouvel ordre mondial jusqu’aux « progressistes », et même à la gauche traditionnelle, en passant par les mouvements d'obédience religieuse.
Faute d’en être les acteurs, et en consommateurs forcés, nous ne sommes jamais arrivés à regarder les choses en face. Nous faisons face à une aliénation quasi-générale de nos penseurs du développement au progrès technologique, au point d’en faire la seule voie du développement et même de la libération. La pandémie du covid19 a révélé notre crise intellectuelle. Nous disons avec Edgar Morin qu'elle "nous révèle le grand trou noir dans notre intelligence, rendant les complexités apparentes de la réalité invisibles pour nous". Le changement technologique a été au centre de nos préoccupations car elle constitue la base idéologique de ce que nous appelons le «projet hégémonique». Cela ne signifie pas que nous nous opposons au progrès technologique qui est historiquement - et restera - le principal moteur de la croissance de la productivité, et offre ainsi un grand potentiel pour améliorer le niveau de bien-être matériel de l'humanité, même si nous payons pour cela un prix parfois élevé ; le changement fou du modèle de consommation résultant du changement technologique continu est devenu, la première source de pollution de l'environnement et d'épuisement des ressources naturelles de la planète. Il restera le principal outil de l'hégémonie économique d'une manière qui en fait une question de vie ou de mort pour les grandes puissances dans leur guerre acharnée pour accéder à l’hégémonie militaire, politique et économique.
Indépendamment des inconvénients et des avantages du changement technologique, nous nous opposons fermement au discours qui a abouti à la naissance de la soi-disant économie de la connaissance, et dont les promoteurs tentent de nous tromper en disant que c'est le signe du salut pour nos pays et le large chemin pour «rattraper les nations avancées». Nous avons montré ailleurs que c’était fallacieux.
Pour exprimer cela, le terme développement a progressivement disparu du lexique de nos penseurs économiques, et il a été remplacé, dans un élan quasi mystique, par des expressions telles que «s'engager dans des chaînes de valeur internationales» ou «entrer dans le monde de l’industrie 4.0 » et de« l’économie du savoir ».
Technologie et manipulation
Le lancement du satellite tunisien a offert une illustration unique de «l'état d'exaltation» dans lequel beaucoup entrent simplement en parlant de technologie, car il y a exaltation par les produits euphorisants et il y en a par le culte de la technologie, et cela peut parfois servir de couverture pour des fins suspectes.
C'est comme si nos penseurs étaient entrés, avec une unanimité douteuse, dans un état d'euphorie sous l'influence d’une nouvelle mystique dirigée par une clique de nouveaux prédicateurs. Nous sommes en présence d’une nouvelle forme de fondamentalisme qui n'est pas différente des autres. Nous attendions que nos penseurs jouent le rôle pour lequel ils sont supposés exister, c'est-à-dire le leadership intellectuel des masses et l'allumage continu du feu du doute et du questionnement. Il y a suffisamment de fous de dieu pour s’occuper du remplissage des cerveaux par des certitudes, et suffisamment de professionnels de la politique pour les bourrer de démagogie et de contre-vérités.
L’une des plus grandes escroqueries intellectuelles est sans doute la confusion entre modernité et technologie. Regardez ce que l’on a fait des différentes innovations technologiques. L’introduction de télévision satellitaire dans nos pays a vu la naissance de plus de chaînes de propagande religieuse que de chaînes « civiles ». Les extraordinaires possibilités que procure l’internet mobile sont plus exploitées pour les prêches, la propagande religieuse et les activités illicites, que pour la libération des hommes à travers la diffusion de la culture et l’ouverture vers la culture universelle. On comprend alors l’acharnement de nos islamistes à se réserver l’exclusivité du ministère chargé des technologies de l’information et des communications. Cela cache bien sûr certains objectifs peu avouables, et cela permet à une mouvance politique fondamentalement rétrograde de se donner un vernis de fausse modernité. La vraie modernité réside dans la libération de l’homme, or chaque progrès technologique au lieu d’y contribuer, participe plus à nous renvoyer quelques siècles en arrière.
A écouter les gens dans les cafés et la rue, on se rend compte enfin que le commun des tunisiens, qui n’a pas perdu toute sa clairvoyance, s’interroge surtout sur ce que cette « lune artificielle » va lui apporter, et dans quelle mesure elle va améliorer un quotidien de plus en plus dur. L’ignorance dans laquelle sont les masses, l’éblouissement que provoque l’évocation de termes savants entretient une relation très inégalitaire entre ceux qui sont supposés savoir et ceux qui ne savent pas. Les charlatans-prédicateurs en leur tréfonds lui répondent sans doute: « tais-toi, fais toi petit, que sont tes « petits soucis » de survie quand les grands se battent dans les ciels pour la gloire de ce pays, N’as-tu pas honte !».
Pr Mohamed Hedi Zaiem
Statisticien Economiste ENSAE Paris
PhD
Senior Higher Education and Labour Market Specialist
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