Hommage à ... - 14.03.2021

Chedly Ayari: L’économiste de l’immatériel

Chedly Ayari: L’économiste de l’immatériel

Par Hélé Béji - Si Chedly Ayari est un ancien. Ce mot ne dit plus grand-chose à la jeunesse qui croit que la fougue du monde lui appartient. Eh bien, elle se trompe, la fougue n’est pas l’apanage des ados ni même des quadragénaires en charge des affaires qu’ils croient pouvoir régler mieux que leurs aînés. Mais connaissent-ils leurs aînés ? Prennent-ils la peine de les visiter, de les consulter, de les écouter ? Non, ces vieilles générations sont dépassées, elles ne sont plus dans le coup, disent-ils. Eux les jeunes savent mieux, ils savent tout, ils sont la nouveauté, l’énergie, la force, l’avenir. Pourquoi se retourner sur les hommes du passé, silhouettes qui s’effacent dans le chemin poudreux du temps qui les éloigne et les emporte ?

Voilà la nouvelle conscience bornée de la jeunesse qui s’arroge la vanité de tout connaître, en arborant le droit de ne rien apprendre. Le mal de la jeunesse est l’absence de curiosité. Chedly Ayari est pour eux un inconnu, car tout ce qui existait avant eux leur semble peu digne d’attention. Parce que des hommes insignes appartiennent à un temps disparu, ombres d’une histoire révolue, on feuillette leur album de manière distraite, juste pour avoir l’air de les célébrer et refermer sur eux la dernière page de l’oubli.

Certes, il n’est pas le seul parmi les pères fondateurs à subir l’indifférence des nouvelles générations. Une partie de la jeunesse bondit en arrière vers l’utopie d’un âge prophétique qui annule l’histoire dans le message divin. Une autre partie bondit en avant et fait table rase du passé en guettant avec fureur leur carrière révolutionnaire. Une autre enfin, n’ayant plus ni passé ni avenir, s’abandonne à la défiance du présent, à l’exil, au vide de l’imagination qui prélude à tous les renoncements.

Et pourtant, si tous ces jeunes n’étaient pas si imbus de leur âge ignorant, s’ils avaient regardé de près l’histoire de leurs anciens maîtres, leurs aînés, au lieu de se gaspiller en« tweet» et en« post » sur les réseaux, ils auraient découvert quelque chose dont hélas ils n’ont pas idée, à savoir que la fougue n’est rien sans la rigueur, et que ces deux traits, fougue et rigueur, Chedly Ayari en possédait l’alliage – passion et raison qui loin de s’opposer doivent s’associer si l’on veut devenir autre chose qu’un « blogueur » ou un « activiste» dont l’indignation s’échauffe des vapeurs de sa propre inaction.

La fougue, Chedly Ayari l’illustrait par la seule méthode qui lui donne sens, l’acharnement à la tâche, le travail sans répit tout au long de la vie, depuis l’allant des jeunes années débordantes jusqu’à l’ardeur discrète du grand âge. Sa jeunesse à lui ne se contenta pas d’être lyrique ni indolente, mais studieuse, infatigablement laborieuse, explorant les terrains les plus ardus de la seule science qui vaut à la politique de ne pas être le théâtre des vaines promesses : la science économique, la gestion réelle des besoins et des ressources qui fait passer une société d’indigence à une société d’abondance.

L’économie est une chose austère, et Chedly Ayari portait ce goût de l’austérité intellectuelle qui manque aux politiciens trop enivrés de leur verbe. Mais peu de gens acceptent de se plier à la sévérité d’un raisonnement et d’une analyse sans concession. Les chiffres, les courbes, les données objectives provoquent l’impatience des agités qui leur préfèrent le tumulte confus des tribunes, des braillements et des ovations. Chedly Ayari, dans toutes les missions qu’il a occupées, œuvrait dans le silence solitaire dont ne se départit jamais le chercheur qui veut rester concentré sur son objet, et l’extraire du tapage environnant. Malgré le service inlassable de l’Etat durant sa vie, il a toujours porté en lui cette part d’exil et de détachement du monde politique auquel il appartenait par ses talents de dirigeant, mais dont il était en retrait par sa vocation de chercheur.

L’attachement de Chedly Ayari à l’instruction et à la connaissance (il fut aussi ministre de l’Education) l’a préservé de l’emprise frivole de la politique, quand celle-ci devient une entreprise extérieure à la vie des gens, une sorte de partie d’échecs gratuite entre soi, une fuite face à la responsabilité que la souffrance sociale exige des politiciens.

Il savait que la mission de la politique était avant tout sociale, et l’économie la science sociale par excellence, dont les théories majeures avaient été forgées par les grands penseurs du XIXe et du XXe siècle qu’il connaissait par cœur et qu’il enseignait à l’Université. Bien peu de politiques possèdent cette culture économique globale capable d’embrasser l’ensemble des transformations de la société où chacun produit, invente, crée, accroît, améliore les conditions de son existence.

La vie matérielle d’une société n’est rien sans l’impondérable invention qui pousse chacun vers son bonheur, lequel ne se réduit pas seulement au niveau de vie. L’économie n’est pas seulement une analyse des données capable d’accroître le bien commun, mais aussi une détermination morale et intellectuelle. La vie économique est également mue par des élans immatériels. Chedly Ayari était, par sa culture et sa pensée, un économiste de l’immatériel.

Avec lui, l’économie, si austère fût-elle, n’était pas une discipline sans cœur, mais au contraire l’approche généreuse qui arracherait les hommes à la fatalité millénaire de leur condition face à l’inégalité, la pauvreté, l’abandon, réduits à la pulsion animale de la survie. Non, survivre ne suffit pas, il faut briser la chaîne des impuissances ataviques dont l’ignorance est le premier fléau. La discipline de l’économie maintenait Si Chedly dans cette droiture scientifique envers les problèmes réels, les causes objectives et multiples qui font qu’une nation s’abaisse ou se relève.

Mais cette méthode rationnelle, il n’est pas sûr que la classe politique en ait retenu les leçons. Après 2011, les politiques n’ont pas su répondre aux besoins essentiels sans lesquels aucune liberté révolutionnaire ne peut combler une société si celle-ci ne se libère pas du dénuement. Car ce n’est rien de proclamer les grands principes d’égalité ou de dignité, encore faut-il imposer leur mise en œuvre méthodique par une observation des faits et une connaissance aiguë des lois de la nécessité.

L’économie contraint l’action politique à être autre chose qu’un divertissement fumeux joué par des rhéteurs verbeux. Contrairement à la politique qui nourrit des singularités propres aux particularités nationales, l’économie édicte, au-delà des races et des religions, des lois plus vastes et des règles implacables qui replacent les hommes dans le destin de leur condition universelle et par là même de leur solidarité. La solidarité qui veut sortir l’humain de la précarité était probablement la motivation la plus profonde de Si Chedly. Mais les politiciens se préoccupent davantage de popularité que de solidarité.

C’est ce sentiment de solidarité qui lui a fait entrevoir l’immensité d’un imaginaire par où la Tunisie se rattachait à une vaste puissance continentale, l’Afrique. Il en fut l’un des pionniers les plus doués. La vision africaine qui insère la Tunisie dans la culture économique mondiale, il l’a eue très tôt, car il savait que rien ne réussirait à l’intérieur de nos frontières étroites sans la conquête de la grande frontière africaine, comme l’Amérique fut pour l’Europe la grande expansion de sa renaissance. L’Afrique, par son souffle et son énergie créatrice, pouvait nous donner la clé de la civilisation, nous placer dans le monde comme le promontoire avancé d’un horizon de bien-être qui nous libérerait de la finitude géographique. Si Chedly porta toujours en lui la jeunesse de l’Afrique, dont la luxuriance millénaire, le génie humain que le colonialisme méprisait mais convoitait, était une source constante d’inspiration et d’enthousiasme. En cela, il est resté un fils éternellement jeune de l’Afrique, en comparaison duquel beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, enferrés de préjugés et de chauvinismes, ressemblent de plus en plus à de petits vieux.

Hélé Béji

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