Opinions - 01.03.2021

Lilia Bouguira: Ce que j'ai vu, m'a horrifiée, fait détourner la tête et pester

Ce que j'ai vu hier m'a horrifiée, fait détourner la tête et pester

Ce que j'ai en prenant l'autoroute menant au centre ville m'a médusée, ramenée des années  en arrière.

Une marée de bus vides, accostés sur le bas côté comme au temps de Ben Ali et des festivités démonstratives du RCD où ils ramenaient des gens et des enfants par centaines des régions et des écoles pour applaudir et le huer.

En ces temps de Corona qui a fait près de 8000 morts  et dans la grande appréhension médicale d'une troisième vague encore plus dévastatrice, des partis politiques dont celui de la Nahdha ce samedi se permet sans aucune mesure de distanciation offre au virus tueur et hautement contagieux ses partisans par centaines voire milliers sur un plateau .

Une mer de personnes avec des drapeaux, des sacs en bandoulière, en espadrilles ou en petites chaussures.

Le visage hilare. La gorge déployée. Ils sont venus pour beaucoup dans leurs voitures en famille avec des enfants aussi.

Beaucoup de femmes voilées et non voilées. Des hommes et des femmes.

Des hommes dont le midi est  largement  dépassé avec de gros ronds qui tamponnent leur front.

Les plus jeunes coulent en masse fluide et sans aucun signe ostentatoire pouvant faire la différence avec la jeunesse actuelle.

Même thème de tenues: jeans, baskets et cheveux lissés à la gomine  ou en crête.

Tous se dirigent vers l'avenue Habib Bourguiba qui leur a été officiellement barricadée. Interdite.

D'en dessus le pont de la République, on ne peut regarder que ce nuage noir qui arrive vers la grande horloge et Bouguiba sur son cheval imperturbable comme le gardien a tout jamais de ce peuple qui se perd.

Oui, la Tunisie est en train de se perdre par ses propres enfants. Ceux là même qui cet après midi sont sortis déployer leur biceps pour affirmer leur nombre sur un mot d'ordre général.

Sortez et montrez leur que vous êtes la plus nombreux que jamais, plus forts que tous et surtout vous êtes là pour là pour longtemps.

Sortez et marchez comme un seul homme, une seule main.

Du haut du pont, mon pays est méconnaissable. Ces gens si nombreux sont venus pour protéger qui et de qui. Ils sont là justement pour affirmer que la brèche est fatale, la béance irrémédiable au sein du peuple lui même. La Tunisie ne se reconnaît pas de ces gens. Ils lui sont totalement  étrangers. Elle ne reconnaît ni leurs mots, ni leurs slogans ni leurs parfums.
Un cadrage, un shooting copié collé de la chaîne  Al Jazira  qui se satanise à ne filmer  que les gens, les villes, les pays  qui se sont perdus dans leurs printemps prolongeant des hivers interminables.

Un "Tunisie blues " règne sur la capitale.

Je- nous sentons perdus , hagards dans ce déferlement exclusif marchandé au prix du dinar contre l'autre pour payer l'individu qui fait la foule et des idéologies qui embrigadent la jeunesse et leurs rêves interdits au pied du halal et du Haram, de l'interdit et des houris mais surtout de l'autre différent qu'il faut écraser, tuer parce qu'il ne peut être qu'un ennemi.

La foule sourde et  se ramasse mais un bruit creux en sort. Comme sur un tambour troué. Comme dans une symphonie cacophone sans vie. La vie est ailleurs dans cette jeunesse qui se meurt à grand feu en prenant la mer pour fuir ce pays comme habité par le diable. Cette jeunesse qui se meurt dans des ascenseurs qui ne marchent plus, des chemins sans issues.
Des joints qui défoncent et envoient en prison.  De longs mois de prison voire des années pour une fumette ou un baiser.

Une jeunesse qui prend un mauvais tournant : La drogue, la violence ou l'embrigadement.

Toutes des conduites à risques en non stop pour crier le ras le bol général de politique obtus et sans issue.

Un ras le bol de gouvernements successifs depuis dix ans de la révolution, les uns encore plus nuls que les autres nourris au lait de change de la Nahdha au pouvoir ou des recyclés du RCD.

Nous sommes nombreux sur le pont comme si tous ceux qui ont décidé d'emprunter le pont sont là à cet instant même  comme  pour faire opposition en un seul front. Une masse compacte de citoyens et de ferrailles muettes qui oppose  le silence, ne klaxonne pas comme à l'habituel dans les bouchons de circulation. Comme un accord mutuel s'est signé pour figer ces figurines intruses et les rendre   inactives, passagères comme un lourd nuage qui va passer.
Nous sommes à ce moment même décidés à ne pas mêler notre sang aux leurs. Seul geste garant d'un non retour en arrière. Celui du cachot.  Le cachot des libertés d'expression, de penser et d'aimer.
Ne plus jamais cela. Celui qui a cassé un jour ses chaînes ne peut jamais accepter de les remettre sous aucune dictature même pas celle au nom de dieu. Nous avançons lentement mais sûrement loin de ce cafouillis, de ce ramassis de Non-nous  vers le Nous, nous la vraie vie.

Je bifurque sur l'échangeur qui mène à la capitale sur une de ses entrées. La fameuse rue de Barcelone, son métro  et ses adjacentes sont méconnaissables. Toutes défigurées par l'immondice et les ordures qui jonchent le sol. Des marchands ambulants criards, pestant la vulgarité, la marchandise contrefaçon et le non- droit. Comme d'horribles  squatteurs, ils ont envahi les rues de la capitale dans un vacarme et un mauvais goût assourdissant. Nous sommes à quelques mètres de la rue Al Jazira et pourtant nous mettons plus  d'un qu'un quart d'heure pour y arriver. Soudain il est là devant nous, majestueux hors temps et hors espace. Le théâtre de la Hamra autrefois un cinéma en vogue toujours visité par la crème de la population et sa jeunesse huppée. Nous nous frayons difficilement un chemin entre les paquets de cartons, les essuie-tout et les torchons. Soudain, plus un bruit. Fini les  hurlements des marchands ambulants. Fini les cris et les bousculades.
Fini le guet des pickpockets. Fini la laideur et ses immondices. La splendeur de près d'un siècle en arrière.

Immuable conservé dans le temps même avec ses portes restaurées, son parquet immuable et sa splendide  tapisserie au plafond.

Des affiches vieilles de l'âge d'or d'une Tunisie certes colonisée mais multiple et ouverte à la culture, au chant, la musique et l'art dans toutes ses entités.

Une Tunisie belle comme le jour que nos parents nous racontaient. Une Tunisie qui ne savaient enfanter que des hommes et des femmes avec la tête haute, fiers d'être tunisiens et d'appartenir à cette terre bénite. Une Tunisie colorée berceau de multiples civilisations. L'art dans toute sa splendeur jadis et aujourd'hui.

Oui aujourd'hui encore sur la scène de ce théâtre presque centenaire se dressent cinq femmes  d'une extrême beauté dans le respect absolu des mesures préventives anticovid.

Souhir Ben Amara

Chekra Rameh

Rim hamrouni

Besma baazaoui

Oumeyma mehrzi.

Des divas sur scène qui ont manié le verbe et le corps, l'émotionnel et la gestuelle, la force et la subtilité dans une intelligence et un talent hors pair.

Elle déambulent dans leur pièce comme dans une vraie vie. Elles nous racontent en chœur et en solo chacune à sa manière leur histoire.

Des histoires qui déchirent et vous comblent tour à tour.

Des histoires qui retracent la Tunisie depuis dix ans avec ses ambiguïtés et ses trébuchements.

Des histoires de vies de femmes qui peinent à  survivre tiraillées entre les non dits, les tabous et interdits.

Une femme chose ou chosifiée.

Cinq femmes qui se dressent pour dénoncer tantôt dans la tourmente tantôt dans le rire faisant d'un club de chant le point de départ de la libération de leurs voix ou vécus.

Tout cela dans une hilarité contagieuse mais aussi dans un jeu artistique dépassant l'entendement.

Souvent, les mots nous prennent aux tripes et les vérités du vécu de la femme  au quotidien nous rattrape, nous met à mal  dans une société qui va encore plus mal.

Nos belles du théâtre décortiquent, traquent au peigne fin chaque détail.

Des tragédies sociales mises à nu  qu'elles n'hésitent pas à  accrocher avec force  à la porte de  nos yeux pour  nous secouer.

Comme pour s'affranchir et nous affranchir définitivement de ces monstruosités faites aux femmes par les hommes et souvent par la femme elle même. Comme pour définitivement nous débarrasser d'un terrible leg ou d'une sordide malédiction.
Tout cela en excellant dans le jeu pour mieux nous tremper dans des ambiances exceptionnelles qui nous éloignent à jamais  des bruits s'il ya quelques instants de la capitale assiégée par des manifestants où seul le culte de personnalité et le mercantilisme religieux a fait main basse et dont la devise du parti au pouvoir a été particulièrement corrosive.

Régner pour diviser.

Déployer ses forces pour mater et faire peur.

Danser sur le corps d'un pays meurtri, mis sur la banqueroute et en faillite.

Toujours dans la colère, l'exclusion et les mauvais sentiments.

Jamais l'amour du pays ou de son peuple en entier n'aurait permis.

Pour tous ces politiciens sortis hier  pour pousser à bout tout un pays, un game- over général leur a été apposé avec une seule marque déposée. Celle d'une Tunisie plus résistante que jamais soutenue par ses femmes insoumises et éclairées  comme cet après midi  au théâtre à la mémoire du grand Ezzedine Ganoun entretenue par sa fille qui marche dans ses pas imperturbable et plus décidée que jamais.

Lilia Bouguira