Les mémoires poignants de Mohamed Kilani: La gauche n’a pas compris les changements profonds en Tunisie
Cinquante ans après son engagement militant, au début des années 1970, au sein de la gauche tunisienne, Mohamed Kilani se retire sur la pointe des pieds. Secrétaire général du Parti socialiste de gauche (PSG) fondé en 2006 après une scission avec le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, conduit par Hamma Hammami, il a préféré passer la main. Sans renoncer à poursuivre le combat intellectuel. Son face-à-face avec Hamma Hammami, qui dure depuis près d’un demi-siècle, est loin d’être terminé.
L’autre gauche a-t-elle des chances de renaître ? A quelles conditions ? Ni autoflagellation, ni déni, mais un récit et une analyse.
A 71 ans, l’enfant de la tribu de Sidi Mhadheb (la Skhira, Sfax), issu d’une famille très pauvre établie à Brahma (dans les environs de Menzel Temime), aura traversé le demi-siècle le plus fécond et bouleversé de la gauche tunisienne. Le récit qu’il livre dans un ouvrage intitulé L’histoire oubliée, mémoires d’un militant patriote, revient sur des moments forts vécus, endurés, et savourés à la fois, par une génération tunisienne avant-gardiste.
L’enfance en plein hameau rural, les premiers pas au kouttab puis à l’école primaire, les années de lycée à Nabeul où il est témoin en 1967 d’un mauvais traitement infligé à une camarade de classe de confession juive, puis son arrivée au lycée Khaznadar au Bardo où il fera son baptême du feu en politique, ont forgé le caractère de Mohamed Kilani. Le décor fondateur planté, on entre dans le vif du sujet.
Elki
Entre lutte dans l’enceinte universitaire, clandestinité, arrestation, torture, prison, reprise du combat, alliances et ruptures et, finalement, la révolution du 14 janvier 2011, la force des convictions était confrontée à la brutalité de la répression, mais aussi aux errances de certains dirigeants narcissiques, pour buter finalement sur le désenchantement, l’aveu d’un échec.
C’est tout ce parcours émaillé de tant de luttes que restitue Mohamed Kilani (Elki pour ses camarades), un militant irréductible, sincère et intègre, nullement privilégié par la chance des parvenus. Comme dans de nombreux récits de ses compagnons dans la résistance contre la dictature et mémoires de prison, l’âpreté des combats menés est édifiante. Le plus apporté par Mohamed Kilani, c’est d’expliquer à travers les détails fournis les motivations profondes qui animent ces jeunes à dédier toute leur énergie au triomphe de leur idéologie, quitte à en payer le prix fort dans leur chair, sans reconnaissance escomptée.
On apprend beaucoup également sur les transformations continues des mouvements de gauche, les conflits internes et les controverses dogmatiques, l’évolution des lignes politiques et des stratégies, l’émergence des figures de proue et les moments de doute. Cette grande partie du livre de Mohamed Kilani apporte ainsi, au-delà de la personne de l’auteur, un éclairage précieux sur une séquence importante de l’histoire récente de la Tunisie. La condition humaine des souches populaires défavorisées, l’ambition démocratique de la jeunesse, la révolte contre l’impérialisme, et la contestation du pouvoir autoritaire et du parti unique sont mises en exergue dans une évocation détaillée, précise, sans fard.
Dans la chair
Le personnel ne saurait se détacher du politique. On découvre à la lecture de ces mémoires que Mohamed Kilani a connu lui aussi le sort des grands militants et patriotes sincères : la précarité, le sacrifice, l’abnégation et la vie dure subie jusque dans son quotidien et sa famille. Privé de ressources jusqu’à sa sortie de cinq années de prison à Borj Erroumi, puis d’emploi, ou licencié à peine recruté, il devait vivoter grâce à de maigres travaux accomplis ici et là. Le mauvais sort lui fauchera son épouse, le privant, ainsi que ses deux enfants, d’une affection tant réconfortante. Son fils Bayram, chanteur engagé qui sera plus connu sous le nom de Bandir Man, exprimera tout à la fois son deuil et sa révolte, ceux de sa génération.
Ruptures
La seconde partie du livre, analytique, retient, elle aussi, le lecteur en haleine. Que sont devenus ses compagnons de lutte et de prison ? Quelle lecture Mohamed Kilani fait-il aujourd’hui de la gauche tunisienne, surtout après le 14 janvier 2011? «La gauche n’a pas compris les changements intervenus dans le pays», écrit-il. «Nous vivons le présent avec les maux de notre propre histoire, poursuit-il. Nous restons obnubilés par deux questions demeurées sans réponse : sommes-nous en train de vivre une révolution ? Et comment poursuivre le combat ?»
Kilani considère que dès les premiers jours, un mauvais virage a été pris. «La gauche, écrit-il, s’était beaucoup enivrée de la révolution et des comités de la révolution, sans chercher à concevoir et mettre en œuvre un programme de transition démocratique. Saisissant cette opportunité, les groupes de l’Islam politique lui ont retiré le tapis sous les pieds et transformé les comités en ligue de protection de la révolution, mise sous leur tutelle. Plus que l’absence d’un projet, certaines composantes de la gauche, notamment le Front populaire, sont restées au stade de l’élitisme, alors que le peuple était ailleurs, attendant beaucoup plus.»
L’histoire oubliée, mémoires d’un militant patriote
de Mohamed Kilani
Edition de l’Association Nachaz, collection Mots passants, décembre c2020, 358 pages, 20 DT.