News - 12.02.2021

Dr Sofiane Zribi: Pleure ô mon pays bien aimé !

Dr Sofiane Zribi: Pleure ô mon pays bien aimé !

Ce titre que j’emprunte avec quelques changements au célèbre roman d’Alan Paton, qui a si bien décrit l’horreur de l’apartheid en Afrique du sud, pourrait choquer plus d’un. Que vient faire l’apartheid dans ce texte que je destine à l’analyse de la situation en Tunisie face à l’épidémie de Covid-19 ? En apparence rien, et pourtant tout y ressemble.

Une simple promenade dans les rues et les faubourgs de la capitale suffit à montrer que les Tunisiens sont divisés en deux groupes de populations bien distinctes. L’un respecte les mesures barrières, porte le masque dans les lieux publics et est très soucieux de ne pas répandre davantage le virus ou de se faire infecter.

L’autre est totalement insouciant, ne met le masque que contraint et forcé, ne recule pas devant le fait de se retrouver dans des lieux bondés tels que les marchés ou les transports, accepte d’avance avec fatalisme le risque de la maladie et refuse de changer ne serait-ce que d’un iota ses habitudes telles qu’aller au café, se réunir avec les amis ou rendre visite à plusieurs aux proches.

Un mur sociologique, psychologique et économique sépare ces deux groupes. Deux Tunisies qui s’observent et se regardent en chiens de faïence.

Il nous appartient de sonder, d’analyser et de comprendre ces deux positions extrêmes.

Un chef de gouvernement qui découvre la laideur de la politique!

Dans le roman de Paton, Stephen Koumalo, un religieux noir, se déplace à Johannesburg et découvre avec effroi la laideur de l’apartheid. Dans notre histoire à nous, c’est un chef de gouvernement, Hichem Mechichi, fraîchement nommé qui va découvrir coup sur coup la laideur de la politique actuelle avec ses mafias, ses clans, ses gourous, les divisions du peuple qu’il est censé gouverner et surtout son impuissance. Il n’a ni les moyens financiers pour faire face à l’épidémie ni les moyens répressifs pour faire observer ses décisions ni l’autorité morale pour se faire obéir, quoiqu’il mette en avant un ministre de la Santé (qu’il vient de démettre) et une équipe de médecins rodée, mais qui n’a aucun moyen pour imposer les impératifs que la science exige.

Les Tunisiens «disciplinés»

Entendons par là ceux-là mêmes qui ont compris l’exigence du moment et qui se sont conformés aux différentes recommandations. On les reconnaît facilement, car ils portent soigneusement leur masque, observent la distanciation sociale et font tout leur possible pour ne pas s’exposer inutilement à la contamination, une bouteille de gel hydroalcoolique toujours à portée de main. Pour une grande majorité, ils sont plutôt âgés, cultivés, avec un niveau socioéconomique le plus souvent moyen ou élevé. Ils forment au grand maximum 20 à 30% de la population. Ils habitent les grandes villes. Une partie d’entre eux souffre de maladies favorisant les infections Covid-19 graves : diabète, hypertension artérielle, cardiopathie, problèmes immunologiques, obésité… Ils savent qu’ils n’ont pas droit à l’erreur et redoutent de se retrouver obligés d’avoir recours aux structures de soins étatiques tout en regardant avec une méfiance fondée les structures de soins privées.

Quand on les interroge sur ce qu’ils pensent de ceux qui semblent ne pas prendre au sérieux la pandémie, ils les accusent d’incivisme, d’inculture, d’analphabétisme et d’anarchisme. Leur reproche principal est dirigé contre le gouvernement. Naziha, fonctionnaire de son état, nous dit : «Comment voulez-vous qu’un gouvernement incapable de faire respecter le code de la route puisse faire respecter les mesures barrières ? Regardez autour vous, partout il y a foule, partout les gens s’entassent sans aucune protection, regardez les marchés, faites un tour du côté des cités populaires, on dirait que le Covid-19 est une invention d’extraterrestres».

Ces Tunisiens disciplinés, nous n’allons tout de même pas les comparer aux Blancs de l’Afrique du sud, mais le rejet qu’ils éprouvent à l’égard des « sans-masques » est viscéral. Rien n’est exprimé, mais la peur et le besoin d’en être éloigné sont bien là. Bien évidemment, sur cette différence comportementale va se greffer tout un vécu singulier fait du lourd héritage urbain/campagnard, riche/pauvre, cultivé/analphabète, jeune/vieux, discipliné/indiscipliné, obéissant aux lois/ réfractaires, etc. mais curieusement pas l’antagonisme de la post-révolution islamiste/laïque, ce qui montre bien que cette faille à propos du Covid-19 ne passe pas par ce thème qui, pour d’autres sujets, reste toujours d’actualité.

Les Tunisiens «indisciplinés»

Ils représentent hélas la grande majorité de la population, plutôt jeunes, issus de milieux modestes, habitant les quartiers populaires, assez souvent au chômage ou avec un emploi précaire, insuffisamment informés ou cultivés pour comprendre l’utilité des mesures de protection. Quand ils portent le masque, c’est sous le nez ou sous le menton, contraints et forcés pour accéder à un commerce ou une administration. Nabil est un jeune homme de 24 ans que j’ai rencontré sur l’avenue Bourguiba, une cigarette à la main et le masque autour du bras ! «Non je ne crois pas à ce virus, c’est le gouvernement qui veut nous faire peur pour qu’on ne réclame pas nos droits : un travail et un salaire! Ce sont les riches qui ont peur, moi je n’ai rien à perdre !» Plus loin, Mustapha, un quinquagénaire, lui aussi sans masque, assis sur un banc, me dit «Que voulez-vous, moi je n’ai peur que de Dieu, pas du Corona. Si je tombe malade, Dieu me viendra en aide. De toutes les manières, nous vivons à neuf dans la maison et les enfants refusent de porter le masque dehors, s’il y a une contamination, ce n’est pas dans la rue mais dans la maison que le mal frappera. Que Dieu nous vienne en aide !»

Ce fatalisme peut paraître choquant, mais si on comprend qu’une bonne majorité des Tunisiens est dépressive et que depuis la révolution, les événements négatifs se succèdent pour bloquer tout horizon d’espoir, on peut comprendre ce désir inconscient de mourir et d’en finir avec une vie sans joie et sans espoir que ternissent davantage le confinement et la fermeture des lieux de rencontre et d’échange.

Pour d’autres, comme Ridha, un jeune de 17 ans, porter le masque est un signe de faiblesse : «Si je mets le masque, mes copains vont me considérer comme un poltron, un peureux, même si la police va m’arrêter, je ne porterai jamais le masque !»

Un véritable apartheid social et économique est en train de s’installer !

Ces Tunisiens indisciplinés sont les Noirs d’Afrique du Sud. Ils sont totalement insensibles aux campagnes de prévention et trouvent dans le défi, en exposant leur vie au danger, une façon de signaler leur ras-le-bol général. Parmi eux, nous retrouvons ces jeunes qui sont sortis la nuit pour manifester et parfois piller. Il ne faut pas s’étonner ! En Afrique du sud, l’inégalité raciale devant les lois a poussé alors la plus grande partie du peuple noir dans une implacable misère sociale. La jeunesse indigène étouffait sans travail et sans perspective d’avenir, refoulée dans l’arrière-cour d’une société qui prône à visage découvert la suprématie de la race blanche. La délinquance explosait dans les townships chez une population coupée de la possibilité de vivre honnêtement de son travail. En Tunisie, même si tous les citoyens sont de la même race, un gouffre social et culturel sépare les habitants des zones aisées des zones populaires. Il y a ceux qui se déplacent en voiture et ceux qui ne connaissent que les transports publics, ceux qui mangent à leur faim et ceux qui ne connaissent le goût de la viande qu’une fois par an…Un véritable apartheid social et économique est en train de s’installer ! Cette ségrégation dans l’habitat, l’école, le travail, la santé, l’accès à la culture est le plus grand danger qui menace la Tunisie d’aujourd’hui et celle de demain. Malheureusement, trop de temps a été perdu pour y remédier et l’Etat est financièrement à genoux pour pouvoir y faire face aujourd’hui. La Tunisie, sans un réveil salutaire de son élite et sans un dialogue en mots compréhensibles par tous, pourrait se diriger vers une explosion sociale.

Que peut faire le gouvernement?

D’abord changer immédiatement de manière de communiquer. Les communiqués du haut d’un pupitre ou derrière un bureau ne servent à rien. Il faut parler aux jeunes dans un langage de jeunes conçu par les jeunes. Pas besoin de mettre en avant des médecins savants à longueur de journée. Cette parole savante ne touche qu’une couche infime de la population. Il faut amener les caméras dans les hôpitaux, montrer la souffrance et la douleur des malades, faire parler les familles en deuil. Il faut frapper les esprits et les cœurs, puis dire ce qu’il faut faire ! Le plus grand risque serait que le rejet du gouvernement se transforme en rejet de la politique sanitaire et des mesures que chacun doit adopter. Comme Stephen Koumalo, Hichem Mechichi se doit de faire son apprentissage et se réinventer. Koumalo a accepté de mettre à l’épreuve son habit de prêtre et son idéal religieux pour accepter sa sœur prostituée et son frère en prison. Mechichi doit faire de même. S’il veut réussir et sauver des vies, il doit descendre de sa tour d’ivoire, souffrir les critiques et les insultes, regarder les faux alliés d’aujourd’hui lui tourner le dos, s’intéresser uniquement au sauvetage de ce pays au prix peut-être de la solitude et de la mise à l’écart par une classe politique usée et corrompue qui ne voit que ses intérêts.

Dr Sofiane Zribi

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