News - 07.02.2021

L'Afrique du Nord et le Moyen-Orient après 2020, sous la loupe de Gilles Kepel: La Tunisie? Kais Saïed...

La région MENA sous la loupe de Gilles Kepel

Politologue, arabisant de renom, et auteur de nombreux ouvrages de référence sur le Moyen-Orient en particulier et la région Mena en général, Gilles Kepel vient de publier chez Gallimard un nouveau livre intitulé :"Le Prophète et la pandémie: Du Moyen-Orient au jihadisme d'atmosphère".

L'année 2O22 sera-t-elle celle de tous les dangers dans cette région que l'auteur considère comme "la plus explosive de la planète" depuis le désengagement des Etats-Unis ?

Fin connaisseur de cette cette partie du globe, il s'emploie tout au long du livre de démêler l'écheveau des conflits que connaît la région : les tentatives de  la Turquie de reprendre pied dans la région via  la Libye, la situation dans les pays voisins, les intentions de Poutine, Mohamed Ben Salmène, Sissi, Erdogan, Tamime Ben Hamed, l'impact de la crise sanitaire et la Tunisie dans tout cela.  

Bonnes Feuilles

Tunisie

La Tunisie est louée à l’unisson pour constituer le seul État où le printemps arabe de 2011 a abouti à l’institution d’une véritable démocratie – alors que les cinq autres pays concernés ont basculé dans une guerre civile décennale (la Syrie, le Yémen et la Libye voisine) ou une restauration de l’autoritarisme (l’Égypte et Bahreïn). Mais elle est confrontée en 2020 à l’épuisement d’un modèle où l’indéniable progrès des libertés publiques est remis en cause par une organisation socio-économique dysfonctionnelle marquée par un népotisme et une corruption qui en constituent le socle profond, et dont la rémanence est facilitée par ces libertés mêmes.

Dès les dernières années du mandat de l’ancien président Béji Caïd Essebsi (décédé le 25 juillet 2019), des voix nombreuses se faisaient entendre pour comparer les performances économiques du régime dictatorial (novembre 1987-14 janvier 2011) de Zine el-Abidine Ben Ali (mort en Arabie saoudite le 19 septembre 2019) aux échecs de l’État démocratique successeur, déplorant un laisser-aller qui enrichit sans limites les élites du pouvoir et de l’argent en appauvrissant continuellement les démunis. Cela a engendré un nouveau « dégagisme » – selon le slogan du printemps 2011 prononcé digaj ! dans le dialecte local – dont la classe politique et les partis ont fait les frais, incluant même, fût-ce dans une moindre mesure que ses rivaux, le parti islamiste Ennahdha.

Kaïs Saïed

M. Kaïs Saïed, enseignant universitaire en droit constitutionnel, rendu célèbre par ses interventions télévisées où il exprimait dans un arabe classique parfaitement grammatical des positions souverainistes se rattachant au nationalisme arabe comme à certaines thématiques de la révolution iranienne de 1979, et dont le train de vie modeste, le refus de faire campagne donnaient une image de droiture en rupture avec les magouilles de politiciens usés et prévaricateurs, fut plébiscité – son score dépassant 90 % chez les jeunes électeurs. Il incarne d’emblée pour ceux-ci, notamment les plus modestes dont la plupart ne maîtrisent pas le français de l’élite dirigeante, et auxquels le dialecte quotidien fournit un accès qu’ils croient plus aisé à l’arabe, un modèle d’identification.

Son objectif consiste en une réforme constitutionnelle, qui accroisse les pouvoirs du président, face à la paralysie du Parlement causé par le mode de scrutin proportionnel.

Celui-ci avait été choisi par les juristes de la Haute instance pour la sauvegarde des acquis de la Révolution, à la suite du printemps 2011, à la fois pour éviter un raz-de- marée électoral des islamistes d’Ennahdha (à l’instar du parti issu des Frères musulmans en Égypte à la même période qui rafla l’immense majorité des sièges) et pour rompre avec la dictature de Ben Ali dont la résidence était établie au palais présidentiel de Carthage. En installant au Parlement le lieu de la décision politique, on mettrait celle-ci en exécution par un chef du gouvernement siégeant au palais de la Kasbah, au cœur de Tunis.
L’aspiration du président Saïed à un pouvoir exécutif plus fort est accrue par la démission du Premier ministre Elyes Fakhfakh le 15 juillet 2020, moins de six mois après qu’il eut été nommé, sous le coup d’une enquête pour conflits d’intérêts – symbolisant à point nommé les maux structurels du système politique. Il est remplacé le 2 septembre par l’ancien ministre de l’Intérieur Hichem Mechichi, à la tête d’une équipe technocratique composée de juges, universitaires, fonctionnaires et cadres du secteur privé, a priori non corrompus, dont la première mission est de reprendre les discussions avec le Fonds monétaire international, interrompues faute de gouvernement, et sans le prêt duquel la Tunisie ne peut boucler son budget.

Brahim Issaoui, l’auteur de l’attentat de Nice

La basilique Notre-Dame se trouve à quelques centaines de mètres de la gare où des caméras de surveillance ont filmé Brahim Issaoui en train de substituer ses vêtements préalablement à son départ vers le lieu des crimes, une pratique commune consistant à se «désilhouetter» avant de commettre un méfait, mais qui s’effectue habituellement hors des regards. Il avait dormi la nuit précédente dans une cage d’escalier sur un morceau de carton, emplacement qu’il avait montré à sa mère, jointe au domicile familial dans la banlieue de Sfax sur la vidéo de son téléphone, lui disant avoir trouvé un contact à Nice. Peu après, il pénètre dans le lieu de culte, égorge une sexagénaire, puis frappe à la gorge le sacristain et une jeune mère de famille brésilienne – tous décéderont de leurs blessures.

Intercepté par la police municipale, il est blessé par balles en psalmodiant dans un état second  «Allah Akbar» et emmené inconscient à l’hôpital. Le certificat fourni par la Croix-Rouge italienne trouvé sur lui indique qu’il a débarqué à Lampedusa le 20 septembre [photographie] – sur un rafiot de harraga tel que décrit plus haut (p. 207). L’embarcation en détresse est secourue par un navire italien, et après sa quatorzaine à bord à cause de la Covid-19, il est transporté par le bateau d’une ONG sur le continent, dans le port de Bari, métropole des Pouilles, avec 800 autres clandestins, où il est placé le 9 octobre dans un centre d’identification.

Il lui est notifié une obligation de quitter le territoire italien, mais libéré du centre par manque de place, sa trace est perdue. Il y a tout lieu de penser qu’il a pris, comme le font la plupart des clandestins tunisiens, le train pour Vintimille et traversé clandestinement la frontière française à Menton [photographie], et de là procédé jusqu’à Nice.

Les éléments de sa biographie disponibles indiquent que ce jeune homme est issu d’une famille pauvre de onze enfants, originaire d’un village des environs de Kairouan, la métropole islamique de la Tunisie, siège de sa plus prestigieuse et ancienne mosquée. La famille émigre ensuite dans une banlieue déshéritée de Sfax, la capitale économique du littoral sud du pays, où un reportage est effectué par la webradio locale Diwan le lendemain du crime de Nice. Il témoigne à la fois du délabrement du quartier, avec les jeunes en survêtement de contrefaçon siglé de marques de sport qui «tiennent le mur» au milieu de constructions inachevées, tandis que parents, frères, soeurs et amis du tueur s’expriment dans un dialecte très populaire avec un vocabulaire rudimentaire. Il en ressort que Brahim Issaoui travaillait dans le secteur informel, comme tout son entourage, pour gagner médiocrement sa vie, réparant occasionnellement des mobylettes, jusqu’à ce qu’il améliore un peu son revenu grâce à la tromba (du français «trompe» [à essence]) – terme qui désigne la contrebande de carburant provenant de la Libye voisine et proposé à la vente au bord des routes dans tout le sud du pays dans un flaconnage de verre ou de matière plastique.
Libye

La réconciliation libyenne est mise en œuvre au moment où les relations russo-turques se tendent à l’extrême dans le Caucase, alors que M. Erdogan qui appuie l’offensive de l’Azerbaïdjan contre l’enclave du Haut-Karabakh et l’Arménie, et y a expédié également des supplétifs syriens islamistes en provenance du canton d’Afrin, interfère dans la suzeraineté que conserve Moscou sur ces anciennes républiques soviétiques, à l’exaspération du maître du Kremlin.

La stabilisation de la Libye et le départ de l’armée turque sont également un enjeu majeur pour l’Union européenne, confrontée à des flux migratoires récurrents en provenance des embarcadères de Tripolitaine. La perspective qu’Ankara en use sur place comme dans la mer Égée ou en Thrace, en se servant de la pression humaine comme moyen de chantage politique, a été envisagée par les États les plus directement concernés comme Malte et l’Italie. On a déjà observé comment leurs ministres des Affaires étrangères s’étaient rapprochés de leur homologue turc à cette fin, envisageant des concessions en retour – une démarche que la réunion du Med 7 à Ajaccio le 10 septembre a brièvement rendue caduque en appelant à une stratégie européenne coordonnée, mais que le sommet de Bruxelles des 27 États membres de l’UE transforme de nouveau en attentisme le 1er octobre. L’Italie et l’Allemagne, explique à la presse le président du Conseil Giuseppe Conte au lendemain de celui-ci, «cherchent à imposer une approche de dialogue constructif […] seule à pouvoir conduire à une désescalade.

Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère
de Gilles Kepel
Cartes inédites de Fabrice Balanche
Gallimard, 336 pages + 16 p. hors texte, février 2021, 20 €

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