News - 06.02.2021

Riadh Zghal: Comment sortir de l’impasse quand les institutions deviennent toxiques?

Riadh Zghal: Comment sortir de l’impasse quand les institutions deviennent toxiques?

Dans un article intitulé «Diversité, cohésion et conflictualité sociales. Que peut le politique et l’acteur social pour éviter l’implosion sociale» publié en juin 2017 par Leaders, j’avais relevé l’émergence de solidarités « étriquées » mues par des intérêts corporatistes, ceux de certaines structures sociales traditionnelles ou d’appartenances idéologiques, toutes renfermaient des ingrédients de culpabilisation, voire de rejet de l’autre. J’avais écrit : «… on assiste à une superposition, sans s’annuler, des valeurs traditionnelles, des idéologies politiques, des attitudes régionalistes, une bouillie de variables qui sous-tendent des solidarités multiples tout en nourrissant les conflictualités dormantes qui attendent l’étincelle qui fera éclater la violence.»

En fait, je m’étais trompée en parlant d’étincelle, c’était mal apprécier les capacités de résilience et de patience du peuple tunisien. Et voilà que cette mi-janvier 2021 voit éclater la violence dans diverses régions et particulièrement les localités mal loties, celles qui présentent un indice de développement régional, tel qu’établi par l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (Itceq) parmi les plus faibles.

Les mouvements de révolte et de violence sont rapportés à plus d’un facteur. En revanche, force est de reconnaître que ce sont les institutions politiques qui se sont avérées toxiques du fait qu’elles ont rajouté au désarroi une couche après l’autre sur le sol si fertile d’un appauvrissement qui dure depuis dix ans, face à l’enrichissement d’une frange d’anciens militants contre l’ancien régime « indemnisés », de lobbyistes qui pèsent de tout leur poids financier pour empêcher le vote de réformes qui font bouger les lignes, et d’autres professionnels du commerce informel, de l’extorsion, bref de la corruption à tous les niveaux. La colère sociale se nourrit ainsi de plus d’une source en plus de la dégradation des conditions de vie - la déception est à la mesure des espoirs énormes nés du soulèvement de 2011. Parmi ces sources, un parlement qui donne l’exemple de la violence – d’abord verbale puis physique - diffusée sur une chaîne de télévision nationale et reprise en boucle par les nombreux autres médias dont les réseaux sociaux ; des députés loin d’être innocents se posent en inquisiteurs, à chacun ses sorcières bien que le résultat soit le même: soit un remaniement ministériel, soit un gouvernement entier qui tombe parfois quelques mois seulement après son installation; un parlement présidé par une personne en chute vertigineuse dans les sondages ; un président de la République qui parle de complots que «certains» (dont l’identité n’à jamais été dévoilée) «tissent dans des salles obscures» ; un syndicat qui ne s’occupe que des employés revendiquant sans cesse des augmentations de salaire souvent à coups de grèves allant jusqu’à prendre l’éducation des enfants en otage; des corps de métiers qui s’installent eux aussi dans des grèves, celle des magistrats a duré plus d’un mois…Pendant ce temps, des chômeurs désemparés, diplômés ou non, bloquent la production là où ça fait mal à l’économie nationale, s’installent en sit-in durables dans les locaux de l’administration publique…Que reste-t-il alors de la cohésion sociale ? Quel liant social reste-t-il quand la confiance en l’Etat et ses institutions s’en va ? Les manifestants de cette mi-janvier 2021 appellent à dissoudre le parlement, d’autres politiciens proposent de remettre le pouvoir à l’armée, la seule institution d’ailleurs, qui, selon plusieurs enquêtes, bénéficie encore de confiance.

Serait-ce la fin de l’espoir en la révolution, autrement dit l’échec de la nation à passer du soulèvement au véritable changement du système politique, économique, social, culturel… et à créer de meilleures conditions de vie pour le Tunisien ?

Dans cette société traversée par des solidarités étroites, l’individualisme, les conflictualités idéologiques et d’intérêt, il reste l’Etat qui devrait œuvrer pour assurer une cohésion nationale et veiller sur la préservation d’un socle commun d’intérêts nationaux partagés. Cela n’est pas possible sans une forte connexion de l’Etat avec la société. Aujourd’hui la société ne se reconnaît plus dans les institutions de l’Etat supposé incarner l’autorité légitime qui applique la loi et veille à la sauvegarde de l’intérêt général. Mais tout n’est pas perdu. Il y a encore moyen pour l’Etat de se reconnecter à la société, s’il fait une lecture objective de la réalité loin des miroirs déformants des idéologies et des intérêts particuliers, dans le but de mettre en évidence le commun national qui unit le sommet à la base du tissu social.

Il est question aujourd’hui de cohésion sociale qui concerne l’ensemble des habitants à l’intérieur des frontières du pays. L’enjeu est celui du vivre-ensemble dans un cadre institutionnel où la régulation des comportements s’appuie à la fois sur les valeurs et les normes sociales et sur un ensemble de lois et de procédures établies que certains organes du pouvoir sont tenus d’appliquer sans distinction, et d’autres organes d’en contrôler l’application.

Il est urgent que le gouvernement joue son rôle de liant national. Il se doit d’informer sur la vérité de la situation, sur son plan d’action, sur ce qu’il est possible de réaliser à court, moyen et long terme, et sur ce qu’il n’est pas possible d’entreprendre dans l’immédiat. Il faudra aller au-delà de la démocratie représentative et mobiliser les intelligences collectives, celles des catégories laissées pour compte et plus particulièrement les jeunes sans emploi et sans horizons. Car il faut admettre que ces sans-emploi ne sont pas dépourvus d’imagination si on les sollicite pour identifier ce qui bloque l’initiative et ce que seront les futurs possibles. Les partis devraient aussi être sollicités pour contribuer à la détermination des urgences, l’établissement de plans d’action locaux et nationaux, l’accompagnement des acteurs dans leur réalisation. Ce sera pour eux l’occasion de montrer qu’ils sont utiles et de réduire la désaffection générale qui les frappe.

Il faudra délibérer à plus d’un niveau, de la base au sommet, fixer les priorités de l’action, responsabiliser, générer une cohésion autour d’objectifs nationaux à réaliser, quitte à accepter des sacrifices en vue d’un avenir meilleur. Bref, couper avec l’immobilisme et créer une dynamique mobilisatrice. Car réussir l’implémentation des changements programmés nécessite l’engagement du plus grand nombre.

C’est pourquoi, pour générer une telle dynamique, le gouvernement a besoin davantage de compétences que d’allégeances. Le parlement, pour sa part, devra garder à l’esprit l’appel des manifestants à sa dissolution et, par conséquent, s’exposer moins au regard du public tant qu’il est incapable de lui offrir l’image décente qu’il aimerait voir. On attend du président de la République qu’il dévoile les comploteurs auxquels il ne cesse de faire allusion et qu’il prenne les mesures en son pouvoir aidant à assainir le climat politique.

Riadh Zghal