"Le cas critique du dénommé K.", un message positif sur l'exil intérieur
Par Rafik Darragi - Tout comme La Ceinture d’Ahmed Abodehman ou La Patte du Corbeau (La Fuite) de Yahya Amqassim, ou, encore, Loin de cet enfer, de Youssef al-Mohaimeed, Le cas critique du dénommé K., de Aziz Mohammed, qui vient de paraître aux éditions Actes Sud, est l’une des rares grandes œuvres saoudiennes traduites en français.
L’auteur, Aziz Mohammed, est né en 1987 à Khbar, à l’est de l’Arabie saoudite. Il est poète, nouvelliste et critique cinématographique. Son roman a été nominé en 2018 dans la Short list de l’International Prize for Arabic fiction.
Publié à Dâr al-Tanwîr, Beyrouth, Le Caire et Tunis en 2017, sous le titre original Al-Hâla al-harija li-l-mad’û K., Le cas critique du dénommé K., a été chaleureusement accueilli par la presse à travers le monde arabe.
« Sitôt réveillé, j’ai la nausée. J’ai du mal à respirer, je me frotte les yeux et je regarde dans le vague, à travers les brumes du sommeil. Il y a des taches sombres sur mon oreiller. A ma façon de respirer, je me dis que ça doit être mon nez. »
Ainsi commence le roman, un subtil monologue intérieur où le dénommé K. est en fait le narrateur, omniscient et omniprésent. Télescopant le temps présent et les brèches du passé, le jeune homme se révèle peu à peu, un être féru de littérature étrangère mais singulièrement apathique et dépressif.Peu à l’aise aussi bien dans son milieu familial que dans son travail au sein d’une compagnie pétrochimique, taraudé par « ce sentiment que tout ce qui (l’) entoure est en parfaite inadéquation avec (sa) nature » (p.39), poussé par son goût pour l’écriture, ilse désengage vis-à-vis de la religionet s’isole avec ses livres, se référant, voire, s’identifiant,tour à tour, aux personnages de Dostoïevski, de Hemingway, de Kafka,de Knut Hamsun, ou encore de Tanizaki.
Comme ces auteurs, Aziz Mohammed admet dans ce roman, la nécessité, voire l’utilité, d’illustrer et de mettre en scène le message positif, celui de ne se laisser jamais dévoyer dans les pires situations, de la possibilité « toujours présente, lorsqu’on est emporté par les flots, de rejaillir avec le courant, raffermi et déterminé ». (p.39)
Ainsi, lorsque le jeune homme apprend qu’il est atteint de leucémie, c’est sa lecture du Journal de Kafka, auteur dont il admire l’outrance, qui l’incite finalementà consigner ses sensations et ses réflexions: « Il y a bien des chances que j’appelle cet employé ‘K’…(que Kafka me pardonne). Et je pense intituler la nouvelle ‘détestable ronde…». (p.58)
La lutte qu’il livre courageusement durant une trentaine de semaines contre cette leucémie est une description minutieuse des faits et gestes, mais aussi une somme de réflexions et de sensations, qui ne laisseront pas insensible le lecteur, tant les multiples séances de chimiothérapie et les détails du monde hospitalier où il évolue semblent éthérés, et la relativité de son point de vue, quelque peu confuse :
« Comment fonctionne cet organisme aux éléments si disparates ? Viscères, humeurs, glandes, tissus, nerfs, globules, cellules, au milieu de tout ça, où réside l’âme ? Des milliards de cellules lancées dans un mouvement inlassable, une lutte permanente pour la survie, et ce poison qui les décime, qui détruit tout sans distinction. Après ça, comment trouver encore la force de préserver une quelconque cohésion ? J’ai soudain la sensation que tout s’effondre d’un seul coup. » (p.179)
Certes, l’auteur ne s’évertue pas, dans ce premier roman, à donner directement des leçons. Contrairement à la plupart de ses contemporains, en particulier Yahya Amqassim et Youssef al-Mohaimeed, il a sciemment évité de décocher ouvertement des flèches contre l’obscurantisme, la corruption ou la dictature qui règnent dans son pays. Et pourtant cette splendide illustration de l’exil intérieur, de la souffrance physique et mentale, enfin cette conception du réalisme, du détail véridique, telle qu’elle se manifeste dans ce premier roman, n’exclut pas forcément le but didactique. La technique narrative, la description subtile, indirecte, des personnages, surtout celle des parents et amis de la famille, les rapports humains, sont là, bien évidents, dans la maison paternelle, dans la compagnie pétrochimique, dans l’hôpital, dans le train ou encore dans l’avion :
« J’ai regardé autour de moi, un peu embarrassé. Je me suis rendu compte que les sièges étaient effectivement plus larges ici, qu’ils n’étaient que quatre par rangée et que ceux qui les occupaient avaient bel et bien l’allure de passagers voyageant en première classe… Mon regard revenu sur l’hôtesse, j’ai constaté qu’elle était plus grande et plus belle que l’autre, elle avait des traits d’Occidentale, c’était d’ailleurs sans doute précisément sur ce critère qu’ils l’avaient choisie pour la première classe. » (p.129)
Si l’auteur a associé ainsi la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de l’identification et du dédoublement de l’être, il y a indéniablement une intention de conférer à ce roman, sinon une dimension didactique, du moins une portée psychosociologique.
Le cas critique du dénommé K., se révèle être, ainsi, un beau roman sur l’exil intérieur. Il se lit d’une seule traite grâce, paradoxalement, à une série de scènes insupportables mêlées à un discret humour noir, qui lui imprime un léger côté subversif et une intense charge émotionnelle.
Un beau roman à lire.
Aziz Mohammed, Le cas critique du dénommé K., roman traduit de l’arabe (Arabie saoudite) par Simon Corthay, Sindbad/ACTES SUD, janvier 2021, Paris, 317p.
Rafik Darragi