News - 31.01.2021

Tunisie: Trois vies brisées!

Arselène Ben Farhat : Trois vies brisées !

Par Arselène Ben Farhat  - Comment mettre en garde les jeunes contre la consommation des drogues ? Comment les protéger et en même temps sauvegarder leur liberté dans leur quête des plaisirs ? Quels sont les moyens de lutte efficace contre toutes les formes de stupéfiants ? La prévention ? Les sanctions sévères ? Les campagnes de sensibilisation ? L’emprisonnement des consommateurs permet-il vraiment d’empêcher, de retarder ou de limiter la consommation des stupéfiants ou aggrave-t-il la situation des jeunes drogués déjà fragiles et dépendants ?

Trois jeunes tunisiens du Kef sont condamnés, chacun, à 30 ans de prison pour détention et consommation de stupéfiants : 5 ans de prison pour consommation, 5 ans pour détention de cannabis avec l’intention de le consommer et 20 ans de prison pour l’utilisation d’un espace public pour la consommation. La vie des trois jeunes a totalement basculé pour avoir fumé un joint ! C’est terrible, incroyable, insensé et pourtant vrai…

Or, la prison laisse toujours, comme l’affirme Michel Foucault, « une marque profonde dans la chair et dans le corps des détenus ainsi que dans leur psyché. » (« L’illégalisme et l’art de punir », « Dits et écrits II, 1976-1988 », Gallimard, 2001, p. 87). Le désespoir des prisonniers écrasés par la douleur, incapables d’affronter leurs geôliers et de faire face aux autres détenus plus âgés et plus costauds qu’eux, abandonnés à leur terrible sort est pour moi insupportable. Ils n’ont pas commis un meurtre ou un grave acte de violence pour que ces trois jeunes passent leur vie en prison ! Que vont-ils faire ? Comment vont-ils passer toutes ces années loin de leur famille, de leurs amis, de la société ? Arrivent-ils à s’adapter à cette nouvelle vie de détention ? La souffrance de ces jeunes se nourrit de leur chair vive et devient si atroce que le suicide apparait, pour certains d’entre eux, comme l’unique moyen de libération de leurs cellules. 30 ans de prison pour un joint !! C’est insupportable ! L’incarcération n’implique pas l’arrêt de la consommation des drogues. Malheureusement ces jeunes vont acquérir les pires formes de délinquance dans le milieu carcéral qui est aussi fortement touchée par la toxicomanie.

Au bout de 30 ans d’emprisonnement, quand ces jeunes tunisiens quitteront la prison, ils seront déjà soit des monstres, des machines à voler et à tuer, soit des vieux pitoyables incapables de se prendre en charge ; dans les deux cas, leur vie est achevée avant de commencer. Ils seront incapables de s’intégrer à la société, de reconstruire une famille, d’aimer la vie. Personne ne les recrutera. Personne ne leur fera confiance. Pour assurer leur survie, ils seront des criminels dangereux et seront chaque fois incarcérés, puis libérés pour être de nouveau incarcérés. Un cercle vicieux. La prison les détruira totalement et détruira leur famille.

Pourquoi cette sanction si sévère ? Pourquoi un verdict si effroyable ? Mettre en prison les « drogués » pendant 30 ans est une manière non pas de les libérer de leur dépendance des produits prohibés mais c’est une manière de se débarrasser définitivement de ces "gens", de ne plus les retrouver, les rencontrer, les voir trainer dans les rues, dans les cafés. Ces « sous-hommes » doivent disparaitre définitivement. Cependant, ce besoin d'enfermer les jeunes drogués, de les soustraire à leur famille, à la société, au monde n’est pas la bonne réponse. Ces captifs vont se retrouver coincés devant un miroir brisé qui leur renvoie une image dégradée d’eux-mêmes. Ils vont du coup plonger encore plus dans les drogues et le crime.

Bon dieu ! 30 ans de prison pour un joint !! Je me sens mal à l’aise face à ce verdict : si je consomme un verre de vin, est ce que je suis alcoolique ? Si je fume occasionnellement un joint, est-ce que je suis un toxicomane ? Est-ce que je risque de passer le reste de ma vie en prison ?

Au lieu de sanctionner sévèrement ces trois jeunes, il faut condamner à 30 ou à 40 ans les grands trafiquants de drogue, les mafieux et leurs parrains et démanteler les puissants cartels qui agissent dans notre pays près des collèges, lycées, universités, cafés, boites de nuit, maisons des jeunes, stades, etc. Les personnes accusées de trafic ou de production ou d’exportation et d’importation illicites de stupéfiants subiront de lourdes peines de prison et d’amende.

Il est nécessaire de ne pas mettre en prison les jeunes qui se droguent, mais de les diriger vers des centres de désintoxication, des hôpitaux et cliniques spécialisés. Mais, avant d’arriver à cette situation, nous pourrons agir en amont. Certes, il semble difficile de convaincre un jeune de cesser sa consommation de la drogue s'il éprouve un plaisir à le faire ou s’il croit pouvoir se libérer aisément des stupéfiants et qu’il ne sera jamais dépendant de ces produits. Cependant, dès l’apparition des premiers signes d’usage de produits prohibés chez des jeunes, leurs proches au niveau de la famille ou du milieu scolaire ou professionnel doivent assurer leur prise en charge. En fait, ces jeunes ont besoin d’être écoutés, soutenus et conseillés. Il faut être à leur côté, éviter de les culpabiliser, de les terroriser et de les sanctionner, mais les conduire à prendre conscience qu’ils sont les seuls à pouvoir réellement agir. Leur consommation d’un joint ne les entraînera pas ainsi dans "l'escalade" vers l’accoutumance et vers des drogues plus dangereuses.

Arselène Ben Farhat