Tunisie: Dix ans, pour rien ? … Tu as mal où, mon Pays?
Par Mohamed Hedi Zaiem - Dans l’article précédent, nous avons soutenu que la crise que vit notre pays était de nature politique, et que l’erreur que commettent beaucoup d’observateurs est de réduire le politique à un mauvais fonctionnement des institutions, plus particulièrement la nature du système politique et le régime électoral mis en place. Concernant le système politique, il lui est reproché d’avoir mis en place une structure tricéphale à la tête de l’Etat (Présidence de l’Etat, Gouvernement et Assemblée des représentants du peuple) où aucun des trois pôles ne concentre suffisamment de pouvoirs pour trancher et pousser dans une seule direction. Concernant le mode de scrutin, en penchant vers la proportionnelle il aboutit à un émiettement de la représentation sur un grand nombre de partis et l’impossibilité de dégager une force politique stable capable de gouverner.
Nous soutenons ici que la Révolution n’a fait qu’exploser « la crise de l’Etat », ce mal endémique qui rongeait le pays, depuis bien avant la révolution.
De la «Crise de l’Etat»
Quand on dit que la crise en Tunisie est avant tout politique, il est nécessaire de rappeler ce qu’on entend par « politique ». La «sphère politique», est définie par les spécialistes comme le domaine dans lequel les conflits s'organisent au sein de la société. Toute société est diverse et inégalitaire, et donc sujette à des conflits qui peuvent la menacer jusque dans son existence. Il y a donc besoin de mettre en place un système de domination capable de contenir les conflits dans les limites nécessaires pour garantir la reproduction de l'ordre social. Ainsi, le champ politique émerge comme un domaine de régulation des conflits par la «contrainte organisée» ; et la contrainte organisée est l'usage de la force par l'État pour imposer les règles et les lois qu'il fixe à cet effet ; et c’est l'État, qui a le monopole de ce pouvoir.
Ce système de coercition ne peut être réduit à des attributs matériels (les moyens de la violence physique) supérieurs à ceux des autres, mais exige la disponibilité de pouvoirs liés à «l'autorité». Le concept d’autorité dépasse celui de pouvoir auquel il ajoute l’acceptation de ce pouvoir par ceux sur lesquels il est exercé, ou encore son intériorisation par eux ; intériorisation sans laquelle la coercition et sa monopolisation ne peuvent être imposées de manière durable.
Et cette intériorisation est liée nécessairement à un contenu symbolique, c'est-à-dire un ensemble de symboles, de règles et de valeurs qui transcendent les conflits. Ce contenu symbolique a été historiquement lié à la religion comme par exemple, de la part du pouvoir, de se déclarer exercer le pouvoir « par la grâce de Dieu ». Cette autorité assoit la légitimité du pouvoir ; et en l’absence de légitimité, il ne reste au détenteur du pouvoir que deux possibilités. Ou bien il se transforme en dictateur qui ne peut durer que par l’exercice de la contrainte, ou bien il trouve d’autres moyens pour s’assurer l’adhésion de ses sujets. Le « clientélisme d’Etat » est la forme la plus fréquente de ces moyens.
Le « clientélisme d’Etat » constitue une forme de ce que les politistes appellent le «clientélisme politique», qui consiste en un échange social entre une entité politique (le plus souvent, élue) et les électeurs, leur fournissant des prestations en échange de leur soutien, qui consiste le plus souvent à lui manifester leur allégeance lors des processus d’attribution du pouvoir, c'est-à-dire les élections, dans le cas d’une démocratie représentative, réelle ou formelle. Le « Clientélisme d’Etat » peut être considéré comme un contrat implicite et non contraignant entre la société «cliente» et l'État, par lequel la première doit allégeance au second en échange des prestations qu'il lui fournit, tels que les services d'éducation, de santé, voire d'emploi et de logement. Cette allégeance est alors «passive et distancée » (c'est-à-dire peu enthousiaste) de cette force extérieure et supérieure, qui possède les instruments de la coercition et les moyens de gestion matérielle de la vie sociale ; allégeance accordée en échange de la garantie de ressources censées permettre une vie meilleure. L'État est alors décrit comme un «État providence».
La légitimité clientéliste est évidemment liée à la capacité de l'État à répondre à des besoins qu'il a souvent lui-même contribué à développer, et on parle de « crise de l’Etat » quand la dynamique des besoins n’est plus compatible avec la capacité de l'État à y répondre. La crise politique prend la forme d'une crise de légitimité, lorsque le système politique ne parvient pas à maintenir le niveau nécessaire de loyauté publique en raison de sa capacité réduite à répondre aux demandes croissantes dans les limites des moyens dont il dispose.
Aux origines de l’Etat-Providence: «La Décennie Euphorique»
L’Etat postindépendance a connu des crises dès sa naissance, mais la nature en était différente. La crise qui perdure aujourd’hui est la crise de l’Etat-Providence, telle que nous l’avons définie. S’il est possible de soutenir que l’Etat de la Tunisie indépendante s’est voulu dès le départ comme Etat-Providence, la véritable genèse de celui-ci et son installation dans la durée et les structures date du milieu des années soixante dix. Nous considérons que les transformations politiques et sociales qui ont eu lieu au cours de la décennie 1974-1983 poseront les fondations et les comportements qui caractériseront la vie sociale, politique et économique de notre pays au cours de la période suivante, et jusqu'à aujourd'hui.
La plupart des historiens et penseurs des affaires économiques et sociales considèrent les années soixante-dix comme une période d’implantation d'une économie «libérale», et certains vont jusqu'à la qualifier de «libéralisme sauvage». Cette conviction, trouve son origine dans le contraste avec la décennie soixante et l’expérience « socialisante » et du tout-Etat qu’elle a connue d’une part, et la promulgation de la fameuse loi d’avril 1972, favorisant l’investissement étranger dans les activités totalement ou partiellement exportatrices, d’autre part. Ceci exige mise au point.
Rappelons que le libéralisme économique est un système qui prône le libre échange des marchandises, la libéralisation de l'initiative privée et une législation du travail plus flexible. Le libéralisme appelle à la suprématie du marché dans l'organisation de toutes sortes d'échanges, ce qui signifie - dans sa forme pure - l'absence d'ingérence de l'État dans les décisions des individus et des entreprises, c'est-à-dire la priorité de la libre-contractualisation entre les individus et les organisations, y compris les contrats de travail, de faibles impôts, et la non-ingérence de l'État dans le processus de production, y compris un secteur public absent ou très limité...
Sur la base de cette définition, nous nions fermement que les années 1970 aient été une période de libéralisme économique. On peut même aller plus loin, en affirmant qu'on peut prouver - comme on le verra plus loin - que la Tunisie n'a jamais connu dans son histoire contemporaine une période de plus grande ingérence de l'État dans les affaires de la société que la période des années soixante-dix. Le secret derrière cela est l'état de relative prospérité qu’a connu l'économie nationale depuis 1974, notamment au niveau des ressources de l’Etat (budget) et des paiements extérieurs en raison de la soudaine et forte hausse des prix du pétrole après la guerre d'octobre 1973 au Moyen-Orient. La hausse soudaine des prix du pétrole et de beaucoup d’autres matières premières, et l'augmentation des revenus du tourisme et de l'immigration, ont allégé la pression sur les paiements extérieurs et ont renfloué les caisses de l’Etat. A titre d’exemple, les revenus d'exploitation pétrolière dus à l’Etat ont plus que quadruplé en une année, passant de 16,3 millions de dinars en 1973 à 66,4 millions de dinars en 1974 et 73,5 millions de dinars en 1975. Après une relative baisse, la croissance reprendra à partir de 1979 pour atteindre le niveau de 395 MD en 1982. Il faut rappeler qu’à cette époque, la Tunisie était exportateur net de pétrole. Le secteur des phosphates transformés et les produits agricoles traditionnels ont tous contribué à l’aisance financière de l'Etat, en plus de la croissance du tourisme et des envois de fonds des immigrés, dont le nombre a augmenté dans les années soixante. Cette aisance financière a permis un grand développement du secteur privé, consistant –à part l’industrie touristique et certaines activités industrielles- en des projets qui sont principalement orientés vers le marché intérieur à travers de nombreux mécanismes et institutions mises en place par l'État, qui n'aurait pas pu le faire sans le bien-être financier que lui confère l'énorme augmentation de ses ressources.
La période a comme conséquence connu une amélioration de la plupart des indicateurs économiques, dont une augmentation notable du taux de croissance annuel, qui a atteint 6,7% au cours de la décennie, contre 4,9 pendant la décennie précédente. Cette croissance a permis une amélioration significative du niveau de vie et de l'emploi ; et c’est pour cela qu’elle est considérée par les observateurs comme une période de « grande réussite économique ». Cependant, ces indicateurs ne représentaient en fait un «succès» économique qu'en surface, du fait de leur dépendance, comme nous l'avons dit, de l’amélioration exceptionnelle des ressources rentières de l’Etat, ce qui leur confère une grande fragilité.
Ce qui a été considéré à tort, comme une période de libéralisme, est en fait une période de grande extension du secteur privé ; ce qui est différent. L’aisance financière avait relégué au second plan les soucis d’équilibres des finances publiques et des paiements extérieurs, ce qui permettra aux responsables de se concentrer sur la principale préoccupation, à savoir l'emploi, qui deviendra le moteur d'une dynamique frénétique qui a généré un nouveau type d'industries que nous avons appelées les «industries relais de consommation», en fait relais entre les importations et la consommation intérieure (les industries de l'emballage, de l'assemblage et de la transformation légère), qui dépendent, en amont, d'importantes importations d'équipements et de produits semi-finis au niveau des intrants. Leur développement a été soutenu en aval par l’amélioration tangible du pouvoir d'achat.
Cette dynamique a été largement soutenue - au nom de l'emploi, devenu une valeur absolue – par un cadre législatif et institutionnel de soutien financier et d'incitations fiscales supportés par les ressources publiques (loi d'août 1974, FOPRODI, API, AFI ...). On peut y noter, en particulier, le grand développement du système de subventionnement à travers la caisse de compensation de la consommation, qui a été institutionnalisé en 1971 sous la forme d'un fonds spécial du Trésor public. Le volume des interventions de ce fonds est passé d'une moyenne de 4,2 millions de dinars pour les années 1970-1973 à 87 millions de dinars pour les années 1977-1981, ce qui signifie qu'il a été multiplié par plus 20 au cours de la décennie. Le subventionnement de la consommation, qui est généralement considérée comme l'un des mécanismes de la politique sociale de l'État, est, d’un autre point de vue, un soutien indirect au secteur privé en général et au secteur exportateur créé sous la loi d'avril 1972 en particulier, car il s'agit d'une autre formule dans laquelle l'État supporte une partie du coût de production. Le système de subventions a également connu de nombreuses transgressions et dérives, qui ont permis à beaucoup d'accumuler d'énormes richesses en détournant les subventions de leurs objectifs de départ, en particulier en ce qui concerne la subvention des dérivés céréaliers tels que la farine de blé et autres. Enfin, nous pouvons rappeler que le bénéfice de la subvention augmente avec le revenu et la consommation, ce qui en fait un transfert au profit des plus riches plus qu'au profit des démunis.
Nous pouvons, enfin, ajouter à cet armada, le système de fixation des prix, qui - à l'exception des produits tarifés - reposait sur le système «d'auto-homologation des prix». Ce système permet au producteur de fixer le prix du produit en ajoutant un pourcentage de marge bénéficiaire spécifique au coût qu'il estime lui-même, et duquel l'autorité de tutelle du commerce est simplement informée. Paradoxalement, plus le coût est élevé, plus le profit est élevé, de sorte qu'il n'y a aucune incitation à rechercher l'efficacité.
Cette mécanique exceptionnelle a permis, comme mentionné, d'obtenir des résultats très positifs en termes de croissance économique, d'emploi et de niveau de vie. La part des industries manufacturières dans l'emploi total passera de 34% en 1974, à environ 49% en 1980; et en moyenne, 18 000 emplois ont été créés chaque année, contre moins de 4 000 au cours des années 60. Cela s'est traduit par une amélioration du niveau de vie, la consommation privée ayant augmenté à un taux annuel de 7,8% au cours de la décennie, contre 4,8 pour la décennie précédente. Le revenu brut par habitant s'est amélioré à un taux annuel moyen de 4 pour cent au cours de la décennie, contre 2,6 pour la décennie précédente, le tout à prix constants.
Au cours de la période, des négociations sociales ont été mises en place, selon desquelles les salaires sont revus périodiquement en fonction du taux d'augmentation des prix, ce qui était en bonne harmonie avec la situation économique et financière de l’Etat.
Toutes ces circonstances sont à l'origine de l'émergence d'une nouvelle relation entre l'État et la société, dans laquelle la légitimité repose maintenant sur le clientélisme.
La Crise de l’Etat-Providence
Ce «modèle de développement» atteindra rapidement ses limites, essentiellement en raison de la croissance rapide du besoin d'importations, qui ont augmenté de 12% par an au cours de la décennie, contre 4,2% pendant la décennie précédente. Alors que les exportations se sont développées à un rythme moindre. Il est à noter que, contrairement aux années 1960, les types d'industries qui ont été créées répondaient moins à des besoins satisfaits par des importations existantes, qu’à de nouveaux besoins engendrant des changements majeurs dans les habitudes de consommation, de sorte qu'il est tout à fait inapproprié de les classer comme un substitut aux importations.
La décennie connaîtra au passage une première crise majeure en la confrontation entre le gouvernement et l'UGTT en janvier 1978. Mais les causes n’en étaient pas de type économique, même s’il y a eu un léger ralentissement de la croissance au cours de l’année 1977 ; elle revêtait aussi une dimension politique centrée sur une lutte pour le pouvoir entre un syndicat qui avait commencé à chercher à se libérer de l'hégémonie du parti au pouvoir, et l’aile dure de ce dernier, qui cherchait à le domestiquer, au cours d’une période dominée par les premiers signes de la course à la succession d’un leader physiquement épuisé. Elle sera suivie en 1984 de la sanglante «crise du pain», et le pays entrera dans une période de déclin économique, qui se terminera avec le recours de l'Etat tunisien en 1986 au Fonds monétaire international, pour la première fois de son histoire.
Les résultats exceptionnels en matière de croissance, emploi et niveau de vie, au cours de la décennie 1974-1983, nous autorisent de la qualifier de «décennie euphorique» ; l’euphorie n’est-elle pas le début de l’ivresse, sinon l’ivresse elle-même? Cette décennie est très importante car elle instaure des comportements et des transformations structurelles qui marqueront l’évolution du pays et qui prévalent encore aujourd'hui, dont on retiendra:
• La forte présence de l'État dans la vie économique;
• La relation quasi-automatique entre l'évolution des salaires et l'évolution des prix, indépendamment d'autres données objectives, à travers des négociations sociales, qui ne faisaient que consolider cette relation mécanique. Pour certains travailleurs l’occupation d’un emploi est devenue, moins une opportunité de contribution à la création de richesses, qu’une position permettant de revendiquer sa part du «gâteau collectif»;
• Un dispositif d'accompagnement, et un corps de procédures et d'institutions conçus pour soutenir et protéger tous types d'investissements, du moment qu'ils créent des emplois ; dispositifs, qui ont enraciné chez une bonne partie du milieu des affaires, la mentalité du « profit facile », sans grands risques et sans aucun lien avec l’efficacité et la durabilité économiques. En somme, aussi bien chez le travailleur, que l’entrepreneur, le lien entre le revenu d'une part et la rentabilité individuelle et sociale d'autre part a été fortement ébranlé.
• les changements majeurs dans le modèle de consommation, non seulement dans le domaine alimentaire, mais également ceux de la santé, du logement, du transport et autres.
La crise sera dépassée avec de forts coûts économiques et sociaux, mais ces transformations constitueront un lourd héritage, qui a compromis largement toute tentative de réforme.
Sous Ben Ali, l’Etat a géré cette crise latente en maintenant l’apparence de l’Etat-providence. Son désengagement de facto a pris la forme d’une dégradation rampante des services publics fondamentaux comme la santé, les transports et l’éducation et en favorisant sans le dire, la captation par le secteur privé des franges les plus juteuses de ses services, celles qui sont destinés à ceux qui peuvent payer. En fait même si la pauvreté a reculé, les inégalités sociales et régionales ont augmenté, et la classe moyenne –qui s’est consolidée durant la décennie euphorique- commençait à être laminée. Dans toute cette dynamique, la répression et l’absence d’une vie démocratique réelle faisaient le reste. La révolution, dont personne ne doute plus qu’elle ait été fomentée et soutenue, est aussi venue sanctionner cette crise latente, où le pays s’était installé, tel un jeune homme qui n’arrive pas à sortir de l’adolescence, ou qui est devenu lourdement addictif à certaines drogues.
Nous pensons que ce que nous vivons ces dernières années n'est rien d'autre qu'une explosion de cette crise latente, et à laquelle la révolution n’a fait qu’offrir les circonstances les plus favorables.
A Suivre…
Mohamed Hedi Zaiem
(*) Ceci est le second article d’une série consacrée au bilan des dix années post-révolution, mais dont l’objectif est surtout de proposer les orientations futures. Le bilan ne concernera que les points qui serviront à éclairer les orientations futures.