Slaheddine Dchicha: «La stratégie de Shahrazade» d’Abir Moussi
S’il est aujourd’hui admis par tous que le colonialisme a été un épisode violent, souvent féroce et toujours humiliant dans l’histoire des relations entre les pays, les peuples et les cultures, il arrive encore que l’on occulte ou néglige le caractère agressif de la pénétration étrangère durant les années qui précédèrent de peu l’occupation directe. L’attention se limitant généralement à la description des difficultés d’un pouvoir local en proie à des difficultés budgétaires et leur cortège d’errements, d’incurie et de corruption. Or, l’arrivée des troupes coloniales ne fut, si l’on ose dire, que l’aboutissement politico-militaire d’un impérialisme occidental qui se manifesta d’abord sous la forme d’une agression à caractère économique et financier menée par des banquiers et des industriels «bon teint» mais aussi par une nuée d’affairistes et d’aigrefins.
A en croire les sondages, le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, qui depuis 2019 compte modestement 17 députés, est désormais la première force politique en Tunisie. En effet, après avoir été accrédité en juillet dernier de 28% et en septembre de 36% des intentions de vote, le voici à la fin novembre, selon le même institut de sondage Emrhod Consulting, augmentant son avance et confortant sa première place avec 38% des intentions de vote.
Même si les sondages, on le sait, ne font que refléter l’état de l’opinion à un moment donné et même si de l’intention au vote effectif, la distance est grande, il s’impose de s’interroger sur les raisons de l’ascension fulgurante et désormais continue de cette formation politique.
A star is born
A ses débuts sous une autre appellation et une autre présidence, ce parti était modeste et n’a obtenu en 2014 que des résultats insignifiants. En 2016, il s’est donné un nouveau nom et une nouvelle présidente et depuis, il n’a cessé de progresser et de gagner en importance.
A cela différentes raisons dont la première est le contexte politique. En effet, le paysage politique tunisien se trouve sinistré par l’effritement continu des partis politiques. Effritement dû d’une part à la forte abstention et à la multiplicité des formations politiques estimées à plus de 200, d’autre part à la déception des citoyens par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis la Révolution, à la peur et au sentiment d’insécurité qu’ils éprouvent et à la nostalgie d’un régime autoritaire et répressif mais désormais perçu comme rassurant et protecteur.
Le deuxième facteur qui favorise le succès de Madame Moussi, c’est le dense réseau de soutiens dont elle bénéficie, constitué de personnalités de l’ancien régime encore très influentes et disposant d’une expertise et d’un savoir-faire certains.
Quant au dernier facteur, il tient à l’intéressée elle-même. Abir Moussi est dotée d’un physique imposant et à la fois avenant qui, ajouté à une personnalité forte et à un verbe haut, lui donne une aura et un charisme indéniables. Cependant, tous ces éléments n’appartiennent pas exclusivement à Abir Moussi et se trouvent partagés, dans des proportions certes variables, par plusieurs membres du personnel politique tunisien. Alors pourquoi est-t-elle la seule à les mettre à profit?
Raconte-moi une histoire
C’est là qu’intervient le storytelling, cette technique de communication qui semble être pratiquée, consciemment ou pas, par le PDL et sa présidente et qui consiste à mettre en récit tout acte politique tel qu’une campagne électorale, une réforme ou une loi… Cependant, cette mise en récit se doit de prendre impérativement la forme narrative du conte et requiert donc, comme tout conte, outre une quête dont la réalisation se heurte à des obstacles, des protagonistes bien caractérisés et stylisés jusqu’à la caricature.
Ainsi à en croire Abir Moussi, à la lire, l’entendre et surtout la voir agir, le narratif pourrait être reconstitué comme suit: «kan ya makan… un merveilleux petit pays nommé Tunisie où régnaient le calme et la prospérité grâce à la sagesse de ses dirigeants jusqu’au jour où des traîtres se sont associés à des malfaiteurs étrangers pour semer le trouble, le chaos et la violence…
Ces factieux auraient été menés par un méchant vieillard qui s’est très tôt opposé au fondateur de la nation et à son héritier et successeur. Il aurait profité de la confusion générée par le complot pour prendre le pouvoir et s’atteler à l’instauration d’un régime théocratique, remettant ainsi en cause et altérant l’identité et l’exception tunisiennes. Il aurait, par ailleurs, dépêché de nombreux jeunes au jihad et serait même impliqué dans le terrorisme, voire dans des assassinats politiques…
Face à ces marchands de religion, à ces «khwenjias» s’est dressée une jeune et jolie avocate d’origine modeste qui, à force de travail et d’obstination, est parvenue à la tête d’une formation politique et depuis lutte pour la préservation de l’héritage de Bourguiba et surtout n’hésite pas à afficher courageusement sa fidélité au dictateur déchu, Ben Ali.»
On le voit donc, cette femme moderne et émancipée s’oppose farouchement à Rached Ghannouchi, président à la fois de l’ARP et du parti islamiste Ennahdha. Et leur opposition va jusqu’à la langue. Alors que le «Cheikh» utilise un arabe proche-oriental connoté étranger et «frériste», la jeune «passionaria», en digne fille du peuple, «houmania» et moderniste, manie l’arabe dialectal connoté national même s’il est citadin et tunisois plutôt que tunisien.
Ainsi, dans ce récit, le monde se trouve simplifié et schématisé. Il y aurait d’un côté, la jeunesse, la modernité, la tunisianité laïque et fidèle à l’héritage bourguibien, et de l’autre, la vieillesse, la tradition obscurantiste, le passéisme salafiste et la nostalgie du khalifat…vision binaire et manichéenne!
Une série nommée Abir
Mais il ne suffit pas de raconter des histoires, encore faut-il captiver sans cesse l’attention et sans cesse susciter et entretenir l’émotion chez l’auditeur-cible, ce qu’a parfaitement réussi à faire Shahrazade puisque, comme chacun le sait, elle est parvenue à entretenir le désir et à relancer le suspense durant mille et une nuits. Ce savoir-faire ancien a été récemment revisité et théorisé aux Etats-Unis par Ira Chernus(*), professeure à l’Université du Colorado, et en France par le chercheur Christian Salmon(**) et depuis, son usage s’est répandu en marketing et dans la communication politique.
Et c’est ce même savoir-faire que l’on voit appliqué par le PDL et par sa présidente. En effet, Abir Moussi est omniprésente: au Parlement, sur les plateaux de télévision, à la radio, devant le siège de l’Union internationale des savants musulmans (Uism) à Tunis, à la Cité de la culture pour soutenir les artistes…partout !
Maîtresse des horloges, elle impose son agenda et ses thématiques à ses adversaires politiques: elle multiplie les déclarations, les dénonciations et les motions, intente des procès, organise les interventions, les manifestations, les grèves, les sit-in…Le tout sous le regard de ses concitoyens qu’elle rend témoins de ses actions par la parole, l’écrit et l’image. Cet activisme incessant et répétitif est administré quotidiennement à l’instar des épisodes d’un feuilleton ou d’une série dont raffolent les Tunisiennes et les Tunisiens. Cependant, afin que l’addiction s’installe, il faut éviter la lassitude et la banalisation et donc entretenir le clivage, voire le conflit, en suscitant la polémique, et en provoquant le «clash», ce en quoi excelle Madame Moussi dont la marche vers le pouvoir peut sembler inexorable.
Inexorable, tant que les citoyens lui prêtent confiance mais au moindre doute, la magie s’évanouit et le charme cesse d’opérer. Or certains éléments portent au scepticisme: le ralliement de Mohamed Ghariani, le dernier secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) comme conseiller de Rached Ghannouchi fait voler en éclats la vision manichéenne et binaire qu’entretient Abir Moussi entre les destouriens modernes et progressistes et les kwenjias obscurantistes et réactionnaires. D’autant qu’ils présentent plus d’un point commun. Ainsi sont-ils tous les deux contre l’égalité dans l’héritage et contre la dépénalisation de l’homosexualité sous prétexte de préserver la famille. Par ailleurs, le PDL et Ennahdha ne sont-ils pas l’un comme l’autre sous influence étrangère même si le parrain de l’un est le Qatar et celui de l’autre les Emirats arabes unis !... Bonnet blanc, blanc bonnet !.
Slaheddine Dchicha
* Ira Chernus, «Karl Rove’s Scheherazade strategy», 7 juillet 2006, Tomdispatch.com.
** Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2017