Slim Laghmani: La révolution et ses effets politiques et juridiques
Juristes et politistes, ainsi que des lecteurs avisés guettent ce qu’écrit et publie le professeur Slim Laghmani. Son analyse est approfondie, sans concession. Quel regard réfléchi a-t-il promené sur ces dix dernières années. Au jour le jour, et dans la durée, il a consigné sa lecture d’un phénomène mutant. Certains textes ont été publiés, d’autres sont restés inédits. Les voici réunis, dans un ouvrage bilingue, en arabe et en français, intitulé Ecrits politiques et constitutionnels depuis la révolution, paru aux éditions Nirvana.
«J’ai classé les textes ici publiés en trois catégories, écrit-il en préface. Des écrits politiques qui ne prétendent toutefois pas au statut d’écrits en science politique et des écrits en droit constitutionnel classés eux-mêmes en deux catégories: des écrits de théorie du droit qui relèvent de ce que, dans les divisions académiques, on nomme «théorie générale du droit» et des écrits qui relèvent de ce qu’on nomme «dogmatique juridique» et qui traitent soit de l’ordre constitutionnel en général, soit de questions particulières. Certains de ces écrits marquent un temps désormais révolu, d’autres traitent de questions encore en suspens.
Ecrits politiques et constitutionnels depuis la révolution
de Slim Laghmani
Editions Nirvana, 2020, 354 pages
Bonnes feuilles
1. Le titre de ce recueil suppose qu’une révolution a eu lieu en Tunisie, ce que, de plusieurs points de vue, on a contesté. Certains parlent d’insurrection, de soulèvement ou de révolte, d’autres de complot ourdi par des puissances étrangères avec des complicités internes.
Je soutiens, pour ma part, qu’une révolution a bien eu lieu. Pour justifier cette thèse, il faut répondre à la question:
Qu’est-ce qu’une révolution ?
2. Si, par révolution, on entend le soulèvement de tout un peuple contre un régime qui a pour effet le renversement du régime, il n’y a jamais eu de révolution. La Bastille a été prise le 14 juillet 1789 par 80 000 émeutiers parisiens dont un millier de combattants. Techniquement, on pouvait parler de jacquerie, pourtant personne ne doute que cela fut une révolution. Le Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, la résidence officielle des tsars, est pris, dans la nuit du 25 au 26 octobre 1917, par des marins et les soldats dirigés par Trotski. Ils ne trouvent au Palais d’Hiver qu’un millier de soldats. Les bolchéviques avaient pris le pouvoir sans que la population n’ait bougé. Techniquement, on pouvait parler de coup d’Etat, pourtant personne ne doute que cela fut une révolution. Ce qui s’est passé en Tunisie du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 ne suffit donc pas à montrer qu’il y a eu révolution, ni qu’il n’y en a pas eu. Une révolution se prouve plus par ses effets que par son déroulement initial.
Du point de vue des effets, un changement de régime peut être qualifié de révolution si, d’abord, faute d’avoir été réalisé par le peuple, il a reçu l’acquiescement du peuple ou de son immense majorité et si, ensuite, il s’en est suivi un changement radical. De ce point de vue, on doit distinguer les révolutions totales des révolutions partielles. Sont considérées totales les révolutions qui ont eu pour effet un changement radical du système politique, de l’ordre juridique, du système social, économique et culturel. Les révolutions de cette ampleur se comptent sur les doigts d’une seule main : la révolution française, la révolution bolchévique, la révolution chinoise et, dans une moindre mesure, la révolution iranienne de 1979.
3. Doit-on pour autant réserver le vocable à ces révolutions? Je pense que non. On peut, à mon sens, parler de révolution quand, sous la pression de la rue, a lieu un changement de régime accepté par une large partie du peuple et quand, suite à ce changement de régime, s’opèrent dans la société et dans l’Etat des changements notables. C’est, me semble-t-il, ce qui a eu lieu en Tunisie. Qu’il y ait eu, du 17 décembre au 14 janvier, pression de la rue cela est indiscutable. Que le départ de l’ancien régime ait été bien accueilli par une très large part de la société tunisienne, cela est évident. Mais quels sont les changements survenus ? Une nouvelle Constitution et un nouveau système politique, cela est clair, mais j’ajouterai, et cela me semble le plus important : un nouveau rapport de la société à l’Etat et une nouvelle culture politique.
4. Cette révolution marque une rupture dans le rapport de la société à l’Etat. Elle met fin, me semble-t-il, à l’étape de l’Etat post-colonial. On ne peut prédire ce qui sera, mais on peut affirmer ce qui n’est plus. Et ce qui n’est plus a été à l’origine du paradigme et en même temps du syndrome qui a donné sens à la plupart des recherches, analyses et études qui ont porté sur les Etat arabes en général et la Tunisie en particulier. Nous avons, depuis les indépendances, conçu l’Etat comme un être extérieur et supérieur à la société, moderne dans son apparence, amoindri dans sa réalité, autoritaire, voire dictatorial, dans tous les cas. Nous attendions de l’Etat qu’il se réalise, complète sa modernité et qu’il se démocratise. Nous pensions l’Etat comme une personne et du fait de cet anthropomorphisme, nous attendions ou espérions sa croissance.
Cet Etat à mon sens n’existe plus, cet Etat a été définitivement balayé par la révolution et quelle que soit l’évolution à venir nous ne reviendrons pas à cet Etat postcolonial moderniste et autoritaire. La peur de l’Etat n’existe plus, le Léviathan a été mis à mort. Le clivage principal n’oppose plus l’Etat à la société, il traverse désormais la société et a précisément pour enjeu l’Etat. Il en résulte que revendiquer de l’Etat un volontarisme moderniste n’est plus à l’ordre du jour. L’Etat n’agit plus, il est en jeu.
L’Etat était le lieu de l’expression d’une contradiction, d’une déchirure qu’il n’a pas pu dépasser et qu’il s’est contenté d’exprimer : sollicité par la modernité sans jamais vouloir l’atteindre et rappelé par la religion sans jamais vouloir s’y rendre, l’Etat postcolonial s’est installé dans la contradiction et la société et son élite ont, jusqu’à la révolution, tenté de le tirer vers l’un ou l’autre des termes de la contradiction. Cet Etat n’est plus, mais la contradiction qui le travaillait n’a pas disparu, elle s’est simplement déplacée et elle est aujourd’hui au cœur de la société civile. Et une partie de la société civile ne croit ni dans la nature moderne de l’Etat, ni dans la nature autonome du droit, une partie de la société civile veut un «Etat inachevé» et un droit désétatisé. Elle a peut-être tort, mais là n’est pas la question, la question est dans la coexistence de deux cultures politico-juridiques contradictoires dont la dialectique déterminera l’avenir de la Tunisie.
5. Cela signifie-t-il que, nécessairement, que cet avenir, que l’ordre nouveau à venir sera meilleur que l’ancien ? Cela signifie-t-il que toute révolution est un progrès ? Une telle vision procède d’un historicisme optimiste, de la conviction que l’histoire a un sens dans les deux sens du mot : une direction et une signification, que cette direction est la bonne et que ce sens est le progrès. Une telle attitude relève de la conviction, non de la science et elle est forcément subjective. Certes, toute révolution est, comme l’écrit Emmanuel Kant, «nécessitée par les vices du gouvernement», mais il n’est pas certain qu’elle mène toujours «à un meilleur ordre de choses», ce qui est certain par contre, c’est qu’il ne sera «plus permis de rétrograder le peuple vers son ancienne constitution».
6. Le présent recueil réunit des textes écrits au fil des dix dernières années. Nombre d’entre eux n’ont pas été publiés. Tous sont en rapport avec la révolution et ses effets politiques et juridiques. Ne figurent donc pas dans ce recueil mes écrits académiques portant sur d’autres questions. J’ai classé les textes ici publiés en trois catégories. Des écrits politiques qui ne prétendent toutefois pas au statut d’écrits en science politique et des écrits en droit constitutionnel classés eux-mêmes en deux catégories : des écrits de théorie du droit qui relèvent de ce que, dans les divisions académiques, on nomme «théorie générale du droit» et des écrits qui relèvent de ce qu’on nomme «dogmatique juridique» et qui traitent soit de l’ordre constitutionnel en général, soit de questions particulières. Certains de ces écrits marquent un temps désormais révolu, d’autres traitent de questions encore en suspens.
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