Arselène Ben Farhat: Colère posthume du docteur Badreddine Aloui
Ah ! Un silence éternel et une obscurité totale règnent autour de moi, me couvrent totalement ce soir 14 janvier 2021 au cimetière "Ouled Aziza" à Kasserine. Je me repose enfin en paix ! Mais, bon dieu, pourquoi te quitter maman, t’abandonner définitivement ? Pourquoi te laisser alors que j’étais ta fierté, ton espoir ? Enfin un médecin dans ta petite famille après avoir eu un ingénieur, des professeurs ! Tu es là, maman, sans pouvoir te parler ; je te vois sans pouvoir te toucher. J’entends tes cris silencieux, tes prières, tes appels à Dieu pour que je sois au paradis. Ah maman que c’est terrible de te quitter si brutalement. 42 jours déjà depuis mon départ vers un ailleurs, depuis ma terrible chute de 10 mètres dans une cage d’ascenseur, un accident tragique pour certains, un crime d’état pour d’autres, mais pour tout le monde le symbole ahurissant de la chute de tout le secteur public de la santé en Tunisie.
C’était le jeudi 3 décembre 2020 à 19h40. Je tenais d’une main le téléphone, de l’autre des fiches de malade. Mes yeux étaient plongés dans mes documents. Il fallait donner le bon traitement au malade opéré ce matin et ayant eu une poussée brutale de fièvre et en même temps donner un avis à un collègue sur la prise en charge d’un malade arrivé à l’hôpital dans un état critique. J’étais pressé de le voir aux urgences. J’ai déjà terminé 24 heures de garde mais je ne pouvais pas rentrer me reposer sans avoir aidé mon collègue. Les infirmiers qui s’entassaient devant le seul ascenseur en service à l’hôpital de Jendboua m’ont cédé leur place. J’étais un résident chirurgien de garde cette nuit-là et ils voyaient bien que j’étais bien inquiet de l’état du malade !
J’aurais aimé courir, voler pour le secourir ! Quand l’ascenseur était arrivé, j’étais encore au téléphone en train de lire mes fiches et de donner mes instructions. La porte s’ouvrait. Je me lançais comme d’habitude dans la cabine de l’ascenseur, car elle risquait de se refermer très rapidement sans raison. Un terrible cri, un cri d’horreur déchirait le silence de la nuit et des mains, plusieurs mains tentaient de me retenir, de retenir ma blouse, mes cheveux, de me retenir… mais j’étais déjà parti dans le vide, dans un gouffre noir… Ah maman ! Que c’est terrible de mourir à 26 ans là où on sauve des vies de la mort !
Que c’est dur de mourir alors que mon malade opéré m’attend avec impatience dans sa chambre au rez-de-chaussée et que l’autre malade crie de douleur ! Ils ont réellement besoin de moi. Que c’est dur de mourir alors que toi, maman, tu attends avec impatience mon coup de téléphone pour pouvoir aller te reposer. Tu étais toujours heureuse d’entendre ma voix après mes gardes. Que c’est terrible de ne plus pouvoir t’entendre maman !
C’est dur, maman, de quitter ce monde à 26 ans. Les vacances de fin d’année arrivent dans quelques semaines, je devrais en principe bénéficier d’un congé bien mérité. J’aime tellement retrouver mon frère qui m’a accompagné tout au long de ma vie et de mes études, sortir avec mes amis, bavarder pendant des heures, plaisanter, rire, parler d’amour, parler de mes rêves, jusqu’à l’aube. J’ai 26 ans. Construire… vivre enfin après des années d’efforts au collège, au lycée, à l’université, après de très longues nuits d’étude, de révision… des milliers de nuits de fatigue, d’épuisement. Je supportais tout, car tu étais toujours là maman pour m’aider, me protéger, m’encourager, moi, mes frères et sœurs. Ta joie était immense à chaque réussite aux examens. Ah quelle douleur, de t’avoir quitté si rapidement, d’avoir quitté mes frères et sœurs sans avoir eu le temps de profiter de leur présence et de partager leur bonheur.
Mais, ce soir 14 janvier 2021, j’entends tes cris de douleur, maman, tes gémissements et tes appels déchirants. Non maman, impossible pour moi de renaitre, de revivre. Ne pleure plus ; tes yeux abîmés déjà sous l’effet du vieillissement risquent d’être totalement bousillés. Arrête maman ; je ne peux plus revenir quoi que tu fasses. Arrête de sangloter…
Mais, bon dieu, pourquoi pleurer alors que tu as pu maitriser tes larmes quand le chef de Gouvernement Ministre venu te voir avec plusieurs ministres et responsables pour te présenter ses condoléances et celles du peuple tunisien ? Il était très ému, presque en larmes et toi, tu étais fière, digne et tu lui parlais de cette mort scandaleuse et de l’état de décrépitude de l’hôpital de Jendouba, de l’absence de matériel médical, des six ascenseurs en panne depuis des mois, de l’état lamentable des rares ambulances encore en service et du manque de personnel.
Tu gardais la même attitude digne dans l’émission télévisée qui m’a été partiellement consacrée, alors que la journaliste, assise près de toi, sanglotait, toi, tu gardais ta sérénité et tu cherchais à la calmer. Tu savais que les pleurs n’apportaient que des pleurs et que ce drame serait rapidement oublié, enterré comme moi. Au lieu de sangloter et de susciter l’émotion des gens, tu voulais les convaincre, les conduire à réfléchir sur les raisons profondes de mon drame. Pourquoi les promesses du Ministre de la santé de réparer les six ascenseurs de l’hôpital de Jendouba n’ont-elles pas été tenues ? Qui s’est occupé de la maintenance et du contrôle du septième ascenseur encore en service ? Pourquoi cet état de délabrement de tous les hôpitaux régionaux comme Jendouba, Gafsa, Gabès, Médenine, Kasserine, Kef, etc. Qu’a-t-on construit depuis le 14 janvier 2011 comme hôpitaux, comme universités ou usines dans ces grandes villes défavorisées ? Personne n’a pu répondre à tes questions ! Tu parlais pendant un long moment et tu demandais à tous les responsables d’agir pour que ma mort ne soit pas gratuite. Tu étais formidable maman et ton discours était si sincère et si convaincant.
Toutefois, ce soir maman, tu sanglotes et tes larmes coulent sur tes joues, car tu as compris que rien n’a été fait et rien ne sera fait pour donner un sens à ma mort.
Ce soir, on fête le dixième anniversaire de la Révolution du 14 janvier 2011 ? Quel est le bilan de ces années dans le secteur public de la santé ? Le nouveau centre hospitalier universitaire de Sfax n’a été construit que grâce à un don chinois de 200 millions de dinars et il est déjà l’objet d’une polémique sur sa vocation militaire ou civile. L’hôpital multidisciplinaire du Roi Salman Abdelaziz à Kairouan sera, lui aussi, financé par un don de 85 millions de dollars de l’Arabie Saoudite, mais ne sera opérationnel qu’à la fin de 2024. Même pour les vaccins, on n’a rien fait au cours de 2020. On se retrouve sans moyen de défense vaccinale face au covid 19. Le Ministre des Affaires Etrangères veut agir ; il annonce fièrement que nous allons recevoir un don de nos frères algériens et qu’ils vont partager avec nous les doses de vaccin qu’ils vont avoir, 250.000 dans un premier temps d’après certaines sources. Que peut-on dire face à de telles déclarations ? Nos voisins ont, comme nous, des difficultés à gérer la crise sanitaire et devront répondre aux besoins de vingt millions d’Algériens en vaccins. Peut-on leur demander de nous aider, de partager avec nous les petites quantités qu’ils vont importer ?
Ah ! Maman je ne comprends rien à la politique sanitaire de mon pays. Mais le spectacle qui s’offre à mon regard est terrifiant. Je regarde ce soir, de loin, les hôpitaux de mon pays après dix ans de la Révolution du 14 janvier. Je découvre que rien n’a presque changé. Des établissements publics de santé en perdition. Un même état de délabrement, un manque de cadres médicaux et paramédicaux. Des centaines de jeunes médecins dont la formation a coûté des milliards au peuple quittent la Tunisie et sont bien accueillis en France, en Allemagne, en Angleterre, au Canada, aux Etats Unis alors que nos hôpitaux manquent de personnel. Qu’a-t-on fait pour les encourager à rester ? Rien n’a évolué à l’hôpital régional de Jendouba, de Gafsa ou aux hôpitaux des autres villes du sud tunisien, Ah maman ! Partout en Tunisie, c’est le même spectacle affligeant : des ascenseurs bloqués, des salles d’opération délabrées, des scanner en panne, des laboratoires en difficulté faute de moyens, des saletés et des déchets qui s’entassent dans et autour de l’hôpital et une pénurie permanente des médicaments.
Tu sanglotes maman, car tu as compris que certains de ces jeunes médecins, finiront par mourir tragiquement comme moi, non pas à cause d’un ascenseur mal entretenu, mais à cause de cette arrivée massive des contaminés du covid 19 alors qu’ils manquent de masques, d’écrans faciaux, de tenues de protection, de désinfectants et de tout ce qui peut servir à leur protection au cours de leur lutte héroïque contre ce maudit virus.
Mais, mes camarades, ces combattants en blouses blanches ne vont pas céder. Ils vont continuer à se battre avec courage et abnégation afin d’assurer de meilleures conditions de prise en charge des malades dans toutes les régions de notre chère Tunisie. Ma mort ne sera pas donc vaine ; elle va pousser tous les responsables politiques à agir en faveur des établissements publics de la santé.
Arselène Ben Farhat