Du «printemps» vers une «tornade» arabe: une météo bien mouvementée
Par Haïfa Hubert - Dix ans se sont écoulés depuis qu'un vent de contestation a éclaté en Tunisie, qui a enflammé le pays, se propageant avec un effet domino impressionnant en Égypte, en Libye, en Syrie et au Yémen, secouant l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Mais que sont devenus ces pays qui se battent pour la liberté et la démocratie, après ce « printemps arabe » ou, devons-nous dire, « cette « tornade arabe »?
Si la Tunisie est en lutte perpétuelle pour arracher une démocratie bien méritée, essaie tant bien que mal de surmonter une grande crise économique et sécuritaire, d’autres pays se retrouvent face à une révolution inachevée voire manquée, kidnappée par des régimes militaires ou noyée dans des confits civils sanglants. Aujourd’hui, les constats se multiplient et les avis diffèrent entre ceux qui ont une nostalgie des anciens régimes autoritaires et faisant des figures tyranniques, des héros de la démocratie, ceux, qui se laissent et demeurent spectateurs d’un chaos, paraissant insurmontable, ne croient plus en rien. Et d’autres, au nom de « l’expérience » en politique, revendiquent une gouvernance menée par les anciennes figurent des régimes autoritaires. Mais de quelle expérience politique parlons-nous? Une expérience dans la corruption, la violation des droits de l’homme et le profit personnel et celui du clan? Néanmoins, une minorité compétente, par les études ou par une expertise dans un domaine particulier, fait le constat et essaie, tant bien que mal, de modifier les choses… Mais faut-il encore que ceux qui détiennent le pouvoir privilégient la compétence à la loyauté et laissent l’opportunité aux experts méritants d’apporter des réformes nécessaires et urgentes.
De l’immolation d’un jeune tunisien en décembre 2010 à l’explosion survenue au mois d’août 2020 à Beyrouth, ces événements tragiques ont laissé exploser une colère contre les dirigeants oppressifs et les élites politiques corrompues, renversant les dictateurs en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen et secouant la classe politique en Syrie et au Liban.
Les manifestations qui ont conduit en 2019 à la chute d'Omar al Bashir au Soudan et à la démission d'Abdelaziz Bouteflika en Algérie, sont là pour démontrer le réveil des populations dans la région et que le processus de la révolution, commencé en 2010, continue. Certes, les changements sont lents et les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des espérances mais le processus est toujours en cours, dont l'homogénéité n'est qu'un effet d’optique de surface, mais qui en réalité varie profondément d'un pays à l’autre.
En 2010, un élan d’optimisme a poussé les arabes et l’Occident à croire que le temps de la démocratie est enfin arrivé pour le monde arabe. Une décennie plus tard le bilan s’avère beaucoup plus sombre. Alors que les monarchies de Jordanie et du Maroc ont réussi, non sans encombres, à résister aux mouvements de protestation, approuvé de modestes réformes constitutionnelles, le gouvernement de Bahreïn a violemment réprimé les soulèvements populaires. La Libye, la Syrie et le Yémen ont sombré dans de longs et sanglants conflits civils, puis dans des guerres par procuration. Les coups d'une contre-révolution ont frappé la région avec une charge de persécutions, de violences et d'abus, alimentant des phénomènes nouveaux et anciens : terrorisme, fuites de civils, flux de migrants et de réfugiés, traite des humains, des droits bafoués et des crises humanitaires sans précédent… sous les regards tantôt indifférents tantôt impuissants des pays occidentaux au nom de la sécurité nationale, de la souveraineté des Etats.
Si la pandémie a secoué les puissances économiques, qu’en est-il alors des pays arabes secoués par les révolutions, vivants dans une crise économique, politique sociale sans précédent et subissant cette pandémie sans pour autant avoir les moyens nécessaires pour assurer la protection des citoyens et dispenser les services sanitaires nécessaires ?
La pandémie de la Covid 19, l'effondrement des prix du pétrole et une forte réduction des envois de fonds ont accumulé des pressions nouvelles et intenses sur des économies déjà extrêmement faibles. Sans aucune surprise, les protestations continuent, s’accentuent devant un chaos et une insécurité qui touchent de plus en plus les populations. Une flambée des prix des denrées alimentaires, un pouvoir d’achat en régression, des grèves continues gelant l’économie, des universités fermées décourageant les étudiants et les enseignants… Le désespoir qui envahit les populations amène parfois à regretter les régimes précédents. Ces mêmes populations qui se sont soulevées contre les régimes autoritaires expriment aujourd’hui une certaine nostalgie de cette époque en oubliant que la cause de l’instabilité actuelle est due à la mauvaise gestion, à la corruption vécues pendant des décennies. Nul ne peut oublier que c’est cette même corruption, cette mauvaise gouvernance, ce rejet de la démocratie et ces violations des droits de l’homme qui ont poussé les peuples à se révolter.
Alors que la consolidation du régime autoritaire en Egypte, en Syrie, en Libye et au Yémen nous interpellent sur un avenir sombre, la Tunisie se bat pour ne pas sombrer dans une guerre civile et essaie de mener avec difficultés ce processus de la démocratie. Un pays souffrant de la fuite des cerveaux, continue à se battre. Ne serait-il pas temps que la politique change de stratégie et se focalise sur une gouvernance basée sur les compétences de ses citoyens et non sur la loyauté des proches du pouvoir, afin de sortir la tête haute de cette révolution ?
Haïfa Hubert
Professeure de Géopolitique et de langue à l’ESSEC Business School