News - 11.01.2021

Selma Mabrouk: La révolution et après ? (Vidéo)

Selma Mabrouk: La révolution et après ? (Vidéo)

Par Selma Mabrouk. Médecin, Constituante - A la veille de la commémoration du dixième anniversaire de la révolution tunisienne, le pessimisme se révèle être quasi-général, accompagné d’un repli nostalgique qui se cristallise dans les pensées de la plupart, exprimé avec plus ou moins de nuances et de «désinhibition». Il est vrai qu’il serait incongru en ces jours sombres de ne point se questionner sur cette période décisive de l’histoire du pays et sur les conséquences qu’elle a pu avoir sur la qualité de vie des Tunisiens et des Tunisiennes. Car, au fond, c’est bien de qualité de vie qu’il doit être question, et c’est bien ce paramètre qui devrait être l’objectif ultime du choix du régime politique à mettre en place.

La colère populaire de l’hiver 2010-2011 avait soulevé des revendications bien précises, et l’on ne peut ignorer cet état de fait malgré les circonstances géopolitiques de l’évènement et les stratégies internationales en vigueur. Et c’était de qualité de vie qu’il était question. Travail, Liberté, Dignité.

Depuis lors, certains choix politiques ont été faits, obéissant eux-mêmes à des moteurs plus ou moins opaques. Quoi qu’il en soit, au bout de dix années de tribulations déroutantes frôlant bien trop souvent l’état de chaos, le pays s’est retrouvé profondément changé mais la qualité de vie n’est pas au rendez-vous.

Ces dix années ont-elles donc été une suite infernale de malheurs inévitables ? D’aucuns diront que oui. Mais l’ennemi de l’analyse est la simplification de la problématique. L’on peut ainsi se remémorer (et cela fait du bien) l’euphorie constructive des premières semaines de 2011, ainsi que l’explosion du sens citoyen des premières années. Mais pas seulement. Car, en y regardant de plus près, et surtout au plus près des jeunes, voire des très jeunes Tunisiens et Tunisiennes, la métamorphose est gigantesque en termes de conscience politique et citoyenne, d’appropriation de la notion de liberté et d’instauration d’une communication fluide interindividuelle et intergénérationnelle, et ce malgré le dénuement et la désillusion de la grande majorité quant à leur avenir. Cette caractéristique est fondamentale pour un pays qui force son destin afin d’entrer de plain-pied dans la modernité. Elle constitue un fertilisant idoine pour la société de demain, celle qui devra être immunisée contre les manipulations diverses et variées qui se révèlent être le paramètre majeur des relations internationales du siècle à peine né. Car si la démocratie est le gouvernement par le peuple, la condition nécessaire et obligatoire est d’évidence que ledit peuple puisse penser par lui-même.

Il n’y a qu’un pas pour se questionner sur le bien-fondé de ce choix historique, celui de prendre à bras-le-corps le concept de démocratie et de l’inscrire dans la loi fondamentale. Qu’en est-il en réalité ? Si le terme de démocratie a, aussi loin que je me souvienne, été dans la bouche de nos gouvernants depuis des décennies, ses mécanismes n’ont en effet été garantis de façon explicite que dans la nouvelle constitution de 2014. Au vu de la multiplicité des modèles démocratiques existants à ce jour dans le monde, et au vu des divergences politiques sur le sujet en Tunisie, la manœuvre n’avait pas été une sinécure, et le résultat certainement imparfait. Mais existe-il un exemple parfait de gouvernance démocratique ? La démocratie n’est-elle pas comme le mariage, la première étant la moins mauvaise solution pour un vivre-ensemble, le second pour un vivre à deux ?

En Tunisie, l’instauration d’un régime démocratique s’est opérée pour mettre un terme à certaines caractéristiques de la gouvernance qui avait prévalue antérieurement, et principalement les aspects tyranniques d’une oligarchie et les inégalités socioéconomiques entre les citoyens. La constitution de 2014 répond à cette exigence de rupture, tout en assurant les indispensables séparation des pouvoirs, élections indépendantes et autres droits et devoirs fondamentaux. Mais cette rupture est restée théorique avec les anciens us et coutumes. Voire le fossé s’est creusé si l’on compare avec certains critères de l’époque «d’avant», la tyrannie changeant apparemment de main et les inégalités devenant toxiques.

En suivant cette voie de l’inaccompli, la Tunisie s’est dangereusement fourvoyée dans un chemin a priori sans issue. Car si la dictature ou l’autoritarisme se caractérise par le confort d’une certitude sur le pouvoir et sur les lois (que l’on s’y oppose ou non), la démocratie se caractérise par la science de la gestion des conflits assumés. Et cette gestion des conflits n’est viable que si les règles du jeu sont respectées. La démocratie apparaît ainsi d’ores et déjà plus anxiogène à court terme pour le citoyen lambda habitué à déléguer son pouvoir décisionnel. Et quand le régime démocratique n’est que façade, l’ampleur du désastre est prévisible tant sur le plan social qu’économique, et menace même la souveraineté du pays.

Ainsi, si d’aucuns disent que l’évolution de la Tunisie ces dernières années démontre que « l’on n’est pas prêts pour la démocratie», l’on peut certifier que nul développement n’est possible en dehors d’un cadre cohérent de vie commune, quelle que soit la typologie du régime choisi ou imposé. Aujourd’hui, le pays se prévaut d’un cadre législatif existant et complet, composé d’une constitution et de lois en vigueur, même si un bon nombre d’entre elles nécessitent des révisions. Mais ce cadre n’est point respecté, et le mal s’est transformé en gangrène.

Le fait est que la notion d’État de droit n’a jamais prévalu à proprement parler dans la Tunisie contemporaine, et que l’appropriation de ce concept par le citoyen tunisien en est à ses balbutiements. Mais la période post-révolution n’a été l’occasion que d’un piétinement de cette noble ambition exprimée par tous.

Et comment en serait-il autrement quand l’un des acteurs principaux de la vie politique et du pouvoir obéit à d’autres règles et à des idéaux étrangers à la notion d’État ? Comment peut-on penser instaurer un régime démocratique quand ceux qui gouvernent depuis dix ans ne rêvent que de Califat et qu’ils sont inféodés à des intérêts hors sol ? Comment peut-on encore croire à un changement dans les rangs de ce mouvement aux multiples ramifications qui se prévaut de l’Islam alors que chaque jour amène son lot de destruction minutieuse des acquis de la Tunisie indépendante ? Comment peut-on encore penser que la situation actuelle est liée aux travers de la démocratie alors que, depuis le début, les dés sont pipés, et que l’on joue avec un partenaire qui n’a pas respecté les règles, voire qui a joué à un autre jeu, bien plus dangereux ?

Comment pourrait-on sortir de ce guêpier ? Faudrait-il, comme certains l’affirment, qu’il y ait une autre révolution ? Ou qu’il y ait restauration pure et simple du régime d’antan ?

L’impact des dix années écoulées sur la réflexion des Tunisiens et des Tunisiennes est indélébile, tout autant que l’est la nécessité de garantir un régime non totalitaire dans ce monde où tout est perméable et où les frontières sont d’une autre nature. Il est donc vital aujourd’hui de faire le bilan du changement qui a eu lieu, et d’accomplir l’inaccompli pour restaurer un cadre de gouvernance clair et compréhensible par tous. Parmi les acquis fondamentaux dont peut se prévaloir cette période passée figure en première place la constitution qui n’est aujourd’hui malheureusement qu’un texte virtuel aux multiples significations selon le discours qui en fait sa muse. L’arbitrage prévu en son sein n’a en effet pas été mis en œuvre.

L’espoir réside peut-être dans la mise en place de cette cour constitutionnelle que tout le monde attend et que les forces politiques au pouvoir, islamistes et alliés, tentent de soumettre à leurs conditions. Mais peut-on espérer une cour constitutionnelle compétente et objective dans les circonstances actuelles d’un parlement inféodé aux intérêts occultes et aux discours hors la loi ?

La situation est certes critique, mais le passage à l’étape de l’État de droit est incontournable pour éviter l’installation définitive d’un chaos destructeur. La protection des acquis législatifs de la Tunisie moderne en est le fer de lance, et ne peut se faire aujourd’hui qu’en garantissant le respect rigoureux de la constitution de 2014 qui en est le reflet fidèle.

Mais ce défi ne peut se relever quand des acteurs politiques dominants manœuvrent par tous les moyens, encore et toujours, pour effacer de la mémoire collective ce qui caractérise notre identité tunisienne. Au meilleur des cas, dans un futur plus ou moins lointain, l’on pourrait réussir un jour à protéger nos acquis et à développer de nouveaux horizons où le bien-être du citoyen sera au centre des préoccupations, moyennant l’instauration d’une transparence des financements des organes politiques et associatifs et d’une limitation des influences et autres ingérences plus ou moins occultes. Mais combien aura-t-on perdu de temps ? Et au prix de quels dégâts au niveau institutionnel, au niveau culturel, voire au niveau de la souveraineté nationale, cela se fera-t-il ?

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Selma Mabrouk
Médecin, Constituante

 

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