Hakim El Karoui, en préface du livre Tunisie, Dix ans et dans Dix ans : Une Tunisie démocratique, libre et toujours debout
Par Hakim El Karoui - Dix ans après les semaines glorieuses qui se sont déroulées le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, l’heure est au bilan mais aussi à la projection dans l’avenir. C’est tout l’enjeu des témoignages recueillis dans ce livre, témoignages d’acteurs de la Révolution, témoignages de responsables politiques nés de la Révolution, témoignages aussi de personnalités appelées demain à jouer un rôle majeur dans la Tunisie démocratique, libre et toujours debout, malgré les cicatrices économiques et sociales laissées par les difficultés institutionnelles, les blocages de l’administration, les difficultés à construire un espace de délibération démocratique et les errances humaines, trop humaines de certains responsables politiques.
Comment préfacer ce retour sur la Révolution, dix ans après ? Plusieurs solutions s’offraient à moi. J’ai choisi - le lecteur ne m’en voudra pas j’espère - un petit texte littéraire, issu de mes souvenirs de la Kasbah:
«La foule fait corps avec la clameur. Une forêt de mains au-dessus des têtes bat la mesure:
«Irhal, Irhal, Irhal». «Dégage ! Dégage ! Dégage !».
Le ton est une balance incertaine entre le joyeux et le grave, une valse-hésitation entre manifestation et kermesse. L’homme coincé devant moi réussit à se retourner. J’en profite et passe une épaule un peu plus loin en avant. Il se fige pour me faciliter le passage, m’accorde un regard complice avant de m’oublier pour reprendre à l’unisson:
«Dégage ! Dégage ! Dégage !».
L’air de janvier est froid. Mais, j’ai chaud. J’aperçois les casquettes de toile camouflée des militaires en faction à une vingtaine de mètres. Plus que vingt mètres ! Je suis encore bloqué, la foule tangue, le sol m’échappe, je suis soulevé et retourné vers là où je viens.
«Dégage ! Dégage ! Dégage !».
Je reprends pied, arc-boute mon dos, pousse devant moi le temps de m’ouvrir un espace, me retourner, retrouver ma direction. Vociférations derrière. Éclats de rire devant. Coincé, englué de nouveau. Je croise un regard. Il est là, à deux brassées. Il me dévisage avec insistance. Me connaît-il ? Me reconnaît-il ? Non impossible, il est comme moi, comprimé dans la masse, sans pouvoir même tourner la tête et regarder ailleurs.
«Dégage ! Dégage ! Dégage !».
Je demande le passage, laisse échapper un «s’il vous plaît» en français. Le regard se fait suspicieux. Personne d’autre que moi ne cherche à se déplacer dans cette houle, encore moins à s’en extraire et certainement pas en parlant français. Voilà, c’était donc ça. Un soudain mouvement de fond. Je perds l’équilibre, un drapeau rouge au croissant étoilé fouette l’air au-dessus des têtes : c’est le rouge du sang de la liberté. Celui versé au moment de l’Indépendance. Celui versé quelques jours auparavant dans la tourmente révolutionnaire. Je regarde le drapeau, je manque de tomber. Puis je me rétablis. Prends un coup de coude dans les côtes. Croise un regard suspicieux, puis un autre à la tonalité si éloignée des idéaux des slogans de la Révolution. Mais, après tout, en ce moment sur la Place, on écrit «dégage». La générosité n’est pas à l’ordre du jour.
Le flot me rejette vers le rivage, les militaires et policiers se sont rapprochés. J’y suis presque. Les portes du bâtiment semblent ouvertes, sans protection. Je tourne la tête. Des graffitis sur la plaque du ministère macule la façade hier encore toute blanche. Je me détourne puis revient vers le mur. Je plisse les yeux pour lire plus distinctement ce qui est écrit : mon nom à la peinture rouge suivi de «Résident général» est écrit en petit. Je souris et je m’indigne à la fois. Qui a pu écrire cela ? Instinctivement je me retourne, cherche des yeux les regards pleins de soupçon de tout à l’heure.
«Irhal, Irhal, Irhal» enfle comme un chant de supporters. Un dernier effort, je pousse, tire et écarte devant moi, je me tords, hèle un militaire par-dessus une dernière tête qui me fait obstacle et me fraie un passage. Je suis enfin devant le soldat qui monte la garde. Je lui explique la situation, qu’il doit me faire entrer. Il ne veut rien savoir, on ne peut pas entrer passer par ici, ce n’est pas lui qui décide. Qui ? Il ne sait pas. Un policier s’approche, je lui explique. Il me demande de le suivre. Non, on ne peut pas faire entrer de ce côté-ci. Il y a une autre entrée, plus discrète. Nous contournons le bâtiment. La porte arrière du ministère est grande ouverte, sans protection. Le hall est désert, la foule est pourtant si proche. J’entre, repousse la porte derrière moi. «Dégage ! Dégage ! Dégage !» est désormais lointain et sourd.
Nous sommes le 23 janvier. «Kasbah 1» vient de commencer. La révolution tunisienne est en marche. Et moi, je serai bientôt assassiné.»
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Hakim El Karoui
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