Boubaker Benkraiem : Quelle gouvernance pour un pays en développement?
Par Boubaker Benkraiem - Tous les peuples du monde, qu’ils soient du nord ou du sud, d’obédience socialiste ou capitaliste, aspirent à de bonnes conditions de vie et sont intéressés, en premier lieu, par la concrétisation des promesses qui leur ont été faites par les candidats aux postes de gouvernance ou d’autorité lors de la campagne électorale en vue de leur garantir la sécurité, la paix et les moyens de subsistance pour une vie digne. S’ils ne sont pas satisfaits, pour une raison économique ou politique, ils se révoltent et essaient, par tous les moyens, de provoquer un changement de gouvernement ou de régime sans se soucier des conséquences de leur mouvement pourvu qu’ils obtiennent gain de cause quelque en soit le prix.
C’est, en quelque sorte, ce qui s’est passé dans notre pays en 2011. Heureusement que les pertes en vies humaines ont été, relativement, limitées. Le changement de régime intervenu, en Tunisie, a été salué aux quatre coins du monde et tous les pays qui l’ont applaudi, ont pensé qu’il serait le prélude à un printemps, le printemps arabe° tant souhaité…et tant attendu....et serait suivi par plusieurs autres peuples vivants, encore, sous la dictature, sous une forme ou une autre. Mais ce ne fut pas le cas.
Notre pays, la Tunisie, auréolé par ses trois mille ans d’histoire a été pionnier dans plusieurs domaines:
1- Il a été le premier, en Afrique et au Moyen-Orient, à abolir l’esclavage;
2- Le Bey de Tunis promulgua, en 1861, une Constitution;
3- Il a été le premier pays africain à créer un syndicat pour défendre les droits des travailleurs;
4- Il a été sinon le premier, parmi les premiers à se révolter contre le colonialisme jusqu’ à son indépendance totale;
5- Et c’est bien un tunisien, Tahar el Haddad qui souleva, au début du 20eme siècle, les droits de la femme.
Evidemment, le colonialisme n’a pas été un élément d’épanouissement des peuples colonisés. Au contraire, il a exploité toutes leurs richesses minérales, agricoles et même humaines pour en tirer le maximum de profits. D’ailleurs, aucun pays colonisateur n’a, à un moment ou à un autre, déclaré de lui-même, son intention de se retirer du pays qu’il occupe pour lui accorder son indépendance. Et pour y parvenir, il a fallu, pour tous les pays colonisés, une longue lutte politique soutenue, souvent, par une guérilla qui a été la cause de beaucoup de pertes en vie humaines, en blessures, en emprisonnement, en exil et en épreuves, en dommages et en calamités.
C’est ce manque de préparation et d’épanouissement des peuples colonisés qui a posé tant de problèmes aux pays colonisés lors de leur indépendance parce qu’ils ont manqué de leaders, de cadres capables de diriger, de gérer, d’administrer leur pays, une fois indépendant. Et c’est ce qui a été à l’origine de tant de difficultés, de mauvaise gouvernance, de gestion hasardeuse et parfois, d’abus de pouvoir de la part des gouvernants qui manquaient qui de formation, qui de niveau intellectuel, qui de patriotisme, qui d’expérience et de savoir-faire.
C’est pourquoi, dans la plupart des cas, tant de peuples ont passé des décennies à lutter pour arriver ou s’emparer, parfois, du pouvoir, par la force, au détriment de la compétition politique démocratique. Et c’est ainsi que les luttes intestines entre les frères ennemis d’un même peuple ont condamné les leurs à vivre dans une misère plus dure que celle de la période coloniale ou à créer, au sein de la population, des clivages nécessitant des décennies pour les faire disparaitre.
Notre pays, la Tunisie, a réussi, en 2011, une révolte ou un changement ° "light"° quoique la perte d’une seule personne était de trop, Et ce fut alors une mobilisation générale des candidats… au pouvoir qu’il soit celui de l’exécutif ou du législatif et toutes sortes de pratiques, de méthodes ou d’applications étaient utilisées pour se positionner pour les élections à venir: certains se sont, avant le démarrage de la campagne électorale, organisés en vue de s’assurer du maximum d’électeurs et d’autres, ont utilisé d’autres moyens, plus ou moins réguliers, pour bien se positionner, mais rares étaient les candidats à présenter des programmes sérieux et dignes d’intérêt.
Dans cette situation mi-figue, mi-raisin, nous continuerons, fort heureusement, à avoir, encore, besoin du concours et du soutien des organismes financiers internationaux dont le FMI et la Banque Mondiale dont les conditions sont meilleures que celles du marché financier. Mais quel image donnons-nous de notre pays à ces instances lorsqu’on crie, à ceux qui veulent l’entendre, que de nombreux tunisiens sont soit des corrompus, soit des citoyens malhonnêtes. Comment, en qualifiant ainsi certains de nos concitoyens, on peut rassurer les investisseurs nationaux et surtout étrangers pour qu’ils investissent chez nous, créent de l’emploi et de la richesse ou nous accordent des prêts. Bien sûr, pareille catégorie de personnes existe dans tous les pays du monde mais avons-nous jamais entendu les responsables de ces pays affirmer que certains de leurs concitoyens aux postes de responsabilité, sont des corrompus ? Pareilles affirmations sont confidentielles. Elles ne doivent et ne peuvent être criées sur tous les toits car elles décourageraient tout investisseur dont notre pays a, grandement, besoin, à venir, chez nous, investir.
D’autre part, comme les gouvernants débutants n’ont pas assez d’expérience du pouvoir, il leur parait inadéquat de faire preuve, dès le départ, d’autorité et d’esprit de supériorité et d’ascendance et ils commencent par faire preuve de gentillesse un peu trop exagérée et d’assez de compréhension. C’est alors que les citoyens croient, à tort, à une certaine faiblesse d’autorité. Mais lorsque les détenteurs d’un certain pouvoir font preuve de manque d’autorité, il y a un risque de clash entre gouvernants et citoyens et leurs relations se compliquent. Il faut, d’ailleurs, beaucoup d’audace, de doigté et de savoir-faire pour que l’entendement entre les uns et les autres s’établisse.
Aussi, une décennie est vite passée et nous ne voyons pas encore le bout du tunnel. Le citoyen lambda trouve beaucoup de difficultés à joindre les deux bouts pour subvenir aux besoins de sa famille, et la pauvreté aurait même affecté, d’après les organismes spécialisés, une bonne partie de la classe moyenne de la population et cela n’est, nullement, tranquillisant.
Avec le changement intervenu en 2011, nous avons cru et pensé que la 2° République, profitant du niveau social, intellectuel et politique atteint par le peuple tunisien en 55 ans d’indépendance, fera un bond inégalé dans tous les domaines. Mais nous nous sommes trompés car le progrès auquel est arrivé le peuple tunisien ne l’a été qu’en utilisant, souvent, la manière forte pour l’application de certaine politique, qu’elle soit sociale ou économique. C’est d’ailleurs ce qui a été reproché aux deux présidents de la 1° République mais une bonne majorité de l’élite intellectuelle avait appuyé cette méthode qui a donné de bons résultats. D’ailleurs, la stagnation ou plutôt le recul du pays dans le domaine économique, au cours de cette dernière décennie, confirme l’appui de cette partie de l’élite. Il faut, quand même, reconnaitre que la crise sanitaire du Covid-19 doublée d’une crise économique d’une ampleur inédite, aux allures de choc de civilisations, n’a pas arrangé les choses. L’irruption brutale et inattendue de cette pandémie, à la fin de l’hiver 2020, est venue bousculer nos certitudes les plus établies. Cette pandémie, qui a fini par rattraper la Tunisie, a détruit des pans entiers du système productif et éducatif. Elle a monté les générations les unes contre les autres, et miné un peu plus la confiance dans le politique, et cela continue encore de plus belle.
Et ce qui est incompréhensible, ce sont les comportements de certains cadres qui, nonobstant les difficultés que traverse le pays, ont commis des actes incroyables de corruption, au mieux de mauvaise gestion, impensables pour des responsables: introduction irrégulière d’ordures ménagères italiennes en quantités incommensurables, achat de blé impropre à la consommation, abandon de grande quantité de blé non protégé sous l’effet de la pluie et du mauvais temps, etc. Nous comprenons, maintenant, pourquoi les Présidents Bourguiba et Ben Ali se sont comportés, durant leurs longs mandats, en maniant la carotte et le bâton. Ceci est confirmé par El Kamour 1 qui a été très mal géré par les gouvernants de l’époque et malheureusement pour nous tous et pour la Tunisie, tant que l’épée de Damoclès n’est pas posée sur le bureau du Chef, nous continuerons à nous comporter de la sorte. Nos gouvernants doivent prendre les taureaux par les cornes et ne pas hésiter, le moins du monde, à prendre des décisions douloureuses et surtout appliquer la loi, au besoin par la force, bien sûr légale. Si, dès le début, on avait interdit l’entrée dans la zone interdite d’El Kamour, et si on avait pris toutes les dispositions adéquates, nous ne serions pas dans cette situation inextricable et qui risque de se généraliser dans le pays.
Quand on repense aux actions déshonorantes commises par certains responsables, on se pose un tas de questions quant à certaines valeurs morales relatives à la famille, à la patrie, à l’honneur, au nationalisme, à l’égoïsme, à la confiance, à la responsabilité, et ce, en rapport au gain matériel que peuvent leur rapporter leurs malversations et aux sanctions qui peuvent en découler.
Appartenant à la génération de l’indépendance, je voudrai terminer cet article par une citation du père de la nation et de l’indépendance de notre pays, le Président Bourguiba qui nous manque tellement, en ces moments de doute et d’incertitude:
«La Tunisie a ouvert la voie de l’indépendance, de la dignité et de la souveraineté à bien des peuples africains. Elle a été la première à accepter des solutions de compromis et à donner un caractère révolutionnaire à sa politique d’étapes. Et elle est aujourd’hui la première à démasquer les arrière-pensées et à s’attaquer au néo-colonialisme. Ce faisant, elle sait qu’elle fournit aux peuples qui luttent pour la liberté authentique et la souveraineté réelle, l’occasion de démasquer les dirigeants qui, en fait d’indépendance, se contentent des apparences et abandonnent la réalité du pouvoir au colonialisme. La crise de Bizerte a eu ce mérite de placer tous les peuples et leurs dirigeants devant leurs responsabilités. Elle a fait découvrir au monde le visage réel de la Tunisie, les caractéristiques et les procédés de sa lutte ». Le Président Habib Bourguiba, le 18 août 1961.
le Président de la République, élu au suffrage universel est invité à jouer, en sa qualité de Président du Conseil de Sécurité Nationale, son rôle dans toute sa plénitude pour sauver le pays, c’est de son devoir, non?.
Boubaker Benkraiem
Ancien Sous-Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre,
Ancien Gouverneur