News - 07.01.2021

Mustapha Kamel Nabli: La longue marche de la Tunisie de l’«espoir fou» vers le «grand désespoir» (Vidéo)

Mustapha Kamel Nabli: La longue marche de la Tunisie de l’«espoir fou» vers le «grand désespoir»

Par Mustapha Kamel Nabli. Professeur universitaire, économiste, ancien ministre,ancien gouverneur de la Banque centrale - Deux années après la révolution, vers la fin de l’année 2012, il était devenu évident que la Tunisie était vraiment dans la tourmente, et à la croisée des chemins. Cette situation m’avait inspiré un texte, que je n’ai jamais publié, mais que nous commençons par reproduire exactement en l’état à la date de sa rédaction le 24 décembre 2012, montrant un pays ballotté entre «espoir et désespoir». Nous montrons ensuite la pertinence de cette analyse huit années plus tard, comment la Tunisie a finalement plongé dans le cas tragique «d’un grand désespoir», avant de faire un retour sur les causes de ce dérapage et les voies de sortie actuellement.

A la fin de l’année 2012: «la Tunisie entre l’espoir et le désespoir dans la transition démocratique»

«La Tunisie présente aujourd’hui deux visages, l’un porteur d’espoir, d’un potentiel de progrès et de réalisation d’un avenir meilleur et brillant, l’autre est celui du désespoir et d’un avenir sombre. Cette distinction ne reflète pas l’opposition d’une vision politique à une autre. C’est plutôt une distinction que peut contempler tout citoyen en fonction de l’humeur du jour et de la nature des événements qui défilent à une allure si rapide. Ce sont deux sentiments ou visions que peut ressentir n’importe quel observateur averti.

Au début, une vision forte d’espoir

La vision de l’espoir est celle qui voit les perspectives d’un ancrage de la liberté et de la démocratie. Elle voit le chemin parcouru par rapport à une société bloquée et un pays pris en otage par un régime dictatorial, liberticide et corrompu. La révolution a permis l’éclosion de cet espoir en lieu et place du désespoir et du désarroi généralisé qui prévalaient avant la révolution. Le Tunisien a retrouvé sa liberté, a été libéré de la peur et de l’humiliation et a relevé la tête. Cette liberté est là, elle est réelle et vivace. Les perspectives d’un pays démocratique, dynamique qui répond aux ambitions et aux attentes de ses citoyens restent ancrées dans le conscient et le subconscient du Tunisien et de la Tunisienne. Ce sont aussi les perspectives économiques qui s’ouvrent à un pays régi par une meilleure gouvernance, qui combat la corruption, ouvre les mêmes opportunités pour tout le monde, ce qui permettrait de voir l’investissement surgir et l’initiative et l’énergie de chaque citoyen se libérer. Ainsi la croissance économique décollerait, créant des emplois qui répondent aux aspirations des jeunes et moins jeunes qui sont de plus en plus éduqués. Une économie florissante et un chômage en recul permanent sont la clé d’un meilleur niveau de vie et d’amélioration des indicateurs de santé, de logement, de l’environnement et des conditions de vie sociale.

Ces perspectives positives sont étayées par un certain nombre de constatations et évolutions.  Il y a d’abord les élections du 23 octobre 2011 qui ont donné lieu à un énorme espoir et un élan de citoyenneté et de fierté nationale. Il y a l’évolution vers des institutions démocratiques avec un gouvernement légitime qui sort des urnes, et la mise en place d’une Assemblée constituante qui doit élaborer une nouvelle constitution. La mise en place des nouvelles institutions démocratiques progresse et la transition démocratique serait en bonne voie avec l’organisation de nouvelles élections dans un avenir proche. Il y a la consolidation de la liberté d’expression et le vaste choix dont dispose aujourd’hui le citoyen en termes de produits médiatiques et de presse. Une presse et des médias libres, malgré certains dérapages et insuffisances, sont un des acquis les plus significatifs. Une vie politique riche avec une multitude de partis et la possibilité ouverte à chacun d’y participer et de défendre ses idées et ses ambitions. Il y a une vie associative riche et dynamique et une société civile active et mobilisée. Le citoyen tunisien est présent, actif, pour défendre ses idées et ses intérêts. Il y a l’amélioration des conditions de sécurité et la baisse du nombre de conflits sociaux. Il y a une certaine reprise de la croissance économique et une légère baisse du taux de chômage en 2012 après une forte chute de la croissance et une forte hausse du chômage en 2011. Dans cette dynamique, la pente est ascendante et ne fait que confirmer la rupture avec l’ancien régime, contribuant à la mise en place d’un système démocratique, où la dignité, l’équité et la liberté sont garanties.

Ensuite, l’émergence d’une vision de plus en plus marquée de désespoir

La vision du désespoir est celle qui voit le pays sombrer dans l’instabilité politique et sociale, et la régression économique. Elle voit le processus démocratique se gripper et se transformer en conflits politiques permanents. La transition démocratique échoue, l’insécurité augmente et les conditions de vie se détériorent. Le climat d’investissement et des affaires se détériore, entraînant un niveau faible d’investissement. La croissance économique serait plus faible, le rythme de créations d’emplois baisse et le chômage augmente. Les équilibres macroéconomiques sont fragilisés et les risques de crise financière deviennent pressants.

Cette vision trouve sa justification dans un certain nombre de constatations et évolutions. Le processus de l’élaboration de la constitution et de préparation des nouvelles élections reste flou et sans agenda clair. Le fonctionnement et les performances de l’Assemblée nationale constituante et du gouvernement sont de plus en plus mal appréciés par la population. La vie politique est chaotique et conflictuelle. L’opposition reste fragmentée et sans impact sur l’évolution de la situation, n’offrant aucune alternative politique crédible. La violence politique prend de l’ampleur et perturbe le développement d’une vie politique saine et ouverte. Les conflits sur l’identité et le rôle de la religion divisent la société et entraînent une polarisation porteuse de menaces. La violence et la criminalité augmentent en raison notamment de l’incapacité de l’Etat à y faire face. La contestation sociale et les revendications de toutes sortes se développent, surtout dans les régions marginalisées. Elles sont le fait des jeunes qui ne voient pas leur situation s’améliorer. L’Etat assure de moins en moins efficacement son rôle dans la protection et la sécurisation des personnes et des biens. L’administration s’affaiblit sous les coups de la politisation, à cause de la perte de ses compétences et du relâchement de la discipline. Les services publics en charge de l’eau, l’électricité, la santé, l’éducation, la propreté des villes et les transports sont moins bien assurés. La corruption associée avec l’ancien régime change de caractère et devient endémique et encore plus difficile à combattre. La justice transitionnelle tarde à se mettre en place, et la justice normale croule sous le poids des affaires et des dossiers. Le civisme citoyen se perd et l’anarchie s’installe dans la vie courante, rendant les interactions sociales plus agressives et violentes. L’activité économique illicite prend de l’ampleur avec la contrebande et la criminalité. La reprise économique reste faible et fragile. La croissance économique en 2012 permettrait à peine de récupérer les pertes subies en 2011. Le taux de chômage reste élevé et la dynamique de l’investissement bloquée. Le coût de la vie augmente à un rythme élevé. Les équilibres macroéconomiques sont menacés.

Il y a aussi des raisons de penser que la sécurité nationale est menacée. Les tentatives d’infiltration de groupes terroristes et l’entrée de quantités importantes d’armes dans le pays sont des signes précurseurs du danger terroriste et de l’implication du pays dans le jeu global des influences.

Une population désarçonnée mais qui reste optimiste

Ces visions sont bien sûr extrêmes, mais elles reflètent l’état d’esprit de la population. On peut le voir et le sentir dans notre vie quotidienne, et dans le degré élevé d’angoisse qui caractérise le Tunisien aujourd’hui. Mais on peut aussi le voir à partir d’un certain nombre de résultats qui proviennent des sondages d’opinion. Celui réalisé en mars-avril 2012 montre que 78% des Tunisiens ne sont pas satisfaits de la situation et de la manière dont évoluent les choses, et 83 % estiment que les conditions économiques sont mauvaises. Cependant, 66% sont optimistes pour l’avenir et 75% pensent que la situation économique devrait s’améliorer. En plus, près des 2/3 estiment que le régime démocratique est la meilleure forme de gouvernement. Un autre sondage récent réalisé en octobre-novembre 2012 trouve que 47% estiment leur situation plus mauvaise qu’avant les dernières élections. Une grande majorité exprime sa frustration quant à la situation actuelle et la performance des institutions politiques. Par contre, 68% estiment que le pays est démocratique ou assez démocratique ; et 78% confirment que pour eux la démocratie est le meilleur système politique. Par ailleurs, 53% (en baisse par rapport au sondage précédent dans la mesure où la comparaison est possible !) expriment leur optimisme quant à l’avenir de la Tunisie. Ainsi 70% ont exprimé leur intention de voter lors des prochaines élections.

Une autre enquête menée auprès de 200 chefs d’entreprise montre qu’en 2012 plus de 84% d’entre eux estiment que la situation politique est mauvaise, et 81% jugent la situation économique et sociale mauvaise. Par ailleurs, 50% estiment que ces conditions vont se détériorer pendant l’année suivante. Mais paradoxalement, les chefs d’entreprise sont relativement optimistes quant aux perspectives de leur propre entreprise, avec seulement 4% qui prévoient qu’elles vont se dégrader; 32% et 52% prévoient d’augmenter leurs investissements et leurs effectifs respectivement lors de la prochaine année. 

Ces perceptions et visions contrastées peuvent aussi être appréciées et trouver leur justification au vu des expériences internationales. Des études montrent en effet que sur près de 90 tentatives de transition démocratique menées à travers le monde entre 1965 et 2005, seulement 45% ont réussi une telle transition et la consolidation rapide de la démocratie au moindre coût. Pour le reste (soit 55%), la transition a été soit lente et à un coût élevé, soit a échoué, s’accompagnant d’une régression vers un régime non démocratique.

A la recherche des causes profondes de ce dérapage

Alors, de ces deux visions quelle est la plus probable aujourd’hui pour la Tunisie ? La question que se pose chaque Tunisien tous les jours est de savoir si on devait être optimiste ou pessimiste ! Est-ce l’espoir qui devrait nous motiver ou est-ce le désespoir qui va nous décourager ?

La question est difficile et la réponse nullement évidente. Pour trouver quelques éléments de réponse, on peut commencer pas essayer de revenir aux expériences internationales. Les études montrent une grande diversité rendant difficiles des réponses générales. Mais il est généralement admis que deux facteurs essentiels sont déterminants pour réussir une transition démocratique. Le premier facteur est celui de la primauté du processus consensuel. Un processus qui cherche à privilégier les solutions de compromis par la négociation et les concessions réciproques est le mieux à même de réussir, alors qu’un processus qui nourrit les conflits et les divisions mènerait plutôt à l’échec. Le deuxième facteur est celui de la visibilité du calendrier du processus politique et la réduction des incertitudes. Les expériences réussies sont celles qui ont annoncé et mis en place des mécanismes qui donnent une visibilité pour le futur concernant les diverses étapes des réformes politiques et les perspectives de politique économique et sociale. La réduction des incertitudes améliore le climat des affaires, nourrit l’optimisme et la confiance et encourage la reprise de l’investissement et la croissance.

Par ailleurs, la recherche récente a montré qu’un certain nombre d’autres facteurs favorisent une transition rapide réussie. Parmi ces facteurs favorables, on trouve un niveau de revenu plus élevé ; une plus grande égalité des genres en éducation, ce qui signifie qu’il doit y avoir moins de discrimination au niveau de l’éducation contre les femmes ; et une moindre richesse en ressources naturelles, car une plus grande richesse favorise le maintien de régimes autocratiques et crée plus de difficultés à arriver à un consensus. Ces facteurs peuvent être mis à profit en Tunisie puisque le niveau de vie moyen atteint les progrès réalisés en termes d’égalité dans l’accès à l’éducation pour les femmes et puisque le pays est relativement pauvre en ressources naturelles, en particulier énergétiques.

Il apparaît en revanche que la transition démocratique dans notre pays souffre plus de la non-réalisation de deux autres facteurs, à savoir le faible degré d’adhésion à un processus consensuel et la relative ambiguïté et manque de visibilité du processus politique. Ces deux données expliquent en grande partie l’insuffisance des progrès de la transition elle-même.  Elles expliquent l’accumulation d’éléments qui nourrissent les craintes d’un enlisement et même un échec de ce processus. De là est né le sentiment d’incertitude et d’angoisse. La Tunisie hésite et évolue sur une crête pouvant basculer dans une vision ou l’autre.

Il faut cependant aller plus et identifier les raisons qui sont à l’origine de ces déviations et insuffisances ? Trois « conflits » sous-jacents ont conduit à un processus moins consensuel et l’incapacité de clarifier le calendrier de la transition en allongeant ainsi la durée, en augmentant les coûts et en aggravant les incertitudes.

La première ligne de démarcation conflictuelle est la mise en avant des débats identitaires et du rôle de la religion en politique. Dans les débats constitutionnels et dans les discours religieux de plusieurs acteurs politiques et autres, les divisions et confrontations ont pris le dessus. Des visions opposées sont avancées sur le rôle de la religion et sur l’interprétation de ses préceptes relativement à la nature des relations sociales, à la place de la femme et aux libertés individuelles. Des progrès ont certes été réalisés pour arriver à un consensus, mais les oppositions restent grandes et le manque de confiance entre les protagonistes caractérisent leurs relations.

La seconde ligne de démarcation était moins prévisible et a étonné les Tunisiens. Elle concerne l’irruption de la violence, de la part de groupes extrémistes religieux et autres, dans la vie politique en même temps que l’attitude ambiguë des autorités quant à la manière de la gérer et de l’affronter. Certains vont même jusqu’à trouver des justifications et une rationalisation de la violence. C’est un facteur grave de divisions, de conflit et d’instabilité.

La troisième ligne de démarcation concerne la gestion du processus de la justice transitionnelle et de la rupture avec l’ancien système despotique et corrompu. Il est nécessaire et inévitable que les responsables dans l’ancien régime qui ont versé dans la corruption et ont participé à la violation des droits de l’homme rendent des comptes et répondent de leurs actes. Il est nécessaire que le pays se protège contre le retour de la dictature et de la corruption. Mais peut-on y procéder sans les instruments de l’Etat de droit même pour ceux qui ne les ont pas respectés ? Comment rendre justice sans causer de nouvelles injustices? Comment faire payer les responsables pour leurs actes sans créer un climat de suspicion généralisé qui nuit au climat des affaires  et à la paix sociale? Comment éviter les solutions d’exclusion de masse qui sont contraires aux principes démocratiques et de droit ? Comment conjuguer les composantes essentielles de la justice transitionnelle, à savoir la détermination des responsabilités, ensuite la réconciliation ? Les approches et les solutions à ces questions constituent une source majeure de conflits et de tensions.

La conjugaison de ces «conflits» et des sources de tensions rend l’approche consensuelle difficile à mettre en œuvre. Car c’est la logique de la guerre des positions, des calculs partisans et de l’opportunisme qui prévaut. Un calendrier politique clair reste élusif. Au vu de ces conditions et évolutions, la situation se caractérise aujourd’hui par un haut degré de tensions, d’incertitudes, et des risques importants de dérapages. C’est ce qui rend les Tunisiens aussi anxieux et les fait fluctuer entre espoir et désespoir.
Les facteurs de désespoir peuvent se renforcer et s’amplifier. Les risques de violence accrue peuvent se matérialiser. Les risques d’une détérioration de la situation économique et financière sont réels. La capacité des institutions étatiques telles que la sécurité, la justice ou l’administration à recouvrer leur autorité et leur performance peut continuer à s’affaiblir. La vision de désespoir peut prendre le dessus, ouvrant le chemin à un cycle infernal de détérioration économique, sécuritaire et à l’instabilité politique.

Mais cette vision et ces perspectives ne sont pas inéluctables. Le Tunisien reste attaché à la réussite de la révolution à enfanter un régime démocratique de dignité et de liberté. La Tunisie peut encore se ressaisir et enclencher le processus vertueux de l’espoir.

Quoi faire?

La trajectoire que notre pays prendra dépend de ce que nous faisons, elle est entre nos mains. Que cette trajectoire soit celle de l’espoir, c’est possible, et surtout ce n’est pas difficile. Pour cela le pays doit traiter des questions profondes qui sont à l’origine des carences actuelles du processus de transition. Il faut s’attaquer aux sources du problème afin de revenir à un processus politique consensuel et à une meilleure visibilité de ce processus.

Un consensus historique et global doit être trouvé pour désamorcer les trois «conflits» pour faire de la religion et de l’histoire commune une source commune qui réunit plutôt que divise, pour faire du recours à la violence une ligne rouge à ne pas dépasser et bannir toute justification de la violence, et finalement s’accorder sur un processus national de justice transitionnelle vigoureux et efficace qui détermine les responsabilités, rend justice et ouvre la voie à la réconciliation.
L’ANC devait être l’institution où ce consensus historique doit se construire, il doit être inscrit dans la constitution ou dans des lois fondamentales. Or, non seulement cela a tardé à être fait, mais l’ANC est elle-même devenue un lieu où ces conflits se sont encore nourris et trouvent souvent leur expression. Il faudrait alors un processus parallèle qui complète celui de l’ANC.

Des «assises de la démocratie»

Le pays a besoin d’organiser des «assises de la démocratie» pour développer ce consensus et obtenir l’adhésion des composantes représentatives de la société. Seul un tel consensus ouvrirait la voie pour une transition démocratique réussie et une normalité institutionnelle avec:

(i) Un calendrier clair qui définit des dates pour l’adoption de la constitution et de la loi électorale, les dates des élections ;

(ii) Les conditions nécessaires pour organiser des élections crédibles;

(iii) La mise en place d’un processus de justice transitionnelle effectif et juste

(iv) et le rétablissement de l’autorité de l’Etat et la réinstauration de la gouvernabilité du pays.

L’organisation d’élections législatives et présidentielles réussies serait l’aboutissement de ce processus.

Aller plus loin pour consolider la vision de l’espoir

Le processus politique étant remis sur les rails et une ambiance consensuelle et un programme prévisible étant instaurés, des progrès peuvent et doivent être réalisés sur nombre de dossiers prioritaires.

Le premier est celui du développement régional avec la mise en place d’un programme spécial et d’urgence pour redonner espoir et impliquer les populations des régions défavorisées. Un tel programme doit aider à résorber les déficits en matière d’infrastructure, de services publics et de logement. Il devrait aussi aider à mettre en place les conditions nécessaires d’infrastructure pour attirer les investissements privés en même temps que les programmes de formation professionnelle. Enfin, il faut une action concertée pour attirer et consolider les investissements privés et de partenariat public-privé.

Le deuxième dossier est celui de l’investissement et de l’emploi. Redynamiser l’activité économique pour créer les emplois et réduire le chômage repose sur l’impératif de faire redémarrer l’activité d’investissement, surtout du secteur privé. Cela doit reposer sur trois piliers : (i) la remise sur les rails et la prévisibilité du processus politique, pour permettre le regain de confiance; (ii) la mise en place rapide du cadre institutionnel et incitatif réformé dans les plus brefs délais ; et (iii) une action structurée de l’Etat dans cette phase transitoire pour accompagner l’investissement privé.

Le troisième dossier prioritaire est celui de l’action anticorruption. Le citoyen moyen ainsi que les chefs d’entreprise accordent une importance majeure à cette question. Ils constatent l’aggravation de la situation et demandent des mesures et actions claires et efficaces.

Le quatrième dossier prioritaire est celui des finances publiques. Les différentes phases de transition depuis la révolution ont utilisé principalement et activement le budget de l’Etat comme premier instrument pour répondre aux exigences économiques et sociales urgentes. Cela a signifié un accroissement très significatif des dépenses publiques, surtout de fonctionnement et des déficits budgétaires. Cela entraînera d’abord un accroissement important de la dette publique, et des déficits publics potentiels futurs. La situation des finances publiques est devenue beaucoup plus fragile, surtout avec un niveau très élevé des dépenses de subventions et des dépenses salariales. Mais encore plus grave, la situation financière des divers fonds de sécurité sociale et d’un grand nombre d’entreprises publiques est devenue préoccupante. La remise des finances publiques sur un sentier de soutenabilité qui éviterait les risques graves de dérapage est d’une importance capitale.

Bien sûr qu’il y a d’autres dossiers importants qui doivent être traités tels que celui des collectivités locales et de l’action municipale ou bien du secteur bancaire.»

Huit années plus tard ou le chemin du désespoir

Huit années plus tard, depuis 2012, il est aussi bien évident que la Tunisie a suivi sa longue marche sur un sentier qui l’a amenée d’un « espoir fou » né avec la révolution au deuxième scénario décrit dans ce texte, celui du « grand désespoir ». C’est une marche bien plus longue que celle de l’Armée Populaire de Mao Tsé-toung qui n’a duré qu’une année. Le chemin parcouru par la Tunisie a été sinueux et tumultueux, mais son point d’arrivée ne fait aucun doute. Ce chemin vers le désespoir n’a pas été linéaire, avec une succession de plusieurs phases.

Les années 2013-2014 : de la chute vertigineuse à un nouvel espoir

La fin de l’année 2012 annonçait l’irruption de la violence politique, qui n’a pas tardé à produire le choc des assassinats politiques dont ceux de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi ont été les plus dramatiques. L’année tumultueuse de 2013 a vu les multiples assassinats politiques, les attentats terroristes et le désordre politique. Le processus d’élaboration de la Constitution a été bloqué, et la contestation s’est généralisée.

Après une recrudescence vertigineuse de la violence, une poussée de l’instabilité politique et une montée de la contestation et des incertitudes, un nouvel espoir est né avec le Dialogue national sous l’égide du Quartet. La fin de l’année 2013 a vu se réaliser un « consensus » qui a permis de finaliser la constitution, et de s’accorder sur la désignation d’un gouvernement de technocrates.  L’année 2014 a été l’année de la promulgation de la nouvelle constitution et de la préparation des élections pour mettre en place de nouvelles institutions ayant une pleine légitimité. Ce sont les élections présidentielles et législatives réussies de la fin de 2014.

Quatre années après la révolution, on pouvait de nouveau espérer devoir s’achever la phase de transition politique vers la démocratie. Les nouvelles institutions politiques qui devaient être mises en place devaient permettre de s’attaquer aux problèmes en suspens de la Tunisie, en particulier les urgences économiques et sociales. On voyait le bout du tunnel, le succès et la fin de la transition et un retour à une vie politique et économique normalisée.

La grande désillusion des années 2015-2016

Le nouvel espoir a vite donné lieu à la grande désillusion. La confiance dans le système politique est vite partie en fumée. Les bases sur lesquelles ont été contestées les élections ont été vite ignorées par la mise en place d’un gouvernement de « consensus » qui a rassemblé les deux principaux adversaires d’hier. Le parti Nidaa Tounès ayant gagné les élections de 2014 s’est trouvé marginalisé dans la gestion gouvernementale. C’est une personnalité indépendante qui a été désignée comme chef du gouvernement. Le parti s’est désagrégé et s’est enfoncé dans des querelles intestines. Il perd sa crédibilité et sa capacité à être une vraie force politique de gouvernement.

Les institutions se sont grippées, et les faiblesses du nouveau régime politique sont devenues évidentes. Elles ont engendré des conflits de compétences entre le Président de la République et le Chef du gouvernement. L’incapacité du parlement à assumer efficacement son rôle est devenue évidente avec les dissensions et la fragmentation du paysage politique.

Le terrorisme est revenu avec force et frappe de nouveau. L’insécurité et l’instabilité sociale se sont généralisées. La reprise économique a avorté.

C’est la grande désillusion. Les tentatives pour assurer la stabilité se sont multipliées mais ont échoué. Le gouvernement change une autre fois. Mais rien n’y fait.

La chute continue vers l’abysse 2017-2020

A partir de 2017, la crise politique s’installe durablement, s’approfondit et devient systémique. Le divorce total entre la population et l’establishment politique devient chronique. La gouvernance du pays devient pratiquement impossible.

Des élections municipales, d’un côté, et présidentielles et législatives, de l’autre, sont organisées respectivement en mai 2018 et fin 2019. Elles sont réussies du point de vue organisation, mais ne contribuent guère à résoudre la crise politique. Bien au contraire, le paysage est plus fragmenté que jamais et la crise politique plus profonde. La situation se complique même avec l’émergence du populisme comme force politique qui pèse. L’instabilité politique est à son comble, et la violence politique fait un retour sur scène remarqué.

La crise économique et financière s’approfondit. Les finances publiques dans un état catastrophique, avec des déficits et un endettement records. L’Etat n’arrive plus à assurer le financement de ses dépenses et obligations. Il est de plus en plus affaibli, sujet à des pressions de tous côtés.

Les chemins de sortie de crise se referment. Le «grand désespoir» s’installe. Il est destructeur, sournois et sombre ! 

Le «grand désespoir»

Le texte de 2012 cité ci-dessus donnait une caractérisation du désespoir qui pointait à la fin de cette année. Huit années après, on retrouve ces mêmes caractéristiques bien présentes et dominantes sur la scène politique, sociale et économique. Le «rêve fou» s’est dissipé, et le «grand désespoir» s’est installé.

Un système démocratique a certes été mis en place, mais il a été surtout formel. C’est une démocratie immature et très imparfaite. Il y a des élections répétées, qui sont réussies du point de vue organisation, mais avec une compétition plutôt d’apparence que réelle entre les mouvements politiques. Les règles mises en place pour assurer la transparence et l’égalité des chances, concernant le financement et l’accès aux médias lors des élections, ne sont pas respectées. Les taux de participation aux élections ont été en baisse continue depuis 2011. Les partis politiques se font et défont, se multiplient, sans programmes ni visions. Les intérêts personnels, les ambitions, l’argent occulte et même les intérêts mafieux dominent l’action des partis. Ceux qui arrivent au pouvoir n’ont d’agenda que de «maîtriser» les structures de l’Etat comme les services de sécurité, de l’administration ou la justice. Mêmes les mafieux et autres criminels arrivent au pouvoir. La corruption est endémique dans la politique, dans les services de l’Etat et dans la justice. L’enrichissement personnel est flagrant et souvent exhibé sans retenue. L’exigence de redevabilité, qui est centrale à l’exercice démocratique, est pratiquement absente. Les responsables politiques, les partis politiques, et autres services de l’Etat ont eu rarement à répondre de leurs actes et décisions, sinon à travers des rotations qui répondent à des préoccupations de loyauté, de règlements de comptes ou d’intérêts.

Le processus démocratique s’est ainsi grippé et s’est transformé en conflits politiques permanents. La transition/consolidation démocratique est bloquée et l’instabilité politique est devenue une situation «normale». Les conflits au sommet de l’Etat, à propos des prérogatives et des politiques, sont devenus une constante. Le pouvoir est fragmenté et il est devenu difficile de déterminer où résident les responsabilités. Les conflits et la polarisation sur l’identité et le rôle de la religion continuent à diviser la société. Le pays est devenu ingouvernable, avec des gouvernements qui changent aussi fréquemment qu’ils sont incapables de choisir et d’agir ! La rupture entre la classe politique et le citoyen est totale ! D’après tous les sondages politiques, la confiance des citoyens dans les partis et acteurs politiques est la plus faible comparée à toutes les autres institutions du pays.

Il y a certes une grande liberté d’expression —le gain principal de la révolution—, mais l’argent et les interférences politiques dominent la scène médiatique. Il existe beaucoup de débats dans les médias, mais ils reflètent le plus souvent les querelles politiciennes, et mettent plus en avant les émotions. Les débats vraiment démocratiques qui traitent dans la rationalité des questions essentielles concernant le pays sont rares. La justice transitionnelle a échoué et n’a permis ni à établir la vérité et les responsabilités, ni à promouvoir la réconciliation. Elle a créé plus de tensions et semé plus de discorde. Elle amène même certains à se demander s’il n’est pas opportun d’avoir une justice transitionnelle qui couvre aussi la période depuis 2011, avec ses dérapages, ses abus de pouvoir, et sa corruption.

L’insécurité est présente partout et les conditions de vie se détériorent. La violence politique perturbe le développement d’une vie politique saine et ouverte. Les activités criminelles se généralisent, infiltrent les structures de l’Etat. L’administration est affaiblie avec une politisation croissante, une perte de compétences et de discipline. La corruption est devenue endémique, le civisme citoyen se perd et l’anarchie s’installe dans la vie courante.

Le pays a certes sombré dans l’instabilité politique, mais aussi dans une crise sociale et la régression économique. Bien avant la crise sanitaire, la crise économique et financière s’est installée. La situation s’est aggravée et approfondie avec la pandémie. Le climat d’investissement et des affaires est délétère, entraînant un niveau faible d’investissement. La croissance économique est au plus bas, bien avant la crise sanitaire. Le rythme de créations d’emplois est au point mort, et le chômage au plus haut. Les inégalités régionales longuement décriées se sont approfondies. Les taux de chômage et de pauvreté dans les zones les moins développées sont au plus haut. Les équilibres macroéconomiques sont fragilisés, les finances publiques dans un état de détresse et le tissu économique fortement atteint. Des entreprises sont fermées, d’autres perdent leur dynamisme et leur compétitivité. L’activité économique illicite, avec la contrebande et la criminalité, prend une ampleur sans précédent.

Comme anticipé dans le texte de 2012, l’Etat a été affaibli. Il assure de moins en moins bien son rôle de protection de la sécurité des personnes et des biens, et de pourvoyeur de services publics. Malgré l’augmentation vertigineuse des dépenses publiques, les services publics se détériorent en qualité et quantité. Il s’agit surtout des systèmes judiciaire, éducatif, de santé et de transports publics. La confiance en la justice et sa performance sont au plus bas, accusée d’inefficacité et de corruption. L’éducation aussi est au plus bas, avec une fuite des élèves vers le secteur privé. Le système éducatif engendre un abandon de l’école par une centaine de milliers d’élèves par an, et la qualité d’éducation de ceux qui restent se dégrade continuellement. Le système de santé est exsangue. Tous les systèmes de transports publics sont délabrés et ne répondent plus aux besoins vitaux de la société. Ce sont des systèmes durement touchés et affaiblis mais difficiles à réformer et à restaurer.

La plus grande manifestation de ce désespoir est le manque de visibilité et de perspectives politiques, économiques et sociales. Le citoyen a perdu ses repères et ne peut plus se projeter dans l’avenir. Les risques sont multiples et non maîtrisables. Cela amène les jeunes désespérés, en nombre croissant, à se jeter dans la mer pour chercher ailleurs un avenir meilleur. Les compétences, médecins, professionnels de santé, ingénieurs, et autres, émigrent cherchant à construire leur avenir à l’étranger. Ceux qui n’ont pas d’autres options s’orientent vers la violence, la délinquance et la drogue. Le niveau de violence dans la société augmente et prend des formes multiples, au foyer, dans la rue, dans l’espace public et même au parlement.

Retour sur les causes d’un désastre et les voies de sortie

Ce chemin n’était pas inévitable, les choses auraient pu se faire autrement. Alors pourquoi en était-on arrivé là ? Pourquoi le scénario pessimiste que l’on pouvait déjà entrevoir à la fin 2012, mais qui n’était qu’une éventualité, s’est-il imposé ? Et comment pourrait-on s’en sortir?

Des causes profondes de la crise

Le texte de 2012 avait déjà ébauché une explication des causes de cette crise. Trois «conflits» ont été identifiés : les conflits identitaires et le rôle de la religion dans la politique, l’irruption de la violence et des extrémismes dans la vie politique, et les différences sur le processus de justice transitionnelle.

En fait, avec le recul, on constate que ces trois «conflits» sont associés à une cause première encore plus fondamentale qui était la mise en avant des «idéologies» et une lutte sans merci pour le pouvoir. La chute de l’ancien régime au début de 2011 a laissé un vide dans lequel diverses forces politiques ont vu une occasion pour s’engouffrer. Mais ces mouvements n’étaient pas prêts à gouverner et n’avaient pas de programmes à offrir. La seule option qui s’offrait à eux était de mettre en avant «leurs idéologies» et de poursuivre une lutte sans merci pour le pouvoir. Ce sont ces mouvements, dont celui représentant l’Islam politique, qui se sont imposés comme acteurs dominants. Ils ont nourri la «peur de l’autre», le « rejet de l’autre » et la violence. D’autres mouvements se présentant comme les « défenseurs de la révolution» ont aussi procédé à un positionnement idéologique. Le principe que «celui qui gagne prend tout» devient déterminant dans les jeux politiques.

En 2012, il était apparent que le manque de «consensus» et la prévalence des conflits «identitaires» étaient source de tensions, de conflits et d’instabilité. En particulier, les divergences sur le choix du modèle de société, la nature de l’Etat et le rôle de la religion dans la politique ont dominé le débat politique. Depuis cette période, il a semblé qu’un chemin a été parcouru pour dépasser ces problèmes et arriver à un «consensus» qui a permis de finaliser la Constitution de 2014, et même d’arriver à des gouvernements de «consensus». Mais il apparaît bien aujourd’hui que ce «consensus» n’était que superficiel, et que les tensions idéologiques restent dominantes et déterminantes.

Du point de vue politique, ce qui s’est passé pendant les huit dernières années n’est que la conséquence naturelle de ce «péché» originel. Il en a découlé un recours de plus en plus fréquent et facile à la violence, ouvertement par les courants salafistes terroristes, et de manière moins apparente par d’autres. Mais, il en a découlé aussi des mauvais calculs et des choix politiques malheureux qui ont concerné la Constitution, le régime politique, le système électoral, ainsi que les processus de formation et de gestion gouvernementale. L’un de ces choix a été un système politique où les pouvoirs sont fragmentés, et les responsabilités diluées, un code électoral qui ne peut produire qu’un parlement mosaïque sans majorité. Les intérêts partisans et personnels dominent l’action politique. La mise en avant de la «loyauté au détriment de la compétence est à l’origine du règne de la médiocrité.

Il faut reconnaître que ce système politique, qui a fragmenté le pouvoir, avait l’avantage de ne permettre à aucun groupe politique de l’accaparer. Cela a permis à la transition démocratique de se poursuivre, et au pluralisme de survivre.

Dans le même temps, il en a découlé un système politique qui ne permet pas de gouverner et commencer à faire face aux énormes défis économiques et sociaux du pays.

La deuxième cause fondamentale de la crise a été l’incapacité de répondre à la forte demande de distribution et redistribution équitable des richesses qui a été déclenchée avec et par la révolution. En fonctions des intérêts selon les régions, des groupes sociaux ou des secteurs, les pressions et revendications se sont multipliées. Certaines se faisaient dans le cadre formel, encadrées par les syndicats, concernant de multiples secteurs d’activité dans la fonction publique ou bien dans les entreprises. Faute d’encadrement politique, les organisations nationales syndicales et professionnelles se sont précipitées dans la poursuite et la défense de leurs intérêts sectoriels et catégoriels, chacun essayant d’accaparer le maximum d’avantages. Le processus de redistribution a été chaotique, souvent excessif et contre-productif, et sans lien avec la justice sociale. D’autres revendications étaient la plupart du temps non structurées avec des sit-in, des perturbations à la production ou au transport, etc. Toutes ces actions avaient pour objectif d’obtenir des emplois, des augmentations salariales ou bien d’autres avantages. Au lieu de redistribuer les richesses, on s’est trouvé face à un processus de destruction des richesses.

Il y avait manifestement une totale inadéquation entre la nature et le fonctionnement du système politique et la nécessité d’un « gouvernement » capable de gérer et faire face aux difficultés qui n’ont cessé de s’accumuler. La contradiction entre l’incapacité du système politique à gérer et la gravité des défis économiques et sociaux a eu des conséquences désastreuses sur l’économie et les finances publiques.

Tout d’abord, ne pouvant contenir les demandes sociales, en termes d’emplois, de salaires, et de subventions, et ne pouvant mobiliser suffisamment de ressources propres, les gouvernements successifs, sans exception, ont eu recours d’abord à l’utilisation des marges disponibles (comme les avoirs ou les revenus des ventes des biens confisqués), ensuite à la dette. Les contradictions sociales et politiques ont été en grande partie résolues par le recours aux dépenses publiques et à la dette. La crise des finances publiques devenait inévitable.

Il y a ensuite les pertes énormes subies par l’économie suite aux perturbations et à l’insécurité dans le pays. Les pertes des secteurs sinistrés du phosphate, de l’énergie et du tourisme ont été lourdes. Il y avait enfin la perte de confiance et l’instabilité politique qui ont porté un coup dur à l’investissement national et étranger qui se sont rétractés. La croissance économique a fléchi, le chômage a augmenté et les déséquilibres se sont aggravés. 

Peut-on retrouver le chemin de l’espoir ?

La question que se pose chaque Tunisien aujourd’hui est de savoir si on pouvait retrouver le chemin de l’espoir ? Peut-on espérer que nous sommes arrivés au bout de nos peines, et que nous allons enfin emprunter un autre chemin, et commencer la nouvelle marche vers le progrès et la stabilité tout en sauvegardant nos acquis de liberté ?

Il est bien hasardeux et difficile d’essayer de donner une réponse à ces questions car la situation est complexe et porteuse de risques. Mais nous pouvons essayer de faire le point sur les facteurs qui seront les plus déterminants.

Voyons d’abord les points positifs ou acquis

L’expérience politique acquise par le pays et par les citoyens pendant les 10 dernières années équivaut à ce qui a nécessité des dizaines et même des centaines d’années dans d’autres pays. Des élections multiples, des crises gouvernementales répétées, des crises politiques récurrentes, des institutions politiques complexes, une rotation rapide du personnel politique. Il y a eu un vrai apprentissage de la démocratie dans la douleur.

Parmi les acquis associés à la démocratie, il faut mentionner la «reddition des comptes». Alors qu’au niveau du fonctionnement du système politique, la redevabilité a été presque totalement absente, les citoyens ont acquis l’habitude et le droit de demander des comptes au responsable quel que soit son niveau. Cela devrait, en principe, permettre de rendre le service public beaucoup plus orienté vers les besoins du citoyen et plus efficace.

Ces dernières années de liberté ont permis une éclosion de créativité et d’innovation parmi les jeunes, dans des domaines de la culture comme la musique, le théâtre ou le cinéma, mais aussi dans le domaine de l’économie digitale et de l’entrepreneuriat. En particulier la digitalisation ouvre de nouvelles perspectives que les jeunes Tunisiens ont commencé à explorer et à occuper. Les start-up et les créations d’emplois commencent à se multiplier dans les domaines technologiques les plus avancés.

Dans le marasme économique dominant, les signes d’émergence de nouvelles activités apparaissent. Avant le coût d’arrêt provoqué par la crise sanitaire, la diversification des exportations manufacturières a progressé d’une manière remarquable. De même les exportations de produits agroalimentaires continuent à se développer et se diversifier. Ce sont des acquis sur lesquels on peut construire.

Mais l’expérience des 10 dernières années nous laisse avec des handicaps majeurs et des situations complexes à gérer.

L’héritage le plus lourd de conséquences est celui de l’affaiblissement de l’Etat à tous les niveaux, accompagné d’un effritement du sens d’appartenance citoyenne commune. L’autorité et la discipline, dans le cadre du respect des droits des citoyens, sont essentielles pour le vivre-ensemble, pour assurer la sécurité, pour bénéficier en commun des biens publics (comme la propreté ou les lieux communs), ou pour remplir ses obligations de citoyen comme celle de payer l’impôt ou ses factures. Mais avec l’affaiblissement de l’Etat et du sens d’appartenance commune, l’autorité et la discipline se sont érodées, l’égoïsme domine, et le vivre-ensemble devient plus difficile et coûteux. La valeur travail perd de plus en plus de sa force, et le capital social s’érode. L’Etat n’est plus considéré que comme une vache à lait à traire. Chacun cherche à «arracher» le maximum de rentes et de «bénéfices» de l’Etat, sans se sentir redevable d’y contribuer. Comme constaté plus haut, la capacité de l’Etat à assumer son rôle pour assurer les services publics comme la sécurité, l’éducation, la santé ou le transport public est érodée. La croissance et le développement sont hypothéqués.

Le système économique tunisien est caractérisé par la prévalence des distorsions et des situations de rente. Il est devenu de plus en plus difficile à réformer, au vu des avantages acquis et de la défense des intérêts spécifiques et sectoriels.

L’opposition à tout changement est devenue la règle, chacun essayant de préserver ses avantages acquis. La possibilité de voir émerger une économie plus innovante et compétitive est fortement hypothéquée!

Les équilibres macroéconomiques ont été durement touchés et leur restauration sera difficile, coûteuse et même traumatisante. Le niveau de l’épargne nationale est au plus bas, c’est une société qui s’est habituée à une consommation qui dépasse de loin ses capacités de production et de création de richesses. Les dépenses publiques sont trop élevées, et ne contribuent plus à la création de richesse par l’investissement. Le pays ne peut plus investir sans s’endetter de manière excessive. Les déficits des paiements extérieurs et du budget trop élevés. Le niveau de la dette publique intérieure et de la dette totale extérieure ont atteint des limites critiques.

Finalement, le système politique est dans l’impasse. D’un côté, il est appelé à être réformé d’une manière fondamentale. Mais, de l’autre, il est presque impossible à réformer. Les intérêts de plusieurs acteurs sont de le maintenir et de profiter de ses faiblesses et incohérences. Aussi les contraintes et conditions légales et formelles pour réviser la Constitution et autres lois fondamentales sont telles qu’il est difficilement envisageable de le faire. Les voies de réforme de l’intérieur du système sont bloquées.

En cette fin de l’année 2020, l’équilibre des aspects positifs et ceux négatifs fait pencher la balance vers le pessimisme. Le choix de la Tunisie n’est plus entre «espoir» et «désespoir» comme c’était le cas à la fin de 2012. Dix années après la révolution, la Tunisie est bloquée, elle est dans l’impasse. Une alternative pour le pays est de continuer à sombrer dans le « grand désespoir », en refusant de reconnaître que le système politique et la gestion économique et sociale ont échoué. Dans ce cas, on continue avec les mêmes pratiques, on insiste à maintenir le système dans sa légalité en même temps que son incapacité à relever les défis. Ce qui laissera planer les risques d’un saut vers l’inconnu, probablement dans la violence et le désordre. La Tunisie continuera à être embourbée dans ses contradictions, avant de pouvoir rebondir un jour et retrouver le chemin de l’espoir.

Une autre alternative reste possible, celle d’œuvrer maintenant pour faire renaître l’espoir, de travailler pour le dépassement de cette impasse en respectant l’ordre formel et en évitant de basculer dans la violence. Le texte de 2012 cité plus haut avait suggéré, bien avant le Dialogue national, la tenue «des assises de la démocratie» pour arriver à un «consensus» permettant de consolider l’espoir et la sortie des difficultés de l’élaboration de la Constitution et l’entrée dans une phase d’institutions nouvelles permanentes et légitimes. Le Dialogue national de 2013 a permis de réaliser une partie de cette tâche, de finaliser la Constitution et d’organiser les élections de 2014. Mais il n’a pas résolu les autres problèmes de fond quant au climat politique général et des enjeux économiques et sociaux. Ces problèmes sont restés en suspens, se posent avec acuité aujourd’hui et ont conduit au «désespoir» des Tunisiens.

De nouvelles «assises pour le progrès et la démocratie» sont nécessaires pour arriver à un consensus sur les questions fondamentales du «vivre ensemble» en Tunisie. En cette fin d’année 2020, les appels à un « dialogue national» se multiplient, et il existe presque une unanimité sur la nécessité de telles «assises». Ce qui a été moins précisé et développé sont les conditions nécessaires pour le succès d’une initiative aussi critique pour le pays.

Il y a d’abord la question du contenu de ces «assises», qui doivent traiter de l’ensemble des questions politiques, économiques et sociales. Le temps du traitement séparé de ces questions est passé, et leur interdépendance est devenue incontournable. Il n’est plus possible de traiter des questions politiques sans celles économiques et sociales comme par le passé, ni de traiter ces dernières sans les questions politiques comme certains le suggèrent aujourd’hui. Les «assises du progrès et de la démocratie» doivent traiter de la question fondamentale du respect des bases du «consensus de la Constitution de 2014» sur la nature civile de l’Etat, du respect des libertés individuelles dont surtout celles des femmes, et de la société d’ouverture et de tolérance. Les ambiguïtés doivent être levées et les modalités du respect de ce consensus sur le modèle de société doivent être explicitées. Elles doivent ensuite traiter des questions relatives au système politique, y compris la réforme de la Constitution et des lois régissant l’activité politique (dont surtout la loi électorale et le financement des partis et des élections), de la question de la violence en politique, ou de la nature civile de l’Etat et de l’indépendance des structures étatiques essentielles comme la justice, la sécurité ou l’administration. La démocratie n’est pas une suite d’élections formelles. C’est un système de gouvernance qui permet une concurrence équitable pour accéder au pouvoir avec égalité des chances sans interférence et utilisation abusive des corps de l’Etat et sans influence indue des intérêts spécifiques et particuliers, et dans le respect des libertés fondamentales, y compris celle des minorités.

Les assises doivent aussi traiter des choix fondamentaux en matière économique et sociale. Ces questions ont été évacuées lors de l’élaboration de la Constitution et lors du Dialogue national de 2013. Mais elles s’imposent aujourd’hui avec force afin de permettre une sortie de la profonde crise économique et sociale. La situation est devenue beaucoup plus difficile et complexe. Les impératifs sont de rétablir la confiance, d’ouvrir les horizons, de rétablir les équilibres et de remettre le pays au travail. L’absence d’une vision et de perspectives sur les grandes orientations du pays sont un handicap majeur à toute reprise de l’investissement et au développement économique. La résolution de la crise politique et les réformes nécessaires sont la clé de ce processus, mais plusieurs paramètres et orientations dans le domaine économique et social doivent faire l’objet d’un débat et de choix. Il n’est pas demandé, ni possible, de sortir avec des programmes et politiques économiques et sociaux détaillés. Il est juste nécessaire de définir les grands choix et les grandes orientations, concernant les questions fondamentales suivantes: (i) le redressement des finances publiques, qui est devenu une priorité absolue, avec la question des déficits et de l’endettement public, (ii) les moyens de réaliser la promotion de la justice sociale, dont la fiscalité, les subventions, les salaires, le développement régional, et la protection sociale (couverture, financement et modalités), (iii) les rôles et les responsabilités de l’Etat et des entreprises publiques, dont leur rôle comme employeurs de dernier ressort, l’étendue et les limites de leur intervention, le poids de la fonction publique, (iv) le rôle et les responsabilités du secteur privé, de l’économie de marché et de la concurrence, la maîtrise du secteur informel et de l’économie parallèle, et (v) la lutte contre la corruption, et contre les rentes et privilèges. Ces questions recoupent en grande partie celles prioritaires déjà évoquées dans le texte de 2012, reproduit plus haut. Une fois ces paramètres définis, la compétition politique s’engagera pour élaborer les programmes, et choisir les politiques et actions spécifiques permettant d’atteindre les objectifs ultimes de création, de redistribution des richesses et d’assurer le bien-être de la population.

Il y a ensuite les questions relatives à la partie organisatrice et aux participants. Une première difficulté concerne la partie qui est appelée à parrainer et organiser les «assises». Les institutions officielles, comme le gouvernement ou le parlement, semblent avoir perdu la légitimité et la crédibilité pour le faire, car elles sont partie prenante de l’impasse. De même la présidence de la République, qui serait le plus à même de le faire, semble aussi être devenue partie du problème plutôt que de la solution, ayant son propre agenda et démontrant une incapacité à rassembler et guider des actions aussi sensibles. Est-ce-que la « société civile », avec ses organisations nationales et autre associations et personnalités, pourrait le faire ? C’est la seule option qui est encore possible, mais il reste à trouver les parties crédibles et ayant un pouvoir de rassemblement !

La seconde difficulté est de savoir s’il est possible de réunir autour d’une seule table des adversaires politiques aussi farouches, et d’arriver à les mettre d’accord sur une feuille de route pour sortir de l’impasse. Les questions posées et les enjeux sont sensibles et vitaux. Les sacrifices et compromis nécessaires sont douloureux pour tout le monde mais nécessaires pour un avenir paisible et prospère pour le pays. Le choix des participants doit se faire en fonction de leur représentativité et de leur capacité à contribuer à un consensus, et éviter que la participation ne soit un moyen de faire échouer le processus. Les participants doivent partager un minimum de valeurs du vivre-ensemble et s’engager à œuvrer pour faire réussir le dialogue national et sauver le pays. Le nombre et la qualité des participants doivent assurer une représentativité d’un vaste spectre de citoyens appartenant aux partis politiques, aux organisations nationales et professionnelles et à la société civile. Le nombre total de participants ne doit pas dépasser la centaine afin de garantir l’efficacité du processus.

Le succès « des assises » dépend autant de son contenu et ses participants que des méthodes et mécanismes utilisés pour leur réalisation. A ce propos, un certain nombre de principes doivent être pris en compte:

une préparation technique minutieuse doit précéder les «assises», pour préciser les questions, proposer les options et produire les documents. Cette préparation technique devant être réalisée par des experts dans les domaines en question;

les règles de fonctionnement des « assises » doivent être précisées et agréées à l’avance, pour éviter les dérapages, et conduire au succès;

parmi les règles à préciser sont celles relatives à la durée des rencontres, et aux méthodes à utiliser pour « arriver » à des décisions consensuelles.

Ces conditions sont difficiles à réunir, et s’assurer qu’elles le soient risque de demander du temps et retarder le processus. Leur non-réalisation risque de compromettre l’organisation de ces «assises» et surtout leur succès. « Des assises » mal préparées, précipitées et mal gérées risquent de détruire la dernière chance de sortie de l’impasse où nous sommes, dans un cadre pacifique, respectant l’ordre juridique et en limitant les dégâts. Mais il n’y a pas d’autre choix que de réussir.

Ce sera dans la douleur, et il y va de la stabilité et de la survie d’une nation.

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Mustapha Kamel Nabli
Professeur universitaire, économiste, ancien ministre,ancien gouverneur de la Banque centrale

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