L’Histoire mouvementée du carré «libres penseurs» du cimetière municipal de Tunis
Par Habib Kazdaghli - Une foule nombreuse de femmes, d’hommes, de jeunes et de moins jeunes a accompagné, mercredi 30 décembre, Gilbert Nacache à sa dernière demeure. Une ambiance plutôt triste, mais sereine, se lisait sur ce qu’on pouvait voir des visages plus ou moins cachés par les masques. Chants de l’hymne national tunisien, de l’Internationale (dans sa version en langue arabe). La cérémonie fut aussi meublée par des oraisons funèbres rendant hommage à «Papi», prononcées, successivement, par son fils Slim, par Mohamed Salah Fliss, par Habib Marsit ainsi que par une jeune fille au nom des blessés de la révolution. Le corps du défunt a ensuite été inhumé au carré des «libres penseurs» du cimetière municipal du Borgel à Tunis.
En guise de réponse aux interrogations de plusieurs ami (e)s présents, ce jour- là, au cimetière, nous avons cru utile d’apporter ici quelques éléments de clarification sur les origines historiques du carré où fut inhumé «Papi» et comment ce carré a été ressuscité, en 1996, après une longue période de fermeture. Il faut préciser, de prime abord, que cette cérémonie funéraire s’est déroulée au cimetière municipal dit «chrétien» et non au cimetière juif qui, lui est limitrophe.
Le cimetière juif du Borgel
En effet, le cimetière juif hayt ha hayyim (la maison des vivants) dit «du Borgel», est beaucoup plus ancien, puisqu’il avait commencé à accueillir les morts en 1890. Le terrain qui va servir de lieu d’inhumation de la population juive fut acheté le 29 juillet 1889, il appartient toujours à la communauté juive. Ouvert au du temps du Rabbin Elie Borgel (1814-1898), ce dernier lui donna son nom. Pendant longtemps, le nom «Borgel» a été également donné à une station du T.G.M qui passait jadis par là, ainsi qu’à tout le quartier entourant le cimetière, plus connu aujourd’hui sous le nom de Montplaisir.
Ce cimetière est toujours tenu et géré par la communauté juive de Tunis. Il renferme plus de 25.000 tombes, dont la majorité sont dans un état de conservation désolant. Le cimetière juif du Borgel n’a pas disparu, des Hiloulas sont même organisées annuellement autour de la tombe du Rabbin Hai Taieb. Il est composé de deux parties : une partie plus vaste, celle des juifs tawansas et la seconde, moins spacieuse, est réservée aux juifs dit granas, d’origine italienne, venus s’installer dans la régence à partir du XVIII siècle.
Ainsi, à dater du 15 avril 1890, les juifs ont été tenus d’inhumer, exclusivement, leurs morts au nouveau cimetière, tout en gardant sous le contrôle de la communauté l’ancien cimetière juif situé dans la zone du Passage. Faut-il rappeler que la désaffectation de ce cimetière a été décidée, en 1957, au lendemain de l’indépendance, par le Gouverneur-Maire de Tunis ? A sa place, un jardin public (Jardin Thameur) est créé.
Le cimetière chrétien de Bab El Khadra
De leurs côtés, les chrétiens avaient mis en place un cimetière situé sur le flanc de la colline du Belvédère, à 700 m, à l’extérieur, de l’une des portes de la médina; c’est pour cette raison qu’il était aussi connu sous l’appellation de «cimetière de Bab El Khadra».
La création de ce nouveau cimetière remonte à 1882, à peine quelques mois après l’établissement du protectorat français en Tunisie. Son site se trouvait sur l’emplacement actuel du complexe de l’hôtel El Mechtel (Avenue Ouled Haffouz). La proposition faite par le Ministre-Résident Roustan dès le mois de novembre 1881 fut acceptée par le prélat, car, ce dernier, outre les raisons sanitaires qui lui ont été évoqués, avait pensé utiliser les lieux, une fois débarrassés du cimetière, pour la construction d’une église qui servirait de Cathédrale, en plein centre du nouveau quartier européen.
Ainsi au départ, le cimetière de Bab El Khadra, avait un caractère religieux catholique, puisque les terrains furent achetés par le cardinal Lavigerie lui-même. Les travaux de transfert des tombes et d’aménagement du nouveau cimetière durèrent trois mois (de la mi-décembre 1881 à la mi-mars 1882), vite il a été entouré par des murs et une chapelle catholique a été bâtie à l’intérieur. L’inauguration eut lieu le dimanche 26 mars 1882 et la première inhumation a eu lieu, le lendemain, 27 mars. Cependant, après trois années d’existence, le nouveau cimetière fut racheté par la municipalité de Tunis, le contrat de vente fut signé le 26 juillet 1885, entre le Cardinal Lavigerie et le vice-président de la municipalité de Tunis Raymond Valensi. La municipalisation du cimetière allait ouvrir la voie à la naissance d’un espace laïque aux cotés du cimeterre catholique de Bab El Khadra.
Naissance du cimetière laïque à Bab El Khadra
Etant propriété de l’Eglise catholique, les règles de gestion du cimetière furent dictées par celle-ci. En effet, durant les premières années de son existence, les autorités religieuses, contrairement à la législation en vigueur en France, refusèrent toute inhumation des non catholiques dans le périmètre du cimetière. Les familles protestantes ou celles dont de l’un des membres se déclarait « non catholique» étaient obligées d’inhumer leurs morts en dehors des murs du cimetière. Même si l’acte de vente du cimetière fut conditionné par la pérennité de l’inhumation aux seuls catholiques, à l’intérieur des murs clôturés existants à l’époque de la vente, la municipalisation du cimetière avait donné l’occasion aux non catholiques (protestants et laïcs) de se battre pour être enterrés sur les mêmes lieux. Une campagne de presse dénonçant «l’intolérance catholique» est menée pendant plus d’une année sur les colonnes de Tunis-Journal, premier journal de la ville de Tunis, ayant vu le jour en 1884 avec l’encouragement du Résident Paul Cambon, dont la femme était elle-même protestante.
La campagne pour la reconnaissance d’un carré laïque au cimetière fut l’œuvre de Jules Montels, (1843- 1916). Il d’un s’agit d’un ancien communard, condamné à mort en 1872, réfugié pendant dix ans en Suisse ; après avoir été gracié en 1882, il est autorisé à venir s’installer au cours de la même année, à Tunis. Le but de cette campagne était d’obliger la municipalité de Tunis à «respecter les exigences de neutralité en matière d’inhumation».
C’est dans ce contexte que la municipalité s’est trouvée dans l’obligation d’ aménager, en dehors du cimetière catholique, un cimetière protestant, dit «évangélique», où la première inhumation eut lieu le 17 octobre 1885, et un cimetière réservé aux «sans cultes», appelé plus tard «carré laïque», où la première inhumation date du 3 mai 1886. Ces trois cimetières étaient distincts et séparés par des murs, mais tous les trois se trouvaient sur le même site de Bab El Khadra (comme le montre le plan ci-joint établit par Pierre Soumille en 1971, dans son étude remarquable qui immortalisa le cimetière avant sa disparition définitive, étude qui fut publiée dans Les Cahiers de Tunisie N° 75-76, 1975, pp. 129-182).
Ce premier cimetière européen avait servi de lieu d’enterrement du 27 mars 1882 au 24 janvier 1965. Durant les 83 ans de son existence, il avait reçu 74 881 inhumations. Toujours d’après l’étude de Pierre Soumille, le cimetière de Bab El Khadra avait contenu 9000 concessions, dont 325 pour la section laïque et 295 pour la section évangélique. Le carré laïque avait rassemblé les sépultures des personnalités qui, en ces temps de luttes anticléricales, avaient fait profession de non-croyance et exprimé par testament le désir d’avoir des «obsèques civiles. «en dehors de toute cérémonie relevant d’un culte quelconque". Ils étaient formés de libéraux, de francs-maçons, de personnes appartenant à la gauche socialiste et communiste.
Mais déjà, au tournant du siècle, on avait commencé à penser que le cimetière ne pouvait plus continuer à lui seul d’accueillir les morts d’une population européenne en augmentation permanente. La création d’un nouveau cimetière, à coté du cimetière juif du Borgel, a été décidée lors de la séance du conseil municipal du 27 janvier 1909. Mais son ouverture réelle date de 1927.
Dix ans après l’indépendance, et dans le cadre de l’aménagement urbain de la capitale, le gouverneur-Maire de la ville de Tunis avait décidé, au mois de septembre 1966, la désaffectation de l’ensemble des trois cimetières européens, Un appel est lancé à tous les propriétaires de concessions pour transférer les restes mortels de leurs parents vers le cimetière municipal du Borgel.
L’opération avait duré pendant plus de six années, de 1966 à 1972, il semble qu’elle s’était déroulée dans des conditions chaotiques. Beaucoup de familles européennes, ayant déjà quitté la Tunisie, n’avaient pas pris part au transfert des restes des corps. La configuration, existante jadis dans l’ancien cimetière, n’allait pas être reproduite dans le nouveau cimetière. La plaque, toujours visible aujourd’hui au fond du cimetière, indiquant l’ossuaire des restes des corps en provenance du cimetière du Belvédère, montre que le transfert s’est fait sans la conservation des traces matérielles de l’appartenance des tombes aux différents cultes. Ainsi, le «carré laïque» avait cessé d’exister pendant plus de 30 ans. C’est le décès de Gladys Adda en 1995 qui favorisa sa résurgence.
Gladys Adda redonne vie au «carré des libres penseurs»
C’est la mort de Gladys Adda (1921-1995), militante féministe et communiste, qui ouvre la voie à la résurrection du «carré des libres penseurs», cette fois-ci, au sein du cimetière municipal du Borgel. La levée du corps de Gladys Adda a été faite le 29 décembre 1995.
Après avoir été mis à la disposition de la médecine pendant quelques mois, une cérémonie d’inhumation du corps fut organisée le 28 novembre 1996, en présence des membres de sa famille. La municipalité de Tunis, a bien accepté d’exaucer les vœux de la famille Adda, un contrat de vente d’un terrain a été bien signé, permettant l’enterrement du corps de Gladys dans l’espace défini comme étant réservé aux libres penseurs, qui se trouve, non loin de l’ossuaire renfermant, des restes du cimetière du Belvédère. Par cet acte, l’institution municipale, organisme civil de gestion de la citoyenneté au quotidien, redonnait une nouvelle vie à l’ancien «carré des libres penseurs» qui avait existé au sein du cimetière de Bab El Khadr.
La «résurrection» du carré des libres penseurs, en 1996, ne sera pas un acte solitaire, il sera suivi par l’inhumation du fils de Gladys, Serge (1948- 2004) puis de son époux, Georges (1916-2008).. D’autres tombes portant les noms de Lucia Memmi, d’Eugénie Foata Ennafaa, d’André Bijaoui, Suzanne Meimon Jerad, Elie Finzi etc. meublent aujourd’hui un espace ré-ouvert à la suite du décès de Gladys. C’est dans cette partie du sol tunisien qu’a choisi Gilbert Naccache de se joindre à eux et de l’élire comme dernière demeure.
Cependant, Gilbert, ainsi que tous les autres, continueront à vivre avec nous dans le partage des valeurs de liberté, de justice et de tolérance.
Paix à leurs âmes ! Ils ont montré que les citoyens tunisiens peuvent décider, en toute liberté, du lieu de leur inhumation, continuant ainsi une tradition de liberté de conscience existante dans ce pays et à laquelle la constitution de 2014 a donné des bases légales, marquant par là une réelle avancée même si la mise en pratique de tels principes et valeurs, peuvent rencontrer encore réserves et résistances.
Habib Kazdaghli
Historien universitaire