News - 20.12.2020

Ammar Mahjoubi: Cicéron et le pain d’Etat

Ammar Mahjoubi: Cicéron et le pain d’Etat

Par Ammar Mahjoubi - Les citoyens romains domiciliés à Rome recevaient chaque mois, à bas prix, une quantité déterminée de blé, en vertu d’une loi du tribun de la plèbe Caius Gracchus, instaurée en 125 av. J.-C. Modifiée par César, qui institua la distribution gratuite de cette quantité de grains mensuellement à 150 000 privilégiés, la mesure fut maintenue jusqu’à la fin de l’Empire,  en dépit de tous les bouleversements politiques. Ce pain d’Etat, comme le note P. Veyne, révoltait en Cicéron «le possédant, l’intellectuel conservateur et l’oligarque, ce qui fait de lui un bon révélateur des conflits sociaux de son époque.»

Un changement politique qui vise l’assainissement et l’amélioration comporte le plus souvent un risque: celui du désordre, des débordements, voire de l’anarchie et des atteintes à l’autorité de l’Etat. Des droits acquis, des positions stables peuvent être menacés et de nouveaux droits instaurés à leur détriment. Cicéron, note encore Veyne, est plus sensible à la menace du désordre qu’aux menaces provoquées par le mécontentement de la plèbe ; plus sensible à la frustration des «gens de bien», selon son expression, à leur crainte de perdre des droits acquis, qu’à la souffrance de ceux qui n’ont aucun droit. « Rien de plus funeste que d’enlever aux uns pour donner aux autres » (Cicéron, Des devoirs, 2, XXIV, 85). C’est pourquoi il est insensible aux inégalités et tient pour sacrilège toute atteinte à la propriété : «Le tribun Marius Philippus se comportait de façon funeste quand il eut le tort de déclarer que parmi les citoyens il n’y avait pas deux mille qui eussent du bien. Phrase catastrophique : elle tendait à l’égalisation des fortunes, le pire fléau qui soit. C’est avant tout pour conserver leurs biens que les hommes ont fondé des Etats, des cités ; la nature a beau pousser les hommes à se rassembler, c’est néanmoins pour sauvegarder leurs biens qu’ils recherchent la protection des cités» (Cicéron, Des devoirs, 2, XXI, 73).

Partageant l’opinion de tous les possédants, Cicéron pensait que l’Etat de droit doit certes assurer et sauvegarder les biens collectifs, depuis l’eau et le feu, jusqu’aux édifices publics, aux institutions et aux mœurs, et qu’il doit préserver aussi les droits individuels et l’ordre social. Mais tout en assurant à chaque catégorie sociale ses moyens traditionnels de subsistance, il ne doit aucunement modifier la condition de ces catégories. Ce qui explique son opposition absolue à la loi agraire de Tibérius Gracchus, qui avait enlevé aux riches propriétaires terriens les champs de l’ager publicus qu’ils avaient usurpés pour les distribuer aux paysans démunis. «La foule était favorable à cette loi, qui semblait assurer la situation matérielle des indigents, mais les gens de bien s’y opposaient parce qu’ils reconnaissaient une source de discorde, les riches propriétaires étant chassés de terres qu’ils possédaient depuis longtemps.» (Cicéron, Pour Sestius, XLVIII, 103).

Ce langage n’était pas, fort heureusement, celui à cette époque de tous les écrits. Totalement différente était la fameuse tirade de Tiberius Gracchus, reproduite par P.Veyne : «Les bêtes sauvages ont leur tanière, tandis que ceux qui meurent pour la défense de l’Italie n’ont d’autre patrimoine que l’air qu’ils respirent ; ils errent avec leurs femmes et leurs enfants sans toit où s’abriter. Ils ne meurent que pour nourrir le luxe et l’opulence de quelques-uns ; on les dit maîtres du monde et ils n’ont pas le moindre coin de terre.» (Plutarque, Tiberius Gracchus, 9). On ne peut, à ce sujet, s’empêcher d’avoir une pensée pour ceux qui, se croyant maîtres du monde actuel, car citoyens des Etats-Unis d’Amérique, n’ont cessé de crier «Black Lives Matter ». A Rome, l’intellectuel Cicéron était solidaire d’une classe possédante, de latifundiaires tout puissants, qui avaient bloqué la réforme agraire, de riches oligarques hostiles à tout changement. Attaché à l’ordre, il considérait cette oligarchie sous l’angle politique et pensait qu’elle constituait une classe dirigeante, la seule apte au gouvernement de la République.

Tout aussi décevante était l’opposition de Cicéron à la loi sur le blé de Caius Gracchus, «qui permettait à la plèbe de vivre largement sans travailler et qui épuisait le Trésor». Il lui opposait la loi proposée par Marcus Octavius : «L’énorme largesse de blé que fit Caius épuisait le Trésor. Au contraire, celle que proposait Marcus était supportable par l’Etat et indispensable à la plèbe. Elle était donc avantageuse à l’Etat comme aux citoyens.» (Cicéron, Des devoirs,2, XXI, 72). Le vide du Trésor était une hantise que les Optimates agitaient chaque fois qu’une dépense n’était pas à leur convenance. «Dire que le Trésor est vide, c’est seulement dire que l’on préfère certaines dépenses à d’autres», note Paul Veyne. Or pour Cicéron, comme pour l’oligarchie gouvernante, la vente du pain à prix réduit ne pouvait être convenante, car son coût diminuait d’autant les sommes forfaitaires colossales des indemnités que recevaient les magistrats chargés de gouverner quelque province. Sommes dont les gouverneurs pouvaient, à leur choix, en garder le reste ou le distribuer aux amis qui les avaient accompagnés et devaient les assister dans leurs fonctions, même s’ils n’en avaient dépensé qu’une faible partie. Cicéron poussa cependant le scrupule, lorsqu’il gouverna la Cilicie pendant un an, jusqu’à reverser le reste de son indemnité au Trésor, ce que n’exigeait aucune loi. Il est vrai cependant qu’il garda et emboursa un peu plus de deux millions de sesterces.

A cette motivation intéressée s’ajoutaient d’autres raisons, qui expliquent la condamnation de la loi de Caius Gracchus: une morgue de classe, d’abord envers ceux qui n’appartenaient pas au milieu social de Cicéron, et aussi sa sensibilité d’intellectuel dédaigneux d’une plèbe qu’il tenait pour «la tourbe de Rome, la lie de la population …la plèbe misérable et affamée, qui suce le Trésor» (Cicéron, A Atticus, 1,16, 11). Non seulement il ne reconnaissait pas à cette plèbe les droits sociaux que lui accordait Caius, mais il prenait aussi la défense de la propriété oligarchique et des droits qu’imposaient et que s’arrogeaient les oligarques. Pour Cicéron, comme pour nombre d’intellectuels de toutes les époques, la grande politique, la grandeur des Etats n’étaient guère possibles sans une oligarchie bien installée dans son pouvoir et assurée dans la possession et l’accroissement de ses biens. Ce qui explique aussi bien sa défense de la grande propriété que son refus des droits sociaux. Dans le cadre d’un système politique d’une grande ampleur.

Il serait aisé de répliquer à Cicéron, note encore P.Veyne, que les Gracques, aussi bien que lui, étaient attachés à la grandeur de Rome et que leurs lois n’avaient d’autre but que de procurer des assises populaires solides à son impérialisme. Comme lui, les Gracques étaient des oligarques et comme lui, ils se réclamaient du principe d’autorité. Mais ils pensaient que ce principe n’était pas suffisant et qu’il fallait que la misère ne réduise pas la plèbe à l’état d’une masse amorphe, apolitique. Il fallait lui permettre de participer à la cité, de pouvoir disposer d’un patrimoine. Or on ne pouvait lui reconnaître des droits sociaux et lui procurer ce patrimoine qu’en dépouillant les latifundiaires, qu’en limitant leur soif d’autorité et de richesses, tout en camouflant leurs desseins, en prétendant que le changement, les réformes attentaient à la grandeur de l’Etat, portaient préjudice à son autorité et vidaient le Trésor. Pour les oligarques du Sénat romain, les lois de Caius et Tiberius Gracchus avaient le tort d’habituer la plèbe à l’idée qu’elle avait des droits sociaux alors qu’elle n’avait pour seul devoir que celui d’obéir à l’élite gouvernante.

On se trouve ainsi, assure Veyne, en présence de deux conceptions du pouvoir: celle de l’oligarchie, qui a une vision totalitaire, qui exige du peuple une obéissance totale et qui fait régner l’ordre moral dans tous les domaines ; et celle, au contraire, d’une vision plus raisonnée, plus sereine de l’autorité, qui considère que celle-ci n’est pas menacée par d’innocentes libertés, qu’il faut accorder au peuple un minimum de droits sociaux et ne pas lui refuser le pain et le Cirque. Cicéron rejetait cette oligarchie modérée; il considérait que l’ordre moral est un tout, qui ne souffre pas de concession et il refusait donc la loi sur le blé de Caius Gracchus, ne reconnaissant pas à la plèbe la possibilité d’avoir des droits et lui interdisait de penser à autre chose qu’au bien public. Il rejetait aussi la loi agraire de Tiberius Gracchus, car l’ordre intérieur et la grandeur de Rome ont pour conditions l’existence et la prospérité d’une élite, qui exerce le pouvoir et qui ne peut se perpétuer sans propriété foncière. Les lois des Gracques, avec la meilleure volonté du monde «auraient sonné le glas de la grandeur romaine».

Cicéron, come la plupart des oligarques de sa catégorie sociale, ne voulait rien sacrifier, ni de son pouvoir, ni de sa richesse. Chez lui, l’autorité et la propriété l’ont emporté, alors qu’ils n’ont pas prévalu chez les Gracques, qui faisaient partie de cette même catégorie sociale. Mais malgré la sincérité de sa prédilection pour l’autoritarisme et l’ordre moral, il avait camouflé cette préférence, avec plus ou moins de mauvaise foi, en se persuadant que l’obéissance passive de la plèbe et les richesses des oligarques seules pouvaient assurer la grandeur de Rome. Toute condescendance pour les aspirations de la plèbe, toute concession à ses intérêts ne sauraient être qu’une menace et un danger, qui guette l’ordre en général, qui attente au principe d’autorité.

«La corrélation est élevée entre les intérêts matériels d’un grand nombre de gens et leurs opinions», écrit Veyne en conclusion d’un paragraphe sur «les intérêts de Cicéron». L’ensemble des propriétaires, par exemple, est attaché à la propriété. Mais pour importants que soient les intérêts dans la formation d’une conviction, peut-on, pour autant, généraliser cette conviction à tous les individus d’une classe sociale? Veyne doute qu’il puisse exister une méthode susceptible d’expliquer la formation des opinions d’un individu, surtout s’il s’agit d’un intellectuel comme Cicéron, tant sont nombreux les cas de ceux qui parmi eux prennent des positions contraires à celles de leur classe sociale.

A.M.