Le passeport diplomatique : bleu, impasse, et manque
Par Mohsen Redissi - L’erreur est humaine, persévérer est diabolique. Oser demander coup sur coup un passeport diplomatique n’est pas une exception tunisienne. D’ailleurs pour appuyer leurs demandes les députés et récemment les juges chargent leurs dossiers en s’appuyant sur des expériences similaires pour justifier une pareille initiative. Ils cherchent ainsi à influencer les autorités et introduire le doute auprès du commun des mortels. Une tentative de passage en force sous couvert de revendications socioprofessionnelles. La grève des magistrats dure toujours. Leur intention est de forcer la main du président de la république. Le peuple en est témoin. Les dés sont jetés.
Des députés sur le continent qui est le nôtre, l’Afrique, et les pays de l’ancien bloc soviétique ont demandé dans le passé récent ce document de voyage. Niet. Les milieux politiques étant presque identiques, les scandales et les crises à répétition qui frappent les classes dirigeantes et la magistrature rendent aux yeux de la plèbe l’octroi de ce titre de voyage tant sollicité à ces catégories du favoritisme net.
Régulièrement en Afrique sub-saharienne, chaque nouveau président s’attaque pendant son premier mandat à assainir au départ le monde occulte du passeport diplomatique. Il y a souvent plus de passeports diplomatiques en circulation que d’ambassadeurs et de personnels méritoires. Il fait table rase sur les anciens passeports, promulgue de nouvelles procédures, et de nouveaux critères pour l’obtention de ce titre de voyage tant désiré. C’est une purge en quelque sorte. En fin de mandat, les agents du ministère des affaires Etrangères et les divers réseaux mafieux auront accumulé autant de maladresses que d’infractions.
Au contraire des autres passeports délivrés par le ministère de l’Intérieur ou une autre instance indépendante, le passeport diplomatique est uniquement délivré par le ministère des affaires Etrangères, MAE, dans la plupart des pays.
La coutume oblige tous les détenteurs, fonctionnaires et leurs proches à restituer obligatoirement le passeport en fin de mandat. Malheureusement l’application de cette règle est régulièrement violée. Alexandre Benalla l’ex-chargé de mission auprès du président Macron possédait deux passeports diplomatiques. Quand on aime on ne compte pas surtout qu’il continuait à les utiliser bien après son limogeage de l’Elysée. Et le ministre français des affaires Etrangères de se justifier que M. Benalla a fait la sourde oreille aux rappels répétés de son ministère lui priant de rendre ces documents.
L’article 9 bis et le discours de la discorde(1)
Le nouvel amendement est présenté comme l’aboutissement d’une lutte pour briser les lourdes chaines qui limitent les déplacements à l’étranger des parlementaires. Certains élus représentent des circonscriptions de tunisiens résidents à l’étranger.
Par acquit de conscience, les parlementaires membres de la Commission des Droits, des libertés et des relations Internationales lors de leur délibération décident de généraliser l’octroi du passeport diplomatique. Tous les parlementaires sont libres et égaux devant l’article 9bis. Beaucoup sont membres d’unions parlementaires et d’associations d’amitiés… Ils sont appelés à voyager fréquemment. Les procédures de visa les ralentiraient et gêneraient grandement leurs déplacements. Tels sont les arguments de leur défense. Des élus qui mendient les honneurs. Rudes épreuves pour leur modestie.
Le président de l’AMT dans son plaidoyer, communiqué de presse en date du 26 novembre 2020, pour défendre les intérêts de ses clients a réitéré au président de la République le souhait des magistrats de bénéficier d’un passeport diplomatique eux aussi, comme il est de coutume dans d’autres pays. Mais ce privilège n’est accordé qu’aux juges de la Cour suprême ou de la Cour constitutionnelle ou autre appellation comme il plairait à la constitution d’y nommer.
Pour les représentants des Tunisiens résidents à l’étranger leur visa Schengen et leur carte de séjour font foi s’ils sont en situation régulière comme ils le prétendent. L’invitation de la partie organisatrice et l’autorisation fournie par l’ARP ou de l’AMT s’ajoutent au dossier de demande. La plupart des chancelleries proposent un traitement VIP pour les politiciens, les hommes d’affaires, les membres d’associations d’amitiés et de jumelages... Pour les grands voyageurs ces ambassades délivrent des visas allant parfois jusqu’à dix ans.
Le rapport de la Commission des Droits, des libertés et des relations Internationales de l’ARP en date du 20 février 2020 s’évertue à défendre en six l’amendement. L’article unique ne concerne que la délivrance d’un passeport diplomatique. Eux aussi sont assujettis à la fouille corporelle. D’autres avantages se greffent tout autour du passeport diplomatique : courrier, valise, immunité, femme et enfants… Vont-ils renoncer à ses avantages ? L’avenir nous le dira.
Le président se rebiffe!
Le rapport de la commission introduisant le nouvel amendement de la Loi n° 197540 du 14 mai 1975 rapporte dans deux paragraphes distincts que le président de la République était au courant et que lors de son entrevue avec le président de l’ARP sur ce sujet, le locataire de Carthage ne voyait aucune objection sur la proposition.
Le communiqué de l’AMT précise que le Président de la République soutient toutes les revendications légitimes des magistrats soulignant le rôle majeur qu’ils jouent et la charge qui leur incombe. Il promet à leur président de tout faire pour répondre à leurs revendications en accord avec ses pouvoirs constitutionnels et les capacités de l’Etat.
Le président fait volteface ! Il justifie son refus de signer par l’absence de loi sur ce sujet. L’absence de loi ou d’un précédent ne constitue pas une renonciation ni le rejet d’un projet de loi ni de loi limitant la liberté des citoyens. Le doute bénéficie à l’accusé comme l’absence de loi bénéficie au demandeur.
Si l’amendement passe, nos élus, nos magistrats, et ceux qui les rejoindront auront ainsi une double attache : l’ARP ou le palais de justice ou autre d’une part et le ministère des affaires Etrangères leur vis-à-vis diplomatique d’autre part. Comme leurs homologues du MEA leur conjoint et leurs enfants âgés de moins de 22 ans doivent-ils bénéficier aussi d’un passeport diplomatique, du service de la valise, et le passage par le salon d’honneur lors de leurs voyages ? Le parlementaire ou le magistrat voyageant avec sa famille, va-t-il se délester de femme et enfants en leur donnant rendez-vous en terre inconnue et se diriger tout seul fier à pas sereins vers le salon d’honneur ? Doit-il les y conduire ?
Le président de la république a-t-il pressenti ces dérives s’il venait à signer l’amendement sans trop réfléchir sur les conséquences? Ou s’est-il donné un moment de répit avant d’annoncer sa décision définitive ? L’article 9bis ne vise qu’un passeport de couleur bleue avec la mention sur la page de couverture « passeport diplomatique ». L’innocence de la demande intrigue ! Tâtent-ils le terrain ? Le passeport n’est que la première étape d’une série de revendications. Les silences du palais(2).
Casse-tête chinois pour un président
Le président de la république est pris entre des feux amis, friendly fire, très nourris, entre de faux-frères, lui le troisième corps est appelé à la barre. Seul le timonier a le pouvoir de redresser la direction que prennent ces récentes manœuvres.
D’un simple titre de voyage et une pièce d’identité, le passeport diplomatique est devenu le redresseur de torts commis envers les députés et les magistrats. Un frein pour leur plein épanouissement. En posséder un garantirait un meilleur rendement : plus de lois votées pour les uns et plus d’affaires classées pour les autres. Le cas n’est pas encore désespéré. Le président de la république peut toujours se rattraper et y trouver une solution.
Il est dans une situation inconfortable, coincé entre deux pouvoirs le législatif et le judiciaire. Il a déjà prononcé la sentence à l’encontre des représentants du peuple. Cette fois-ci le juriste de formation qu’il est va-t-il fermer les yeux et faire pencher la balance du côté du cœur, les liens du sang, le Palais de justice, La Kasbah ? Il sera accusé de parti pris. Tout le monde le jauge. Un juge et un arbitre impartial.
Il doit clore ce dossier. Son verdict intelligemment réfléchi ne doit pas souffrir d’aucune objectivité, ni laisser aucune chance à toute autre option ou interprétation. Il y aura 9ter, 9quater… Chaque fois qu’une corporation se croit lésée ouvre le dossier du passeport diplomatique. La boite de Pandore. Le président doit impérativement mettre un terme à l’hémorragie, trouver une formule intelligente pour claquer la porte au nez de tous, ou laisser entrevoir une lueur d’espoir à tous ceux qui veulent joindre le club du passeport diplomatique.
Le président de la république, un homme en colère(3)est actuellement en délibéré bien avant terme. Il s’est retiré dans sa loge pour cogiter calmement en solitaire. Une grâce présidentielle et providentielle lui a été accordée. Il prépare ses chefs d’accusation et son réquisitoire. L’amendement ne revient à lui pour signature qu’après le repassage par la case départ et le vote de l’ARP. « Mathilde m’est revenue » (4). Le retour à l’envoyeur sera perçu comme une demi-victoire en attendant de voir la suite que peut prendre ce nouveau rebondissement dans l’affaire. Quant aux parlementaires et les magistrats ils jouent le temps additionnel. Ils préparent déjà leurs plaidoiries pour les ajournements.
Pour qui sonne le glas?
Le président peut toujours trancher. Il est encore temps. Les affaires étrangères sont du ressort de la présidence et sous sa tutelle d’après l’article 78 de constitution tunisienne. En tant que premier responsable de la diplomatie lui seul est habilité à le faire; de la nomination du ministre en passant par les ambassadeurs, les secrétaires d’Etat, les conseillers… l’émission et même l’octroi du passeport bleu marine objet de tous les péchés.
Le président doit légiférer maintenant avant qu’il ne soit trop tard. Un décret présidentiel doit réglementer et clore ce dossier devenu encombrant. Toute manifestation, ou tentative, pour obtenir un passeport diplomatique doit confronter l’Esprit des lois(5).
Accepter de délivrer un passeport aux magistrats ou aux représentants du peuple, l’un ne va pas sans l’autre, équivaut à avoir sur le dos toutes les autres catégories professionnelles. La paralysie de l’Etat serait le résultat. Il peut dresser la liste des corps de métiers qui peuvent bénéficier d’un passeport diplomatique, sous réserve.
L’efficacité et la performance ne sont pas intimement liées à la possession d’un passeport diplomatique mais à l’état d’esprit des parlementaires et des magistrats. Il ne leur garantit ni l’immunité ni l’inviolabilité, deux principes qui protègent les ambassadeurs et les diplomates de métier pour remplir leur mission en toute sérénité. La facilitation du déplacement ne réside pas dans le document mais plutôt dans la fonction exercée par son titulaire. Plusieurs pays exigent un visa pour les non-diplomates détenteurs de passeport diplomatique. Les modalités de son obtention sont multiples.
L’immunité, l’inviolabilité, le courrier et la valise diplomatique, sur tous ces points les élus de l’ARP et les magistrats restent pour le moment cois. L’encre et la salive couleront encore longtemps tant que le président n’a pas tranché clairement et une fois pour toute sur cette question qui taraude les esprits.
Mohsen Redissi
(1) Référence faite au «Le Discours de la méthode» de René Descartes, 1637.
(2) Référence faite au film «Les Silences du palais», réalisé par Moufida Tlatli, 1994.
(3) Référence faite à la pièce de théâtre «Douze hommes en colère», Reginald Rose, 1954.
(4) Référence faite à «Mathilde», chanson de Jacques Brel, 1963. Le chanteur devient fou à lier par le retour de sa dulcinée.
(5) Référence faite à «De l'esprit des lois» de Montesquieu, 1748.