News - 18.11.2020

Vaccin antigrippal : naviguant à vue, les autorités se noient dans un verre d’eau

Vaccin antigrippal : naviguant à vue, les autorités se noient dans un verre d’eau

Par Habib Mellakh - Le feuilleton de la gestion de la vaccination antigrippale vient de connaître  son épilogue avec l’annonce par le président du Conseil national de l’ordre des pharmaciens de la distribution à partir d’hier dans les officines privées du 2ème lot de vaccins. Retour sur une campagne de vaccination atypique,  qui a n’a pas tenu ses promesses en raison de très graves  ratés et de dysfonctionnements impardonnables,  et sur une distribution chaotique dont il faut tirer les leçons.

Les responsables du ministère de la Santé publique, généreusement mobilisés depuis le début de la pandémie, arborent leur casquette de membres du Comité scientifique de lutte contre le coronavirus pour accréditer le leurre que ce sont les experts et non les politiques qui décident en matière de protocole sanitaire anti-covid. Ils ont appelé, au début de l’été dernier, dans un contexte de pénurie de bavettes,  les Tunisiens à compléter les mesures barrières recommandées, par le port du  masque. Il faut reconnaître à la décharge de ces responsables  qu’ils n’ont pas poussé le ridicule jusqu’à mener, à ce moment-là, une campagne de sensibilisation en faveur de la protection par les masques, aussi difficiles à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin.

La gestion chaotique de la campagne de vaccination antigrippale

Pourtant,  et   sans craindre d’être discrédités, ils ont improvisé  au mois de septembre une grande campagne de sensibilisation à la vaccination antigrippale sans une évaluation rationnelle des besoins, sans aucune stratégie de communication et surtout sans avoir la certitude qu’ils pourraient satisfaire les besoins suscités par la campagne.

Ce genre de mesure est pertinent parce que la réussite d’une telle campagne de vaccination permet de se concentrer sur la lutte  contre la Covid-19 grâce à la diminution de la sévérité de l’épidémie grippale.

Ainsi, il nous épargnera la surcharge du système de santé en cas de double épidémie en soulageant les institutions hospitalières et le corps médical de la prise en charge des malades victimes des complications de la grippe. Il permettra aussi d’éviter la double contamination catastrophique par le coronavirus et le virus de la grippe, les problèmes  de diagnostic résultant de la difficulté de distinguer entre des  pathologies dont les symptômes sont similaires  et l’engorgement des laboratoires de dépistage de la contamination au coronavirus, consécutif à la multiplication des tests PCR. Mails la mesure ne s’improvise pas et les autorités tunisiennes auraient dû et pu préparer rigoureusement depuis le printemps dernier la campagne de prévention de la grippe. Elles  n’ont pas été capables d’anticipation et elles  semblent avoir  été surprises par la propagation exponentielle du coronavirus  qu’elles ont eu l’illusion de maîtriser comme l’atteste le ton triomphaliste adopté après la fin de la première vague. Alors qu’elles avaient fait preuve, pendant la première vague, d’un grand sens  de l’anticipation dont le pays a engrangé les dividendes, malheureusement très vite volatilisés, elles ne semblent pas  avoir envisagé, une seconde,  que la préparation hâtive et tardive de  l’opération de vaccination antigrippale  entraînerait une rupture du stock en quelques heures et  que les Tunisiens, peu  habitués à se faire vacciner contre la grippe,  répondraient massivement à l’appel des officiels, d’autant plus que l’expérience leur montre que les commandes  de vaccin antigrippal baissent chaque année et que de nombreuses doses restent invendues dans les officines  malgré la diminution, d’année en année,  des commandes selon de nombreux pharmaciens.  Jusqu’à présent, nos médecins n’ont  réussi à convaincre qu’une petite minorité de Tunisiens à risque de la nécessité de la vaccination antigrippale parce que le vaccin, qu’il soit  trivalent voire  tétravalent,  n’a qu’une efficacité toute relative  et contestée en raison de la variation d’une année à l’autre de la part des virus grippaux circulant chez l’homme sélectionnés pour entrer dans la composition du vaccin et  dans la mesure où le vaccin n’est pas remboursé par la CNAM même quand il s’agit de personnes à haut risque.

Cette navigation à vue a entraîné, à l’image de la gestion de la deuxième vague de la pandémie de la Covid-19, une gestion peu rigoureuse pour ne pas dire désinvolte de la campagne de prévention de la grippe saisonnière, des étapes qui l’ont précédée et  de la distribution du vaccin. Elle a laissé la nette impression que les autorités politico-sanitaires, incapables de faire face à la difficulté de gérer la vaccination,  se noyaient dans un verre d’eau.

Une appréciation erronée des besoins

Elles ont d’abord  péché par une  évaluation erronée   des besoins en vaccination antigrippale. Alors que les pharmaciens d’officine ont  estimé, au mois de septembre, ces besoins à 700000  doses selon une déclaration de Naoufel Amira,  vice-président du Syndicat national des pharmaciens d’officine de Tunisie (SNOPT) à Shems FM, en date du 9 novembre dernier, le ministre de la Santé publique  a  annoncé, dans sa conférence de presse du 22 septembre dernier,  l’acquisition de 310000 doses, ce qui ne représente, en termes de couverture vaccinale, que 25 % de la population à risque et 2.5 % de la population tunisienne.

Sachant que l’objectif de toute  campagne de prévention est l’augmentation de la couverture vaccinale dans les populations cibles ( personnes âgées de plus de 65 ans, patients atteints de maladies chroniques et femmes enceintes)  par la commande d’un surplus de vaccins dans le but d’éviter une possible pénurie, que les besoins sont établis  en tenant compte du  nombre de personnes à risque de contracter la maladie augmenté du nombre des professionnels de la santé et du surplus précité,  que le taux de couverture vaccinale contre la grippe est fixé,  par l’OMS, à 75% pour les populations cibles  et qu’un taux de 50% est considéré comme satisfaisant, que le    nombre précis de personnes à risque et par conséquent  prioritaires pour la vaccination est estimée en Tunisie, d’une manière approximative,  à un minimum d’un  million deux cents mille personnes et se situerait,  pour certains, autour de 1.500000, c’est l’estimation du SNOPT qui est crédible.  En effet les 700000 doses recommandées par le SNPOT représentent un taux de couverture vaccinale des populations cibles de l’ordre de 60%, proche des recommandations de l’OMS alors que les doses acquises par la Pharmacie centrale ne constituent que le quart de la couverture vaccinale préconisée par l’OMS et la moitié du taux de couverture considéré comme satisfaisant. Nous ne savons pas si les autorités politico-sanitaires ont péché par défaut à la suite d’une erreur d’appréciation comme le suggère le vice-président du SNOPT dans le même entretien ou en raison de contraintes budgétaires. Si tel est le cas, elles oublient que la santé a ses raisons que le budget ne doit pas ignorer et que l’on n’a pas le droit de faire des économies de bout de chandelle quand la santé est en jeu, à moins qu’il n’y ait une pénurie mondiale révélatrice de la gestion au jour le jour de nos problèmes de santé.

Une communication défaillante à l’origine de besoins superflus et d’une vente chaotique

Ce qui a rendu la situation particulièrement inextricable, c’est que le ministère de la Santé a exhorté  tous les Tunisiens à se faire vacciner même s’il a insisté particulièrement sur les personnes à risque. Il fallait faire l’inverse, appeler les personnes à risque à se faire vacciner parce qu’elles souffrent d’un déficit immunitaire et expliquer  à monsieur tout- le- monde qu’il pouvait se passer du vaccin antigrippal  et  qu’il n’y avait, contrairement à ce que l’intuition de  certains chercheurs laisse entendre , aucune corrélation entre la vaccination antigrippale et la  prévention de la Covid, que le vaccin antigrippal pouvait seulement renforcer l’immunité sans empêcher l’infection par le coronavirus . Les autorités politico-sanitaires ont agi comme ces médecins qui vous font des prescriptions sans daigner vous donner des explications.

Elles  ont  ainsi poussé, à cause d’une communication approximative, des  gens qui n’avaient  pas besoin de se faire vacciner à le faire, privant ainsi de nombreuses personnes vulnérables de vaccin. Et c’est leur seconde erreur. Elles ont créé des besoins superflus et une psychose qui a entraîné une rupture de stock via une demande trop importante par rapport aux doses commandées.

N’anticipant pas le scénario de cette rupture, elles ont laissé la distribution des doses du vaccin à la discrétion des pharmaciens et  de leurs préparateurs sans  donner aucune instruction leur enjoignant de servir les seules personnes à risque et sans envisager de demander à ces derniers  de  justifier leur statut  de  personnes prioritaires.  Et ce qui devait arriver arriva. Le 2 octobre dernier, le premier lot  de 155 000 doses de vaccins en grande partie réservé au secteur privé (100 000 doses et le reste, semble-t-il pour les centres de santé de base), que la Pharmacie centrale avait distribuées, a été épuisé en quelques heures. Les  2120 officines privées, que compte le pays selon le site du Conseil de l’ordre des pharmaciens, n’ont pas toutes eu la possibilité d’avoir le vaccin. Certaines ont   refusé les quantités dérisoires qui leur avaient été proposées et se sont plaints de l’absence de transparence et d’équité dans la répartition  du vaccin auprès du Conseil national de l’ordre des pharmaciens de Tunisie (CNOPT) qui s’est fait l’écho de leurs doléances dans un communiqué publié le 10 novembre courant et où il annonce une procédure à même de permettre, dans le cadre du second lot,   une répartition équitable et transparente du vaccin. Celles qui se le sont procurées, n’ont obtenu, dans le meilleur des cas, que quelques dizaines de doses. Acculés au népotisme et au clientélisme en raison de la pénurie, elles auraient, de l’aveu embarrassant d’un pharmacien dont l’officine a eu droit à 20 unités et qui s’est confié à Business News, servi, dans une flagrante violation de l’éthique,   les membres  de leurs familles et leurs connaissances. Il ne restait, selon ce pharmacien,  plus rien à vendre aux personnes prioritaires pour la vaccination antigrippale, c’est-à-dire, celles âgées de plus de 65 ans et (ou) dont l’immunité est fragilisée en raison des affections chroniques dont elles souffrent.

Tout cela venant à manquer, l’appréciation erronée des besoins, la communication défaillante et la commercialisation  irrationnelle aidant,  la vente du premier lot a connu  un fiasco total puisque des dizaines de milliers de personnes prioritaires n’ont pas pu avoir leur vaccin. Les objectifs  précités de la  campagne de la prévention de la grippe risquent par conséquent de ne pas être atteints.

Les autorités persistent et signent en refaisant les mêmes erreurs

Un hadith attribué Prophète dit que «  le croyant ne se laisse pas piquer deux fois par un animal sortant d’un même terrier ». Pourtant, les autorités tunisiennes semblent retomber dans  les mêmes errements à l’occasion de la distribution du second lot de vaccins  de 170000 doses annoncé par Naoufel Amira  à l’occasion de l’entretien précité. Nous sommes en présence de la même navigation à vue qui nous fait douter, chaque fois qu’il faut résoudre un problème et indépendamment du secteur où il se pose,  de la présence d’un capitaine à bord. C’est pourquoi il faudra un parcours du combattant  pour le Tunisien prioritaire désireux de  se procurer le précieux sésame.

Il est prévu que les officines privées, auxquelles ce second lot est uniquement destiné,  auront chacune  droit chacune à 78 unités  conformément à un partage équitable sollicité par la profession et annoncé par le Conseil national de l’ordre des pharmaciens de Tunisie dans un communiqué daté du 10 novembre dernier où il précise  les modalités de cette répartition qu’il supervisera.

Le ministre de la Santé  a également   annoncé le  21 octobre dernier  sa décision de ne fournir  le vaccin qu’aux personnes justifiant d’une  prescription  médicale, laissant par là même entendre, sans le dire explicitement, que les patients souffrant d’une maladie chronique seraient prioritaires. Mais le conseil  national de l’ordre des pharmaciens a rejeté la décision ministérielle arguant que les produits de tableau sont les seuls médicaments délivrés sur présentation d’une ordonnance médicale et que la vente du reste des produits, y compris les vaccins, est libre.  Il a estimé que cette mesure serait contre-productive parce qu’elle augmenterait le coût du vaccin, dissuadant par là même  les plus démunis de se le procurer et qu’elle ne garantirait pas, en raison de la pénurie, le bénéfice du vaccin. Mais si l’objection du CNOPT est pertinente s’agissant du surcroît du coût  et du caractère illégal de l’ordonnance, ses membres ne font aucune proposition pour l’identification des personnes prioritaires. Des pourparlers, dont on ne connaît pas l’issue, ont été enclenchés entre le ministère,  les syndicats de la profession et le conseil de l’ordre pour aboutir à un accord sur les modalités de vente du vaccin au sujet desquelles les  pharmaciens attendent les recommandations du ministère de la santé. Sans retour d’information, ils se trouvent en face d’un dilemme cornélien ainsi résumé sur sa page Facebook par le pharmacien et ancien député Brahim Nacef : « Le ministère de la Santé et la Pharmacie Centrale nous mettent dans une situation inextricable pour la distribution du vaxigripp. Ils nous poussent à choisir qui pourra bénéficier de ce vaccin et qui devra attendre l'année prochaine en priant Dieu de l'épargner de la grippe de cette année et du Covid-19. Comment vous allez gérer une situation où vous avez plus de 300 patients prioritaires inscrits dans votre officine pour se faire vacciner quand les autorités vous annoncent que vous ne pourrez recevoir au plus que 78 vaccins ? ». Mais le lobby pharmaceutique, habitué à gagner son bras de fer contre les autorités,  semble déterminé à user d’un pouvoir discrétionnaire pour la vente du vaccin, ce que confirme les derniers développements de la situation.

La Pharmacie centrale a entamé hier la distribution des doses de vaccin dans les officines privées selon des informations fournies par des patients qui ont obtenu le précieux sésame sans présenter de document justifiant leur statut  de personnes à risque. L’information a été confirmée par Ali Bsila, président du CNOPT, qui a annoncé que les pharmaciens ne fourniraient le vaccin qu’à ceux qui en ont besoin, exhortant les Tunisiens en bonne santé à faire preuve de compréhension. Le lobby pharmaceutique a ainsi  obtenu gain de cause. Son représentant, Naoufel Amira, vice-président du Syndicat des pharmaciens d’officine de Tunisie (SPOT), a estimé dans l’entretien accordé à Shems FM que les pharmaciens connaissaient bien les clients prioritaires et qu’ils ne serviraient que ces derniers. Mais il oublie qu’un pouvoir discrétionnaire est source d’arbitraire et qu’il peut contribuer au népotisme et au clientélisme. Qui peut garantir  que des pharmaciens ne se comporteraient pas comme le pharmacien qui a avoué à Business News  que des pharmaciens avaient  privilégié lors de la première distribution leurs familles ?

Pourtant, les solutions qui permettent  de faire bénéficier du vaccin ceux qui en ont le plus besoin existent. Elles ont été expérimentées  ailleurs et auraient pu  inspirer les autorités et leur permettre  tirer leur épingle du jeu.

Comment les autorités auraient-elles pu tirer leur épingle du jeu?

Pour sortir de la situation délicate  dans laquelle elles se sont placées faute d’anticipation mais sans doute aussi à cause de la situation sanitaire difficile liée  à la pandémie,  les autorités auraient  dû  rectifier le tir en matière de communication. Elles auraient dû expliquer aux Tunisiens, à la faveur de rencontres avec la presse  ou de plateaux,  le plus simplement du monde mais sans schématiser les bienfaits  d’une large  vaccination antigrippale au temps de la Covid et les raisons pour lesquelles cette protection ne concerne pas tout le monde et qu’elle ne cible que des personnes prioritaires. Elles  auraient dû profiter de ces  tribunes   pour expliquer que la distanciation  physique et le  port du masque constituent des mesures  préventives efficaces contre la grippe au même titre que le vaccin et que leur stricte observance peut le remplacer. N’a-t-on pas vu, pendant la période   de confinement général au printemps dernier, la diminution, voire la  quasi disparition d’affections liées à la promiscuité comme les pathologies respiratoires basses (rhino-pharyngites, rhinites, angines) et hautes (pneumonies, bronchites).

Pour épargner  aux pharmaciens les choix embarrassants  ou  empêcher,  chez certains d’entre eux, la tentation du favoritisme, les responsables auraient dû exiger des personnes à risque la présentation d’une attestation de prise en charge intégrale (APCI) délivrée par la CNAM pour les maladies chroniques. Les pharmaciens auraient été tenus de consigner,  dans un registre  consacré à la vente du vaccin de la grippe saisonnière 2020, la liste des bénéficiaires du vaccin, servis en contre-partie de la présentation de  cette APCI qui est une attestation administrative ne trahissant pas le secret médical.

On pourrait importer d’urgence un troisième lot  qui serait distribué par les organismes d’Etat (CNAM, hôpitaux, polycliniques CNSS), uniquement sur ordonnance médicale, aux personnes prioritaires, qui n’ont pas eu l’opportunité de se procurer le vaccin, avec une prise en charge intégrale de la visite médicale et du vaccin pour les plus démunis.

Habib Mellakh

 

 

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