L’information sanitaire en temps de crise: entre liberté d’expression, sécurité sanitaire et mésinformation
Par Mouna Ketata, maître assistante à la faculté de droit de Sfax
1- En ces temps mouvementés, la méconnaissance de certains aspects de la maladie conjuguée aux incertitudes liées à son évolution, aux remèdes potentiels et aux meilleures méthodes pour l’enrayer, pousse les citoyens à chercher l’information fiable. Ainsi, l’information(1) dans un cadre de crise devient non seulement une exigence éthique et démocratique mais également une condition d’efficience et un élément clé pour la résolution de la crise. Les crises sanitaires connues par l’humanité ou encore les infections nosocomiales ont mis en lumière la nécessité d’informer les usagers sur des risques sanitaires graves(2). Un citoyen bien informé peut devenir, et cela dans une démarche participative en quête de la démocratie sanitaire, un co-gestionnaire du risque et réduit de ce fait sa propre vulnérabilité. L’information relative aux gestions barrières ou à l’ensemble des restrictions participe à l’acceptabilité sociale de telles restrictions même si leur proportionnalité au risque est parfois sujette à discussion.
2- En revanche, une mésinformation, ou encore une désinformation(3), peut nuire à l’ordre public et la sécurité sanitaire. L’influence des fausses informations, qu’elle soit potentielle ou avérée, est à prendre au sérieux car, à l’analyse, il s’avère même qu’elle peut avoir un coût humain. Partant de ce constat, se pose la problématique suivante : sommes-nous parvenus à empêcher, dans le respect de la liberté d’expression, le déferlement de fausses informations susceptibles de porter atteinte à la sécurité sanitaire ? La réalité laisse apparaître quelques incertitudes qu’il convient d’abord de les souligner (I) afin de s’atteler ensuite sur quelques propositions permettant de surmonter de tels écueils (II).
I- Le Constat : la difficile articulation entre liberté d’expression et sécurité sanitaire
3- Quel Paradoxe ! La multiplication des canaux d’information aurait pu assurer un accès à l’information et par conséquent une meilleure gestion de la crise sanitaire. Or, la multiplication en question, bien qu’elle soit signe de diversité et d’un pluralisme nécessaire, ne semble pas assurer la sécurité sanitaire et ce pour deux raisons essentiellement. D’abord, la multiplicité des sources d’informations n’a pas été accompagnée par un système qui nous prévient des fausses informations. Ensuite, le traitement de l’information sanitaire éclipse parfois sa spécificité.
4- L’explosion des technologies de l’information et de communication numériques dans la société a manifestement bouleversé le schéma du traitement de l’information et c’est ainsi que des applications comme Messenger ont facilité l’accès à l’information, en offrant des espaces à chacun où il peut émettre des idées et des informations et les faire circuler en un temps record. Sauf qu’une information partagée peut être prise pour une certitude alors qu’elle ne constitue qu’une simple opinion(4) voire même, dans certaines hypothèses, une fausse information, étant donné que la peur constitue un terreau fertile pour la désinformation. C’est ainsi qu’on a vu la fluorescence des théories du complot comme celle s’agissant de l’origine du virus qui serait produit par la Chine(5). Mais en réalité, on ne peut s’empêcher de penser que le mal est plus profond que la simple réception de fausses informations. Les gens qui croient aux fausses informations seraient moins portés par exemple à suivre les recommandations sanitaires comme s’agissant du port du masque. Outre les informations partagées dans un but de spéculation pour commercialiser des remèdes prétendument miracles, certaines informations peuvent même nuire à la santé de ceux qui les mettent en pratique. On pense ainsi aux informations qui incitent les gens à nettoyer les aliments à l’eau de javel.
5- Ceci nous conduit à poser la question suivante : Est-ce que l’Etat peut intervenir pour censurer de telles informations ? Partant du fait que la liberté d’expression est le pilier de notre démocratie, et que les limites à cette liberté doivent être prévisibles et proportionnées à un objectif légitime, et du moment où la multiplicité des canaux d’information est une garantie pour le pluralisme, l’Etat n’a pas à se substituer au libre arbitre de chaque individu qui, devenant lui- même vecteur d’expression(6), va se forger sa propre opinion en s’informant de plusieurs sources. Il s’ensuit que toute la difficulté résidera dans la préservation de cet équilibre entre le respect de la liberté d’expression et ses répercussions éventuelles(7) sur la santé, d’autant plus qu’on ne peut plus nier le rayonnement de cette liberté sur le plan international et qui, dans son acception moderne, implique la liberté d’accéder aux médias sociaux et de s’y exprimer(8).
6- Au-delà de cette articulation difficile, se pose une autre question relative à la technicité de l’information sanitaire. Pour traiter de l’information sanitaire, il faut se rappeler de deux choses : D’une part, l’information sanitaire relève d’un domaine où le maître mot est l’incertitude ; d’autre part, la production même de cette information n’est pas à l’abri de la question des conflits d’intérêts. Ces deux aspects imposent une spécificité non seulement dans la manière de l’appréhender par le citoyen mais également au niveau de sa communication. Le citoyen, qui ne peut pas parfois appréhender la complexité et les subtilités du réel, cherche des réponses voire même des certitudes. Or, l’incertitude des données scientifiques doit pouvoir être comprise comme une réalité inhérente à ce type de travaux, que personne ne détient la réalité et que la vérité d’une étude peut être démentie dans une étude suivante. Il est fort probable aussi que certaines spécificités relevant de la pharmacologie et des étapes par lesquelles passent les essais cliniques des vaccinations constituent une condition sine qua non pour comprendre l’évolution des essais cliniques. La méconnaissance de ces aspects conjuguée aux incertitudes liées à l’efficacité de tels vaccins pousse les gens se retrouvant dans un état d’inconfort à demander l’information, quitte à la chercher dans des sources non fiables(9).
7- Ajoutons que dans un contexte de crise sanitaire, certains chercheurs tendent à court-circuiter les processus de relecture de leurs travaux et faire des déclarations précipitées(10), parfois non suffisamment étayées, et qui peuvent pousser à un infléchissement quant au respect des mesures préventives. Etant donné que le processus de la relecture impose certaines contraintes en termes de temps, une pratique a vu sa fluorescence en temps de crise, à savoir le « preprint »(11). Si une telle pratique présente l’avantage de diffuser l’information à grande échelle, le problème réside dans le contenu de l’étude qui peut présenter des résultats provisoires basés une méthodologie discutable, pourtant rien ne justifie qu’au nom d’un pragmatisme de l’urgence, on contourne les exigences de la démarche scientifique et les procédures usuelles, notamment s’agissant de l’évaluation critique des publications par les pairs. Et la question qui se pose, est-ce qu’on prend le recul nécessaire face à ce type de déclarations ? La réponse n’est pas toujours positive.
8- Outre l’incertitude, certaines études ne sont pas à l’abri de la question des conflits d’intérêts(12) et de ce fait certains scandales éclaboussent régulièrement la réputation de certaines revues où sont publiées ces études. En effet, certaines analyses ont souligné une corrélation directe entre le financement d’une recherche par un industriel et la communication de résultats qui lui sont favorables(13) et il convient d’emblée d’observer que les grands groupes pharmaceutiques participent au financement des études de grande envergure qui évaluent l’efficacité de leurs nouveaux médicaments ce qui peut placer les chercheurs en position de conflit. Ces propos n’appellent pas à une défiance généralisée à l’égard de la production scientifique, mais plutôt à la plus grande vigilance de la part du citoyen.
II- L’encadrement nécessaire de l’information en temps de crise
9- La protection de la sécurité sanitaire est un enjeu juridique et social constant. Deux mots semblent sonner comme les principes directeurs de cette protection et s’imposent comme la pierre angulaire de tout l’édifice à savoir « la transparence » et la « qualité de l’information ». Si le droit positif en l’état actuel présente des promesses qui permettent une meilleure prise en compte du droit à l’information, encore faut-il garantir une information claire, objective et transparente. Pour assurer ces principes, et partant du fait que trop d’information tue l’information, et que la profusion de contenus n’aide guère à faire la part des choses, les dirigeants ont pour mission de diffuser des messages simples à comprendre, avec une pédagogie qui met en lumière les risques et qui reflète une démarche qui puise dans le principe de précaution une force.
10- Par ailleurs, favoriser le journalisme scientifique(14) constitue aussi une voie possible permettant d’enrayer « l’infodémie ». Au niveau de la médiatisation de la parole scientifique, force est de constater que si les journalistes, face à une situation inédite provoquée par la pandémie, se sont montrés à la hauteur de certains enjeux, il est visiblement clair que pour présenter une information scientifique, de multiples contraintes et défis se dessinent. A vrai dire, les journalistes ne manquent pas de ressources dans le domaine scientifique. La difficulté réside alors dans le tri et l’évaluation de l’intérêt des informations diffusées. D’autres contraintes d’un autre type peuvent se poser, à savoir le sensationnalisme et la simplification excessive. Pour ce qui est du sensationnalisme, il s’agit d’un danger qui « guette en permanence »(15) les journalistes œuvrant dans le domaine de l’information sanitaire. Il semble que les informations à forte charge émotive circulent plus facilement que les informations validées. Tout le risque est de tomber dans une sorte de « sensationnalisme par compassion » qui nous conduit à s’accrocher à la moindre esquisse du traitement(16). D’autre part, dans la médiatisation de l’information sanitaire relative à des études scientifiques, il convient de passer l’information avec un langage intelligible sans pourtant tomber dans une simplification excessive.
11- Ensuite, une régulation sur internet est indispensable et ce par le biais des codes de bonnes conduites sur les réseaux. A titre d’exemple, au niveau européen, il a été proposé de procéder par ces codes afin de juguler le phénomène de la désinformation et le soutien à un réseau indépendant de vérificateurs de faits(17). La mobilisation des nouvelles technologies à l’instar de l’intelligence artificielle ou la blockchain(18) peut également améliorer la capacité de tout citoyen à accéder à des informations correctes. Les blockchain constituent des registres immuables et partagés pouvant faciliter les vérifications et accroître la transparence et la traçabilité de l’information. C’est dans ce sens qu’une start-up slovène se charge de lutter contre les « fake news » en utilisant sa plateforme basée sur la technologie blockchain pour détecter les contenus fictifs en quelques minutes. Ajoutons que le Conseil de surveillance de Facebook s’est vu attribuer un rôle majeur pour garantir la liberté d’expression des utilisateurs des réseaux sociaux, grâce à des compétences consultatives(19). Les géants des réseaux sociaux ont procédé aussi à la suppression des fausses informations, quoique les groupes et messages privés sur Facebook, non détectés par les algorithmes, puissent continuer à exister et se répandre. C’est pour dire qu’une régulation du contenu en ligne ne sera pas la panacée à tous les maux. La régulation du comportement même de l’internaute semble pouvoir constituer un rempart contre le déferlement des fausses informations et une éducation au monde numérique s’impose afin d’aiguiser l’esprit critique du citoyen qui, par précaution, ne doit pas relayer des informations non étayées.
Mouna Ketata
Maître assistante à la faculté de droit de Sfax
(1) L’information sanitaire dont il sera question est celle qui touche à la santé publique : elle englobe toute donnée concernant les améliorations possibles de la santé humaine, mais aussi les risques sanitaires. Sont donc exclues de cette étude les informations relatives aux données médicales individuelles
(2) Voir dans ce sens G. Brücker, 3information des usagers et crises sanitaires3, adsp n°33 décembre 2000.
(3) Une mésinformation peut désigner un processus par lequel se diffuse une information incomplète du fait du manque de rigueur ou de vigilance. La désinformation peut désigner des falsifications intentionnelles, pour influencer l’opinion publique. V. S. Brigitte, « Évaluer l'information », Documentaliste-Sciences de l'Information, 2007/3 (Vol. 44), p. 210-216
(4) S. Neuville, « Juger dans le doute », Recueil Dalloz 23 juillet 2020, 1481.
(5) Le coronavirus a pu aussi être présenté dans une vidéo comme une pure « invention » ayant fait l’objet d’un brevet de l’Institut Pasteur en 2004. l’information a été démentie par le service Les Décodeurs du journal Le Monde.
(6) CH. bigot, « Régulation des contenus de haine sur Internet, Retour sur le désaveu infligé par le conseil constitutionnel à l’encontre de la loi dite « Avia » », recueil Dalloz 9juillet 2020.1448
(7) Voir Ph. Mouron, « Coronavirus et fausses informations. Les aléas de la liberté d’expression en période de crise sanitaire », RDLF 2020 chron. n°33
(8) Voir dans ce sens la décision du Conseil constitutionnel français rendue le 18 juin 2020 qui a introduit, dans le champ de la liberté d’expression protégée constitutionnellement, le droit de chaque citoyen à s’exprimer sur les réseaux sociaux ; CH. bigot, « Régulation des contenus de haine sur Internet, Retour sur le désaveu infligé par le conseil constitutionnel à l’encontre de la loi dite « Avia » », article précité.
(9) J. Goodman, F.Carmichael, « Coronavirus : les allégations fausses et trompeuses sur les vaccins sont démystifiées. » , disponible sur le lien https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjRkqXO1_fsAhUCUxUIHZhUBF8QFjAAegQIARAC&url=https%3A%2F%2Fwww.bbc.com%2Fafrique%2Fregion-53554615&usg=AOvVaw2VuEKDZegFQTsJZ-9BJcM7
(10) Voir dans ce sens, F.Lemaire, J.Pérès, P. Michel, Misère de l’information médicale en temps de crise, disponible sur le lien https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjv2bS9tvfsAhWuQRUIHQZ-AZIQFjAQegQICBAC&url=https%3A%2F%2Fwww.acrimed.org%2FMisere-de-l-information-medicale-en-temps-de&usg=AOvVaw0HpDVQMsb40jTZ1RiTYKCc
(11) Voir L.Dasiniers, « Le Covid 19 a fait basculer la recherche dans le binge-publishing », disponible sur le lien https://www.google.com/search?q=la+technique+de+pre+print+covid+19&ie=utf-8&oe=utf-8&client=firefox-b#
(12) M. Laura, A. Gérard, « Comment les conflits d'intérêts peuvent influencer la recherche et l'expertise », Hermès, La Revue, 2012/3 (n° 64), p. 48-59. « Les conflits d’intérêts (CI) sont des situations où le jugement professionnel ou une action d’intérêt principal (par exemple la validité de la recherche ou la santé d’un patient) peuvent être indûment influencés par un intérêt secondaire, tel que le gain financier. »
(13) Ibid. s’agissant des effets secondaires, certaines études ont montré, par exemple, « que les auteurs financés par les compagnies pharmaceutiques rapportaient davantage une absence de risques des antagonistes du calcium que les auteurs financés par d’autres sources. Ces médicaments utilisés dans le traitement de l’hypertension étaient alors soupçonnés d’augmenter certains risques, notamment d’infarctus ».
(14) V. W.Hammami, « La nécessité d’un journalisme scientifique », disponible sur le lien https://www.google.com/search?q=jounalisme+scientifique+nawaat+covid+19&ie=utf-8&oe=utf-8&client=firefox-b#
(15) V.Y.Villedieu, « Le sensationnalisme et le journalisme scientifique » Québec Français 1996, (102), 68–69
(16) Dans ce sens voir D. Mascret, « le jour où les journalistes ont (presque) guéri le cancer…ou l’art délicat du traitement de l’information médicale », RDSS Mars-Avril 2010, p.257 et s.
(17) Voir le lien suivant https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiPnPmQzffsAhWIZMAKHb9FAfAQFjAAegQIARAC&url=https%3A%2F%2Fec.europa.eu%2Fbelgium%2Fnews%2F180426_fake_fr&usg=AOvVaw2zBb2xDmtCkFyvzi8QXxC1
(18) Voir https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiZsOHmw_fsAhVjQkEAHZRjBPUQFjACegQIAhAC&url=http%3A%2F%2Fwww.storizborn.com%2Fdigital%2Fintelligence-artificielle%2Flutter-contre-les-fake-news-grace-la-technologie-blockchain-la&usg=AOvVaw2LYxc2JOXTCaXq-5RW7FG7 . Voir aussi s’agissant de Par ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé collabore avec des sociétés afin d’analyser les conversations sur le Coronavirus et de détecter la désinformation J-Y.ALRIC, Pour lutter contre la désinformation, l’OMS mise sur le machine learnin. Disponible sur le lien https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiip7Tctu3sAhWzSxUIHag4AIMQFjAAegQIBRAC&url=https%3A%2F%2Fwww.presse-citron.net%2Fpour-lutter-contre-la-desinformation-loms-mise-sur-le-machine-learning%2F&usg=AOvVaw3Lv5fNE4qcz4MwvL9ymF-Y
(19) Préambule de la Charte du Conseil de surveillance, 2020 ; V.Ndior, « Le conseil de surveillance de Facebook, « service après-vente » de la liberté d’expression ? » Recueil Dalloz 23 juillet 2020 n°26