Le 8 novembre 2019, il nous quittait : le professeur Amor Chadli et l’anatomie pathologique, l’empreinte du maître (Album Photos)
Par Professeur Samir Boubaker - La dernière fois que j’ai rencontré le Pr Amor Chadli dans l’enceinte de la faculté de médecine de Tunis, ce fût à l’occasion de la cérémonie d’hommage rendu à la mémoire du Doyen Hassouna Ben Ayed. A la fin de son allocution, Amor Chadli a déclaré que cette perte « inspirait cette belle parole de Saint Augustin: "Ne pleurez pas si vous m’aimez. Ma tâche est accomplie ».Une Belle parole qui s’applique pleinement à A. Chadli, premier Doyen de la faculté de médecine de Tunis et père de l’anatomie pathologique en Tunisie.
Saint Augustin disait aussi dans son poème face à la mort « Je ne suis pas loin,juste de l'autre côté du chemin»,… « Je suis seulement passé dans la pièce à côté ». Pour les anatomopathologistes ayant connu ou côtoyé Si Amor durant son parcours professionnel,l’image du maître dans la « pièce à côté » est présente dans les esprits. Il est aisé pour tout un chacun, de prendre la juste mesure de ce que l’anatomopathologie lui doit. Pendant longtemps,pour beaucoup de médecins et d’étudiants, la spécialité était associée à cette figure emblématique, à sa personnalité singulière. Son parcours constitue un modèle et sa biographie en témoigne amplement. Il n’y a pas lieu ici d’en rendre compte entièrement maisje tenterai plutôt à travers un parcours personnel, de brosser quelques grands traits de l’empreinte du Pr Amor Chadli sur la formation en anatomie pathologique.
Dans les années soixante, et alors que j’étais élève de l’enseignement primaire, son nom m’était déjà familier. Amor Chadli était connu à travers les médias officiels, comme le médecin personnel du Président de la République. En 1967, j’ai pris connaissance dans un journal de la presse écrite en arabe, d’une information sur une découverte faite à l’Institut Pasteur de Tunis, qui portait le nom de Chadlii. Dès lors, le nom de A. Chadli était associé pour moi, à l’image d’un Homme de sciences. J’ai appris beaucoup plus tard et bien après mes études médicales qu’il s’agissait de la découverte d’une espèce de phlébotome Phlebotomus chadlii qui fût décrite en 1966, par Rioux, Juminer et Gibily
Plus tard, en octobre 1974, je rejoignais les bancs de la Faculté de médecine de Tunis dont Amor Chadli était alors le Doyen. C’était la première année de la première Réforme des Etudes médicales avec ses inévitables difficultés de démarrage. Notre promotion a pu se rendre compte du sens de la rigueur du Pr Chadli et du niveau élevé de son exigence pour assurer la qualité des enseignements dispensés. Progressivement, j’ai pris connaissance des autres responsabilités qu’il avait en charge. En arpentant les couloirs du pavillon 2 de la faculté où se trouvait la salle des travaux pratiques d’anatomie pathologique, je découvrais le service d’Anatomopathologie de l’Hôpital Charles Nicolle que dirigeait à l’époque le Pr Amor Chadli en plus de celui de l’Institut Pasteur. Les techniciens du laboratoire m’apprirent plus tard que les lames y étaient préparées et lui étaient transmises à l’Institut Pasteur. Il en faisait la lecture au microscope durant de longues séances de travail nocturnes.
C’est au cours du deuxième cycle des études médicales, que nous était enseignée l’anatomie pathologique générale et spéciale. J’ai en particulier le souvenir de la ponctualité du Professeur Amor Chadli, arrivant au pavillon 5 dans le modeste véhicule de service de l’Institut Pasteur, invariablement cinq minutes à l’avance pour démarrer le cours à l’heure précise. Mais ce sont sans conteste, ses grandes qualités de pédagogue qui m’ont marqué le plus. Partant de l’approche expérimentale pour détailler ensuite les lésions macroscopiques et microscopiques et développer les manifestations cliniques qui leur sont liées. Le souci de la précision et le soin du détail étaient toujours présents dans ses conférences ; un style que l’on retrouve d’ailleurs dans les livres qu’il a édités longtemps après son départ à la retraite. Sa maîtrise des thèmes les plus variés que couvre l’anatomie pathologique, m’avait profondément impressionné. C’était sans doute l’un des facteurs déterminants dans mon choix ultérieur d’opter pour cette spécialité médicale,passionnante à mes yeux mais très peu suivie à l’époque, qu’est l’anatomie pathologique.
Pendant mon cursus de résidanat entamé au début des années quatre vingt, le Professeur Amor Chadli allait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place d’une formation structurée. Nous étions un petit groupe de nouveaux résidents à avoir choisi pour spécialité l’anatomie pathologique. Une formation pratique de qualité était assurée au cours des stages, mais s’était rapidement imposée, la nécessité de faire bénéficier les résidents d’une formation théorique solide. Le Docteur Moncef Zitouna, mon chef de service à l’époque, m’avait encouragé à m’inscrire au Certificat d’Etudes spécialisées français pour consolider mes apprentissages avec la possibilité d’obtention d’un diplôme de référence en anatomie pathologique. Il exposa l’idée au Professeur Mahmoud Hafsia qui avait estimé intéressant et indispensable d’en faire bénéficier l’ensemble des résidents et s’en était entretenu avec le Professeur Amor Chadli qui fût favorable à l’idée. A. Chadli entreprit les démarches nécessaires qui aboutirent à un accord entre lui et le Professeur Louis Orcel, directeur du CES d’Anatomie pathologique humaine à l’Université Pierre et Marie Curie Paris VI, permettant aux résidents tunisiens de s’inscrire à ce certificat avec la possibilité de valider la formation pratique suivie dans les services d’anatomopathologie en Tunisie. La caution du Professeur Amor Chadli était la garantie de la qualité de la formation et de l’encadrement,à même de préserver la crédibilité du diplôme délivré. C’était une preuve supplémentaire et manifeste de sa notoriété et de la confiance placée en lui par ses partenaires. Les examens probatoires pour l’inscription en première année se déroulaient à l’Institut Pasteur de Tunis sous la responsabilité et la supervision du Professeur Chadli tandis que les examens de fin d’année avaient lieu à la Faculté de médecine Paris VI. Ce fût ainsi le début de la mise en place d’un enseignement théorique et pratique structuré dans la spécialité, bien longtemps avant la mise en place en Tunisie, des Collèges des spécialités médicales.
Parti par la suite à Paris en 1983, comme résident pour un stage de longue durée, j’ai eu de nouveau la confirmation de la notoriété de cet éminent anatomopathologiste auprès des collègues français. Ses présentations au cours de la « Semaine d’anatomie pathologique » à Paris, un évènement scientifique annuel à portée nationale en France, étaient grandement appréciées. Je fus même un peu surpris quand certains collègues mentionnaient la touche d’humour qu’il y apportait souvent ; un trait de caractère peu connu de la majorité d’entre nous. A cette période, je me souviens aussi de la fierté quej’avais éprouvée en apprenant sa nomination en qualité de membre associé de l’Académie Française de médecine.
Quand j’ai entamé par la suite une carrière hospitalo-universitaire à la faculté de médecine de Tunis, le Professeur Amor Chadli s’est trouvé chargé de plusieurs missions politiques de premier rang. Malgré l’éloignement qu’imposaient ses nombreuses charges, il avait gardé les liens avec la spécialité. Dans plusieurs situations,les anatomopathologistes tunisiens encore peu nombreux à l’époque, ont pu trouver en lui, la personne ressource ou le recours incontournable. C’était le cas lors de la remise en activité de la Société Tunisienne d’Anatomie pathologique en 1986, qui s’était déroulée dans des conditions difficiles. L’aboutissement de cette démarche devait beaucoup au rôle fédérateur de Amor Chadli qui fût désigné président d’honneur de la Société.Il en était de même lors de la mise en place d’une nouvelle réforme des études à la faculté de médecine de Tunis, où la contribution de chaque spécialité médicale devait être discutée.Il avait plaidé la cause de l’anatomie pathologique et des disciplines fondamentales, devant les membres du comité pédagogique qu’il avait reçus à son bureau à l’Institut Pasteur en présence de tous les enseignants de la discipline. Homme de sciences et médecin, il était profondément convaincu du rôle que devaient jouer les disciplines fondamentales et mixtes dans la formation médicale et dans le développement des compétences des futurs médecins.
Durant sa longue carrière, certaines de ses positions ont été controversées voire critiquées. Je me souviens de quelques réflexions qui touchaient au domaine de l’enseignement supérieur qu’il nous avait livrées durant l’une des réunions. Profondément imprégné d’un système hiérarchisé et pyramidal, qui prévalait à l’époque, il était convaincu que la désignation des directeurs et doyens des établissements universitaires, plutôt que leur élection par leurs pairs, était la formule la plus appropriée pour assurer la bonne gestion de ces institutions. Il estimait que les responsables étaient ainsi redevables de résultats.
Une position que beaucoup contestaient et n’admettaient pas. Doté d'une forte personnalité, aux positions tranchées,Amor Chadli ne laissait pas les autres indifférents. Il a eu certes, des différents avec certains de ses collaborateurs ou disciples mais il a gardé le respect de tous.
Au cours des dernières années de sa carrière professionnelle, marquées par une situation politique très critique, il fût nommé tour à tour, premier Recteur de l’Université de Tunis, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Ministre de l’Education nationale puis Ministre Directeur du Cabinet présidentiel. Resté en poste à la direction de l’Institut Pasteur de Tunis après le changement politique intervenu en novembre 1987, il formula sa demande de départ à la retraite en 1988.
C’est en 1991 que j’ai rejoint l’Institut Pasteur de Tunis et pris la responsabilité du service d’anatomie pathologique que le Professeur Amor Chadli avait dirigé durant une trentaine d’années et y avait laissé son empreinte. J’avais conscience de la lourdeur de l’héritage. Plusieurs travaux de référence y ont été réalisés par Amor Chadli et ses collaborateurs portant sur les cancers en Tunisie etle cancer du cavum ainsi que sur les lymphomes malins avec le concours du Professeur Karl Lennert, l’un des plus éminents experts internationaux en la matière. Ma tâche a été grandement facilitée par un personnel imprégné de rigueur et de dévouement au travail, formé à « l’école » du Professeur Chadli. Le personnel de l’Institut Pasteur l’ayant connu, en garde à ce jour, un souvenir impérissable marqué de respect, de reconnaissance et d’admiration pour sa droiture et son exigence au travail. Sa forte personnalité et sa gestion selon un mode paternaliste, sont immanquablement évoquées par ses anciens collaborateurs. Elles alimentent d’adorables anecdotes racontées avec beaucoup d’affection et de nostalgie.
La retraite de Si Amor était plutôt active. Il était souvent invité à donner des conférences ou à participer à des évènements scientifiques à l’Institut Pasteur ou dans d’autres institutions.
En marge d’un cours spécialisé organisé avec l’équipe de dermatopathologie de la Faculté de médecine de Strasbourg, nos partenaires strasbourgeois tenaient à rencontrer celui qui fût dans les années cinquante et dans leur faculté, étudiant puis assistant. C’était une occasion où il s’était livré à des confidences sur son parcours mais aussi sur sa relation avec le Président Bourguiba ainsi que sur les circonstances qui ont conduit à sa désignation comme Médecin personnel du Président. La loyauté sincère et sans faille qu’il vouait à Bourguiba était de notoriété publique mais nous étions quelque peu surpris de l’entendre affirmer la lucidité du président au moment de sa destitution. Son ouvrage édité bien longtemps plus tard, Bourguiba tel que je l’ai connu, apporte des éclairages personnels sur cette période critique de l’histoire de la Tunisie. Ilsfont désormais partie des références incontournables,à étudier et à analyser par les historiens.
L’empreinte du Professeur Amor Chadli dans la formation, l’enseignement et la recherche médicales et plus spécifiquement dans le domaine de l’anatomie pathologique est indélébile. Elle l’est d’autant plus à l’Institut Pasteur de Tunis,comme en attestent l’engouement et l’engagement de jeunes qui ne l’ont pas connu mais qui en ont entendu parler par les séniors, pour participer à l’organisation d’un hommage à sa mémoire.
Si Amor nous a quitté la conscience tranquille. « Ne soyons pas tristes de l’avoir perdu soyons reconnaissants de l’avoir connu » (Saint augustin).
Paix à son âme.
Professeur Samir Boubaker
Chef de service du Laboratoire d’Anatomie Pathologique de l’Institut Pasteur de Tunis.
Faculté de médecine de Tunis – Université Tunis El Manar.
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