L’hiver arabe : Une tragédie : le nouveau livre du Pr Noah Feldman (Harvard), lu par l’ancien ambassadeur américain à Tunis, Gordon Gray
C’est un livre édifiant sur ce qui se passe en Tunisie et dans le monde arabe depuis 2011 que vient de publier Noah Feldman, professeur de Droit à Harvard, aux éditions Princeton University Press. Intitulé “The Arab Winter : A Tragedy”, il brosse en 216 pages un tableau général de la situation et s’interroge pourquoi le fameux Dégage exprimant revendications et espoirs a fini par faire évaporer l’exigence de dignité et de liberté. Feldman explique également les deux grandes transformations survenues depuis lors, le nationalisme arabe et l'Islam politique.
Dans une note de lecture pertinente, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique à Tunis, Gordon Gray présente cet ouvrage.
Par Gordon Gray - Janvier 2021 marquera le dixième anniversaire des manifestations massives de la Tunisie qui ont forcé Zine El Abidine Ben Ali à s'exiler. Ces manifestations ont déclenché une série d'événements qui ont secoué le monde arabe et qui ont été connus sous le nom de "Printemps arabe". J'ai eu le privilège de servir en tant qu'ambassadeur des États-Unis en Tunisie à l'époque ; beaucoup d'entre nous à l'ambassade américaine de Tunis avaient également servi auparavant au Caire. Les Égyptiens aiment à appeler leur pays Um al-Dunya, ou "Mère du monde". Nous avons donc tous été surpris lorsque l'Égypte (qui abrite environ un quart du monde arabophone) a suivi les traces de la Tunisie (dont la population totale représente à peine plus de la moitié de celle du Caire) et a évincé Hosni Moubarak le mois suivant. Peu après, de nombreux autres pays de la région ont commencé à suivre le mouvement.
La transition politique vers la démocratie en Tunisie a été relativement réussie, avec des transitions pacifiques du pouvoir à la suite d'élections nationales libres et équitables (l'économie chancelante est une autre histoire). Mais ce progrès politique contraste fortement avec le coup d'État militaire en Égypte qui a remplacé en 2013 Mohamed Morsi, le dirigeant de la nation profondément défectueux mais seulement librement élu. Et ailleurs, des guerres civiles ravagent la Libye, la Syrie et le Yémen.
Dans The Arab Winter, Noah Feldman, professeur de droit à Harvard, explique pourquoi les espoirs et les attentes suscités dans les rues de la Tunisie en 2011 se sont transformés en poussière, et bien pire encore, en Égypte, en Syrie et dans d'autres pays arabophones. En même temps, il explique pourquoi, malgré ces revers, les graines plantées par le Printemps arabe fournissent une base pour au moins un certain optimisme à long terme. Le slogan "le peuple exige la chute du régime" a fait surface pour la première fois lors des manifestations en Tunisie et a pu être entendu lors des protestations en Égypte avant de s'étendre à d'autres pays arabes (il a même traversé l'Atlantique, comme l'ont scandé les militants de "Occupy Wall Street"). Mais comme le note Feldman, le slogan a révélé une faiblesse fondamentale du Printemps arabe.
Bien que l'objectif primordial des manifestations ait été très clair et ait servi de facteur d'unification, il n'y a pas eu de consensus sur ce qui devait remplacer les régimes existants.
Le peuple n'a pas non plus parlé d'une seule voix. Feldman fait remarquer qu'en Égypte, ils ont eu un message au début de 2011, lorsque les manifestants ont demandé à Moubarak de se retirer, et un autre message à l'été 2013 lorsqu'ils sont descendus dans la rue pour demander la fin de la présidence de Morsi. Cette forte division interne, explique M. Feldman, a également été à l'origine de la tragédie qui a frappé la Syrie. La mentalité du "winner-take- all" (le gagnant rafle la mise) qui prévalait en Egypte (ainsi qu'en Syrie) étouffait tout compromis potentiel.
Le magistère politique que les acteurs du Printemps arabe ont exercé a également transformé les deux idées politiques dominantes dans la région : le nationalisme arabe et l'Islam politique. Si les demandes de karama (dignité) et de hourriya (liberté) ont résonné au-delà des frontières en 2011 - tout comme elles l'avaient fait lors des discours de Jamal Abdennaceur en faveur du nationalisme panarabe dans les années 1950 et 1960 - Feldman note à juste titre que l'idéologie panarabe n'a pas joué un rôle prépondérant pendant le Printemps arabe. Il affirme que le printemps arabe, et plus particulièrement les événements qui se sont déroulés en Égypte entre 2011 et 2013, ont eu un effet transformateur sur l'Islam politique. Après l'inefficacité de Morsi pendant son mandat et les manifestations de 2013 qui ont conduit au coup d'État militaire qui l'a démis de ses fonctions puis emprisonné, conclut Feldman, le concept de démocratie islamique des Frères musulmans n'a plus trouvé d'écho au-delà de l'Égypte.
Malgré son analyse sobre de ce qui s'est passé en Égypte et en Syrie (y compris la montée de l'État islamique), Feldman exprime un optimisme prudent quant aux développements futurs possibles dans la région. Pour la première fois depuis près d'un siècle, les citoyens arabophones ont agi pour prendre en main leur avenir politique. Les acteurs au Printemps arabe ont également transformé les deux idées politiques dominantes dans la région, le nationalisme arabe et l'Islam politique.
G.G.
in The Foreign Service Journal
The Arab Winter: A Tragedy
Noah Feldman, Princeton University Press, 2020,
$22.95/hardcover, e-book available, 216 pages.