Hédi Béhi: Une décision de justice qui consacre l’égalité entre les Tunisiens
Par Hédi Béhi - « Pour la première fois, je me sens libre». Petit-fils d'un esclave affranchi (atig) Karim Dali est aux anges. Ce mercredi 14 octobre 2020, la justice tunisienne venait de mettre fin à une pratique qui remontait à 172 ans et dont le but inavoué était de battre en brèche la loi sur l'abolition de l'esclavage qui venait d'être promulguée. Il s'agit de faire obligation aux affranchis d'accoler à leur nom, le terme affranchi,(atig) et de l'inscrire sur leurs papiers.
Heureusement la révolution est passée par là. Accélérateur des avancées sociales, elle a libéré la parole et fait tomber les tabous. Elle a permis aussi de prendre conscience de certaines anomalies et d’en débattre en toute liberté, sans autocensure. Saisie par un « affranchi », la justice vient de rendre un jugement qui interdit désormais cette infamie.
Les Tunisiens s’enorgueillissent à juste titre d’avoir aboli l’esclavage dès le 23 janvier 1846 (deux ans avant la France, «la patrie des droits de l’homme» comme ils ne se lassent pas de le rappeler). Il ne reste pas moins qu'ils sentent mal à l'aise quand on évoque devant eux ce problème comme s'il réveillait leur mauvaise conscience pour n'avoir pas fait assez. Pourtant, de tous les pays arabes, il sont de ceux qui ont déployé le plus d'efforts en faveur de la communauté tunisiee noire. Sans doute aurait-il fallu être plus vigilant dans l'application de la loi. Disposer d’un arsenal juridique complet dans ce domaine, c'est bien. Encore faut-il aussi veiller à son application, faire aussi de la pédagogie pour sensibiliser le petit peuple pour le sensibiliser à cette question.
.La communauté noire tunisienne représentait déjà en 1846 le dixième de la population, soit 168.000 personnes venues depuis des siècles des pays voisins (Libye), des pays du Sahel et du Soudan qui sont tous bien intégrés dans leur tunisianité. Omniprésents sur les terrains de sport, ils souffrent, néanmoins d’un manque de visibilité et d'une totale absence dans la plupart des secteurs dits nobles : médecins, avocats, magistrats, professeurs universitaires ou hommes d’affaires, la haute administration et au gouvernement, même si cette année, on a enregistré l’entrée d’un ministre des Sports, un ancien sociétaire de l’Avenir Sportif de La Marsa. Dans les feuilletons et les films, ils sont certes présents, mais généralement pour camper des personnages peu recommandables (brigand, dealer, délinquant) des postes subalternes (domestique, gardien, chauffeur), ou tout simplement pour faire de la la figuration. Dans la vie quotidienne, ils sont fréquemment en butte au racisme ordinaire: les remarques blessantes, les lazzis de mauvais goût, les regards méprisants et surtout l’appellation « oussif » par laquelle on désigne les Tunisiens noirs. Les Tunisiens sont-ils donc racistes sans le savoir ? Rares sont ceux qui le reconnaissent. Pour le moment, nous sommes dans le déni de réalité.
J’entends les critiques qui fusent ici et là. Pourquoi soulever ce problème alors que la nation est confrontée à une crise sanitaire sans précédent. Mais il n’est jamais inopportun de dénoncer les injustices, surtout quand elles touchent une communauté qui n'a jamais brûlé les pneus, ni bloqué les routes et encore moins, fermé les vannes pour faire valoir ses droits.
Marx disait qu’il fallait rendre l’injustice plus dure en y ajoutant la conscience de l’injustice.
Hédi Béhi