News - 25.10.2020

Mohamed-El Aziz Ben Achour - Ecumeurs de mer pour les uns, héros pour les autres: Les raïs corsaires «renégats»

Mohamed-El Aziz Ben Achour - Ecumeurs de mer pour les uns, héros pour les autres : Les raïs corsaires «renégats»

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Nous sommes au XVIIe siècle. Les morisques, irréductibles musulmans d’Espagne, expulsés en 1609 -1610, de la terre de leurs ancêtres par le très catholique Philippe III, se réfugient principalement en Afrique du nord. Ceux venus de la ville de Hornachos dans l’Estrémadure, connus pour leur courage et leur ténacité, s’installèrent à Salé au Maroc, à l’embouchure du Bouregreg où ils fondèrent par la suite un régime oligarchique connu sous le nom de «république» de Salé ou du Bouregreg.

Dabord inféodés au Sultan de Marrakech, ils acquièrent progressivement leur autonomie. Ils se distinguèrent très vite par leur habileté en matière maritime et particulièrement leur audace dans une activité qui à l’époque était partout fréquente: la course en mer. Plus à l’est, à Alger, Tunis et Tripoli, les trois «régences barbaresques», vassales du sultan ottoman, n’étaient pas en reste. Leurs corsaires, armés par les deys et les beys ou par de riches particuliers, à l’affût de quelque prise à bord de leurs embarcations rapides, couraient régulièrement sus aux bateaux de commerce, tuaient les plus audacieux des marins, saisissaient la cargaison et emmenaient équipage et passagers en captivité. Le littoral nord-méditerranéen subissait également raids, vols et rapts. Activité pas très morale, au demeurant, mais hautement lucrative. La vente des esclaves et, éventuellement, leur rachat par des ordres religieux chrétiens ou de riches personnages européens, les biens saisis assuraient de substantiels revenus qui alimentaient les caisses du Prince, des armateurs et des capitaines corsaires.

Cependant, au Maghreb, la maîtrise des mers – l’océan Atlantique surtout-, la construction navale et les techniques de navigation pâtissaient d’insuffisances notoires. Il fallut alors recourir aux talents d’aventuriers ou captifs originaires d’Europe.  Saisissant l’occasion qui leur était offerte de refaire leur vie ou de quitter le statut servile, ces hommes se convertissaient volontiers à l’islam et prenaient le commandement des bateaux corsaires ou la direction des chantiers navals.  L’époque, il faut dire, se prêtait à ces changements soudains d’appartenance religieuse et d’identité culturelle.  Pour les musulmans, ils étaient dès lors respectés pour leur rôle de «combattants du djihad sur mer». C’était gratifiant mais non sans risque car du côté chrétien, le redoutable tribunal de l’Inquisition veillait à châtier les «renégats» qui auraient le malheur d’être capturés. Mais enfin le jeu en valait la chandelle et l’activité corsaire «barbaresque» eut bientôt d’intrépides et talentueux capitaines (raïs ou rayès)d’origine européenne.  Ce qui est remarquable et atteste l’ampleur de la mobilité des hommes à cette époque, c’est qu’outre les Italiens, les Français ou les Espagnols, des raïs venaient aussi du nord de l’Europe et spécialement des Pays-Bas et d’Angleterre.

Au plan des techniques navales, la Méditerranée ne posait pas trop de problèmes aux gens d’Alger, de Tunis ou de Tripoli dont c’était le territoire de chasse. Pour les morisques de Salé, la navigation sur l’Atlantique et sa complexité requéraient impérativement la contribution des renégats.  Ce sont ces derniers qui introduisirent les bateaux de haut bord qui allaient permettre aux corsaires d’aller très loin en direction du nord. Ou pour les corsaires d’Alger vers les Açores, sur la route maritime reliant l’Amérique latine au continent européen. Les bateaux préférés des corsaires maghrébins du XVIIe siècle demeuraient toutefois la galère, bien sûr, et surtout le chebek, si adapté à la navigation méditerranéenne grâce à sa maniabilité et l’avantage qu’il présentait d’être à voile et à rames et de porter des canons. Les prises en mer se faisaient certes classiquement par le moyen de l’abordage mais les capitaines corsaires recouraient aussi à la ruse, comme l’emploi de faux pavillons amis. Davantage que les attaques de navires marchands, la terreur que suscitait la seule évocation du mot «corsaire ou pirate barbaresque» en Chrétienté s’expliquait par les raids sanglants dont les petites îles et les villages côtiers étaient la cible. Pour les raïs opérant en Méditerranée, les îles et le littoral italiens ou la Provence faisaient l’objet d’attaques redoutables. Pour leurs compères du Maroc, les performances étaient inouïes puisque des agglomérations de l’Atlantique Nord étaient attaquées, leurs biens saisis, et leur population emmenée en captivité. Pourquoi allaient-ils si loin ? Sans doute était-ce dû à la relative accessibilité de telle ou telle côte, peut-être aussi les capitaines corsaires, gens du nord, connaissaient-ils mieux ces contrées. Il n’est pas exclu, non plus, de penser qu’ils retrouvaient ainsi l’air de leurs terres natales. Plus prosaïquement, les captifs et captives nordiques valaient sans doute bien plus cher sur les marchés aux esclaves que des captifs méditerranéens.

L’intrépidité des raïs «renégats» alla même jusqu’à l’occupation d’une île britannique en mer Celtique, non loin du canal de Bristol, connue sous le nom de Lundy Island, dont ils se servirent pendant cinq ans comme base d’opérations. Ils marquèrent si fort la mémoire de ces populations vivant si loin de l’Afrique que l’historiographie anglaise garda la trace de leurs exploits et les qualifia de «Sallee Rovers» (les Ecumeurs de Salé). En Islande, cet épisode des raids et rapts corsaires est connu dans l’histoire sous le nom de Tyrkjaranio ou «enlèvements turcs» (entendez par turcs les musulmans). C’était particulièrement audacieux certes, mais lorsqu’on songe à ces raids corsaires, il convient de faire abstraction de la prospérité actuelle de l’Europe et de réaliser que les agglomérations du littoral étaient souvent des villages sans protection et peuplés de populations peu nombreuses et généralement pauvres.

Les plus célèbres des capitaines corsaires au service des pouvoirs maghrébins ont connu une renommée que le temps n’a pas effacée. A Alger, Ulj Ali, alias Giovani Galeni, originaire de Calabre, et Hassan de Venise devinrent beylerbeys, distinction ottomane prestigieuse dont le premier titulaire fut , un siècle auparavant le fameux Khérédine «Barberousse». Dans la régence voisine de Tunis, l’un des plus illustres fut incontestablement Osta Mourad «Genovese», le Génois, né à Altisola près de Savone avec pour nom de baptême Giacomo  di Rio. Il est signalé à Tunis dès 1594, nous apprend l’historien André Raymond, où, converti à l’islam, il fit une brillante carrière. Raïs courageux, il fit fonction de général des galères de 1615 à 1637, date à laquelle il accéda à la dignité de Dey (à l’époque presque l’alter ego du Bey, en tout cas dans la capitale). Il y resta jusqu’à sa mort en 1640. On ne sait pas s’il vint dans la régence comme captif ou de son plein gré. Cette dernière éventualité n’était pas impossible. Beaucoup, en effet, arrivaient dans les provinces ottomanes ou au Maroc par choix personnel. Voici Simon Dansa, Dancer ou Dantzer, marin hollandais né en 1579 à Dordrecht.  Passé au service du Dey d’Alger avec son bateau et son équipage, sous le nom de Raïs Dali, il mène moult opérations corsaires seul ou en association avec son ami anglais Jack Ward alias Youssouf Raïs. Dans le domaine de l’architecture navale, c’est lui qui fit connaître aux Turcs d’Alger les navires de haut bord qui leur permirent ainsi de naviguer dans l’Atlantique et d’attaquer les galions espagnols chargés de l’or du Nouveau Monde. Il acquiert une grande fortune puis ayant racheté dix captifs membres de la Compagnie de Jésus pour faire oublier son abjuration, il quitte Alger, rejoint la France et se met au service de la Chambre de commerce de Marseille en la protégeant avec ses bateaux des attaques «barbaresques». En 1616, chargé par le roi de France de récupérer des navires saisis, il arrive à Alger, obtient satisfaction, mais il commet l’erreur de descendre à terre où le Dey lui fait couper la tête.

Jan Janszoon (1570 -1641), Hollandais de Harlem, devenu Mourad Raïs en Islam, fut certainement la figure la plus emblématique de ces marins intrépides.  Capturé en 1618, il se convertit à l’islam et met ses talents de navigateur au service des deys d’Alger et opère en compagnie d’un compatriote, Ivan Dirkie De Veenboer alias Slimane ou (Sulaymân) Raïs. Personnage fantastique que ce Slimane, qui, lui aussi s’enrôla volontairement sous la bannière de l’Islam. En effet, il était initialement un corsaire au service des Provinces-Unies de Hollande en lutte pour leur indépendance. Aventurier dans l’âme, il rejoignit en 1608, en compagnie d’autres Néerlandais, la flotte corsaire d’Alger commandée par leur compatriote Simon Dansa, notre Raïs Dali. Mais revenons à Mourad Raïs. Entre 1624 et 1627, il n’est plus à Alger mais au service de l’oligarchie de Salé qui lui confie rapidement le commandement de l’ensemble de la flotte, composée d’ailleurs, et comme dans le reste du Maghreb, en grande partie d’Européens en qualité de timoniers, canonniers, maîtres de manœuvres ou chirurgiens.  Outre ses talents de marin, Jan Janszoon se distingua par le caractère audacieux de ses expéditions. La mémoire occidentale garde le souvenir de ses raids sur Reykjavik. Il enlève quatre cents personnes et met à sac d’autres agglomérations. En 1631, avec la complicité d’un captif de confession catholique, John Hackett, il met le cap sur Baltimore d’Irlande, peuplée de protestants et la met à sac faisant entre 100 et 200 prisonniers.  Saisissant exemple conjoint d’une opération corsaire et de l’antagonisme religieux qui marque profondément l’histoire et le présent de l’Irlande ! Par un coup du sort, lui et son équipage sont capturés en 1635 au large de Tunis par les galères de l’Ordre de Malte. Il est libéré quelques années plus tard grâce à une attaque corsaire ordonnée en 1640 par le pacha bey de Tunis, Hammouda le Mouradite. Puis il retourne au Maroc où il a l’occasion de revoir sa fille Lysbeth qu’il eut d’un premier mariage lors de sa jeunesse en Hollande. On dit qu’il eut aussi un fils du nom d’Anthony Janszoon van Salee, qui s’installa plus tard en Amérique et que les Vanderbilt compteraient parmi ses descendants. Avouons que nous sommes d’autant plus sceptiques concernant l’existence de ce fils que sa biographie indique qu’il est né à Carthagène en Espagne, terre ennemie par excellence des Salétins! Il meurt en 1641.

Autre figure haute en couleur, celle de Jack Ward (1553/55-1622). Né à Faversham dans le comté de Kent, il arrive à Tunis en 1605. A l’origine, c’était un corsaire opérant contre les Espagnols en vertu de lettres patentes délivrées par la reine Elisabeth Ière. La paix avec l’Espagne revenue, l’activité corsaire est suspendue et Jack, privé de l’agrément du Royaume britannique, se livre alors à la piraterie, capturant des bateaux marchands, y compris anglais, de divers tonnages. En 1606, il passe un accord avec le grand dey de Tunis, Othman, qui l’autorise à utiliser le port de La Goulette comme base de ses opérations, à charge pour lui de reverser le cinquième de ses prises au prince. Il ne se convertit à l’islam qu’en 1609 et prend le nom de Youssouf Raïs dit Chakour «l’homme à la hache» (C’était, disait-on, son arme favorite).  Les échos de sa vie de corsaire islamisé parviennent en Angleterre où son nom fait l’objet de pamphlets et de satires.  Et il est bien dommage que les aventures, péripéties et vie quotidienne de ces renégats, dont la présence à Tripoli, Tunis, Alger et Salé devait donner à nos villes un fantastique caractère pittoresque, n’aient pas été consignées par l’historiographie musulmane.  Ces grands capitaines corsaires ne dédaignaient pas de se lancer seuls ou en association avec des personnages puissants, dans des activités de commerce en lien avec les pays européens.

Du côté des victimes de la course barbaresque, l’intégration et l’affranchissement étaient envisageables à des conditions telles que la compétence dans telle ou telle profession, les liens du mariage, notamment. La plupart cependant vivaient plus ou moins bien dans la servitude, arrivaient, quoique rarement à s’échapper mais la plupart n’avaient d’espoir que dans le rachat pour lequel se dévouaient des ordres religieux comme l’Ordre de la Merci ou bien sur une demande dûment rétribuée des monarques et aristocrates européens auprès des princes musulmans.  Parmi les captifs célèbres, citons Miguel de Cervantès, capturé en mer et prisonnier à Alger de 1575 à 1580. Des captifs libérés ont eu le mérite de nous avoir laissé le récit de leurs mésaventures comme le Français Germain Moüette ou l’Islandais Oluf Eigilsson.

Tous, cependant, n’étaient pas reçus avec sympathie par leurs compatriotes. Le cas peut-être le plus romanesque, le plus émouvant aussi est celui de l’Islandaise Guoriour Simonardottir (1598-1682) à laquelle une écrivaine islandaise S. Johannesdottir consacra un ouvrage en 2001.  Epouse d’un pêcheur et mère, elle fut, en 1627, l’une des deux cent quarante-deux personnes des îles Vestmann en Islande emmenées en captivité par les corsaires de Salé.  Elle est vendue à Alger comme esclave et concubine et y reste dix ans jusqu’à sa libération grâce au rachat des captifs par le roi Christian IV de Danemark (dont l’Islande dépendait alors). Revenue dans sa patrie, elle fut confiée à un étudiant en théologie pour réapprendre sa religion. Beaucoup plus jeune qu’elle, il en tomba amoureux et l’épousa au grand dam des gens qui, à cause de son long séjour chez les musulmans, la soupçonnaient d’être demeurée une «infidèle» et l’affublèrent du sobriquet de Tyrkja Gudda («Gudda la Turque»).

Vers la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, les corsaires renégats furent progressivement remplacés par des Albanais et des Grecs ottomans (voir notre article sur Hassouna Mourali, dans La Tunisie, l’Orient et la Méditerranée au miroir de l’histoire, éd. Leaders, 2019). Les raisons en étaient multiples dont la maîtrise de la construction navale et de la navigation acquise désormais par les Turcs et les Maghrébins. De toute façon, le XVIIIe siècle fut le chant du cygne de la course en mer. Seule l’occasion donnée aux Maghrébins par les guerres de la Révolution et l’Empire explique le regain temporaire de l’activité corsaire, à laquelle la paix revenue en Europe en 1815 et le retour des puissantes escadres occidentales mirent définitivement fin, en même temps qu’elle annonçait l’inexorable décadence militaire et politique de l’Empire ottoman et de ses vassaux.

Mohamed-El Aziz Ben Achour

Pour plus de détails, voir Bartolomé et Lucie Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Paris, 1989; André Raymond, Tunis sous les Mouradites, Tunis, 2006 ; sur Internet, voir Wikipedia et la revue Actamilitaria IX, 2012 ; de l’auteur voir l’ouvrage cité plus haut et le numéro de février  2020 du magazine Leaders)
 

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