Oussama Romdhani: Les élections US ne sont pas totalement sans enjeu pour la Tunisie
Par Oussama Romdhani - Bien que la politique US à l’égard de la Tunisie n’ait jamais figuré parmi les sujets soulevés au cours des campagnes électorales américaines, il est légitime de s’interroger sur l’impact potentiel de l’élection présidentielle, prévue pour le 3 novembre prochain, sur les relations entre Tunis et Washington.
Très peu d’experts tunisiens ou américains sondés dans le cadre de cet article s’attendent à un changement fondamental dans l’attitude des dirigeants américains à l’égard de la Tunisie après les élections, et ce quel que soit le locataire de la Maison-Blanche.
La plupart estiment néanmoins que les nuances liées aux visions géostratégiques et orientations idéologiques différentes des deux candidats se refléteront sur la politique de Washington à l’égard de la Tunisie et du Maghreb suite au scrutin de novembre.
De par sa taille, la modestie de ses ressources naturelles et l’absence d’enjeux stratégiques US importants la concernant, la Tunisie ne figure pas évidemment parmi les centres d’intérêt prioritaires de l’opinion publique ou du gouvernement US.
«Je ne pense pas que la Tunisie occupe à présent une place prépondérante dans l’esprit de nombreux américains. Ceux qui suivent la région connaissent bien l’importance de la Tunisie mais ceux-ci ne sont pas très nombreux», nous a déclaré un ancien haut diplomate américain précédemment affecté en Tunisie et qui a requis l’anonymat.
Il est à remarquer que notre interlocuteur a préféré ne pas s’identifier nommément, et ce à l’instar de la majorité des personnalités américaines et tunisiennes interrogées dans le cadre de cet article, et qui ont préféré garder l’anonymat, motivées par l’obligation de réserve ou par leur désir de ne pas afficher leur préférence pour un candidat américain ou un autre dans la course à la Maison-Blanche.
Malgré ses crises politique et économique actuelles, la Tunisie garde globalement des préjugés favorables aux Etats-Unis en tant que «seul exemple de réussite de transition démocratique» depuis 2011; bien que certains estiment qu’elle aurait pu mieux exploiter cet avantage comparatif dans la région.
Mme Ellen Laipson, directrice du département d’études sécuritaires à George Mason University en Virginie et ancien haut responsable US, souligne que «la Tunisie a su garder son image positive en tant que premier exemple de réussite du Printemps arabe».
«A travers l’échiquier politique, précise-t-elle, il y a un fort soutien à la transition politique pacifique que mène la Tunisie et il n’y a pas de controverse à ce sujet. Mais cela n’a pas pour autant permis de libérer de grands budgets pour la mise en œuvre de programmes en Tunisie.»
Mais certains experts diplomatiques tunisiens pensent que la Tunisie a déjà bénéficié d’un soutien tangible probant de la part de l’administration Trump et ce malgré toutes les restrictions budgétaires en place à Washington.
Un ancien diplomate tunisien de haut rang qui a suivi de près ces dernières années l’évolution des relations entre les deux pays a précisé que la Tunisie a «bénéficié d’un soutien bipartisan au Congrès US» et que «la coopération tuniso-américaine a en fait gagné en importance et en qualité sous l’Administration Trump», comme cela se manifeste par le maintien des formes de concertation initiées pendant l’ère Obama tels le dialogue stratégique, la commission mixte économique et la commission mixte militaire et qui ont été tenues de façon régulière. L’administration républicaine, a-t-il ajouté, a même «augmenté substantiellement le volume de l’aide militaire et civile à la Tunisie.»
Cette assistance a bien épaulé l’effort national en matière de lutte contre le terrorisme en particulier.
Mais le consensus est clair parmi les personnalités américaines interrogées: les pressions budgétaires sont telles à Washington que l’assistance à l’étranger durant le prochain mandat présidentiel souffrirait de coupes budgétaires inévitables que ce soit sous les Démocrates ou les Républicains.
La plupart des analystes estiment aussi que quelle que soit l’administration qui dirigera les Etats-Unis après les élections, elle mènera le pays sur la voie du désengagement, surtout militaire, de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Et ce n’est pas seulement Trump qui a déjà annoncé la couleur. «Les conseillers de Biden ont été clairs: le Moyen-Orient ne figurera pas parmi leurs trois premières priorités dans le monde», a dit Mme Laipson.
«Cela reflète les transformations stratégiques dans le paysage énergétique international, la fin des guerres d’Irak et d’Afghanistan et le désir de voir les pays de la région assumer davantage la responsabilité de leurs affaires», a-t-elle ajouté.
Mais c’est dans notre voisinage immédiat, en Libye, que le désengagement des Etats-Unis ou son degré d’implication dans la recherche d’un règlement durable pourra rejaillir directement sur la Tunisie, qui a déjà été affectée énormément par la violence et l’instabilité liées à la crise libyenne.
Selon M. Elie Abouaoun, directeur des programmes de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au sein de l’Institut US pour la Paix, «la Tunisie sera affectée non seulement par la coopération bilatérale avec les Etats-Unis mais par les conflits et l’instabilité dans son environnement. Un effort américain soutenu pour stabiliser la Libye aura certainement son impact sur la Tunisie.»
Mais la majorité des experts américains ne semblent pas certains du degré de l’implication de la prochaine administration US ou de la durée de l’attention qu’elle accordera à la région nord-africaine et surtout à la Libye, face aux pressions internes bipartisanes en vue de réduire son rôle dans les conflits de la région Mena.
Même l’engagement accru de l’Africom dans le conflit libyen ne convainc pas ces experts de la prédisposition de Washington à s’impliquer davantage et pour longtemps dans le règlement du dossier libyen.
Au-delà de la Libye et comme le montrent déjà les prises de position des candidats en campagne, les deux administrations ont des programmes de politique étrangère bien différents.
Le dirigeant d’une organisation non gouvernementale américaine ayant à son actif une longue expérience au Congrès US a comparé ces deux programmes. Tout en qualifiant toute prévision concernant une prochaine administration Trump de «hasardeuse», notre interlocuteur a estimé qu’une administration républicaine «s’investirait dans la coopération avec la Tunisie et les autres pays d’Afrique du Nord en matière de sécurité, mais il est incertain à quel degré elle s’engagerait en Libye.»
Un gouvernement Trump, a-t-il ajouté, «ferait davantage pression sur les pays de la région pour limiter leurs contacts avec l’Iran et pour chercher des moyens d’établir des liens avec Israël».
Une administration Biden opterait, par contre, selon ce dirigeant non gouvernemental, pour «une diplomatie multilatérale» et serait mieux disposée envers des programmes d’assistance au profit des pays nord-africains ou subsahariens, et ce afin d’endiguer le problème de l’émigration clandestine et ses racines profondes.
Certains au sein de la sphère diplomatique tunisienne semblent enclins à croire qu’une administration Biden accommoderait mieux les intérêts de la Tunisie.
Selon un ancien haut diplomate tunisien, «Joe Biden est un ami de la Tunisie. Il a suivi à côté du Président Obama les difficultés liées à la transition démocratique, notamment en matière de bonne gouvernance, de relance économique et de lutte contre le terrorisme. Son éventuelle élection à la magistrature suprême aiderait à repositionner la coopération bilatérale sur des secteurs prioritaires pour notre pays, notamment l’investissement américain en Tunisie et le renforcement des exportations tunisiennes sur le marché américain par l’accélération des négociations sur la conclusion d’un accord de libre-échange entre les deux pays. De même de nouvelles perspectives pourraient aussi s’ouvrir en matière de coopération militaire et sécuritaire.»
Un ancien diplomate US qui connaît bien la Tunisie voit aussi plus d’avantages pour elle dans une administration démocrate: «Biden s’attacherait plus à la démocratie dans le monde et en Tunisie. Il s’intéresserait plus à la Libye et à la région, ce qui est une bonne chose pour la Tunisie», nous a-t-il déclaré.
Parmi les experts tunisiens et américains, on s’accorde à dire cependant que la diplomatie tunisienne saurait, grâce à son pragmatisme traditionnel, s’adapter aux avantages et aux contraintes qu’offrirait l’avènement d’une nouvelle administration US ou la confirmation de l’actuelle équipe au pouvoir à Washington. Le soutien des Etats-Unis, quel que soit le vainqueur du scrutin de novembre, et celui des principaux partenaires étrangers de la Tunisie, est fondamental pour que notre pays puisse faire face aux multiples défis auxquels il est confronté.
Mais pour la diplomatie tunisienne, beaucoup dépendra de la capacité de notre pays à relever ses propres défis internes et à progresser sur la voie de la stabilité politique et de la reprise économique.
Oussama Romdhani
Rédacteur en chef de The Arab Weekly et chroniqueur dans Annahar du Liban