Et si nous parlions de la jeunesse? Réflexions autour du spectacle créé par Mobdiun-مبدعون avec les jeunes du Kram Ouest
Par Amina Arfaoui - En ces circonstances exceptionnelles marquées par la pandémie du coronavirus, les spectacles artistiques programmés ont été annulés. Néanmoins le travail a parfois continué pendant le confinement grâce aux visioconférences. Cela a été le cas du spectacle présenté le 9 août 2020 par l'association Mobdiun - Creative Youth - مبدعون avec les jeunes du Kram Ouest.
Mobdiun(1) est une ONG fondée en 2016 par Omezzine Khélifa, "qui vise à encourager les jeunes Tunisiens, en particulier ceux vivant dans les quartiers populaires, à devenir des leaders de la démocratie naissante en Tunisie et à participer de manière pacifique et créative à son instauration..."
Mais qu'en est-il au juste des jeunes actuellement?
Les jeunes, c'est connu, sont mal dans leur peau, pour plusieurs raisons, impossible à citer toutes dans le présent article. Ceux des quartiers peu nantis s'ennuient, ils s'ennuient dans les lycées, où souvent rien ne leur plaît dans l'enseignement, un enseignement appliquant des méthodes et des programmes qu'ils jugent peu attractifs, éloignés de leurs préoccupations, sans ordinateurs qui leur permettraient en deux ou trois clics de chercher d'une manière ludique les renseignements dont ils ont besoin ; un enseignement dans lequel le système en place valorise les élèves qui apprennent par cœur, méthode dépassée en occident, mais qui existe encore en Tunisie, même à l'université…
En l'absence de rites de passage de cette étape délicate et importante de la vie qu'est l'adolescence(2) vers le monde adulte, confrontés à une grande violence dans l'endroit où ils passent la plupart de leur temps, la rue, les jeunes se débrouillent comme ils peuvent dans un monde qui n'est pas fait pour eux, inventent pour s'affirmer des codes, un langage, une tenue vestimentaire, s'adonnent pour s'affirmer aussi à la cigarette et à d'autres produits néfastes pour leur santé et leur équilibre physique et mental.
Alors qu'on répète à satiété que l'avenir, c'est les jeunes, les principaux intéressés se sentent délaissés et à peine tolérés, même par leurs propres parents, avec qui ils ne communiquent presque pas. Vu les cloisonnements existant entre les générations, les classes sociales, les villes (le Kram Ouest et Carthage !) , vu la crise économique, cela n'est pas étonnant. Car que fait-on concrètement pour eux(3)?
Mobdiun-مبدعون tente de combler le vide désolant les concernant pour les inclure dans la vie sociale en leur proposant différentes activités de formation ainsi que des ateliers d'écriture, de danse, de musique, de théâtre. Des jeunes du Kram Ouest ont compris le projet de l'association et y participent. Ils ont ainsi déjà présenté deux spectacles dirigés par le metteur en scène Hamdi Majdoub au Madart-Carthage, en 2018 la pièce de théâtre En train de 1… , et en 2019, En train de… 2.
Les voici de nouveau sur scène au Cinévog où ils ont présenté le 9 août 2020 un spectacle intitulé "Mobdiun Together".
Saluons avant tout l'excellente organisation de cet événement, qui s'est déroulé sans cohue et au cours duquel les consignes d'hygiène ainsi que la distanciation sociale ont été rigoureusement respectées.
Puis le public a trouvé dans le hall une maquette montrant le Kram Ouest tel que le rêvent pour le futur les très jeunes créatrices et créateurs qui l'ont réalisée. Rien n'a été oublié ou presque dans ce projet: on y voit un lycée, des logements, un terrain de sport, un rond-point, un hôpital, une mosquée, une pharmacie, des espaces verts et des arbres. Leur Kram Ouest du futur est aéré, moderne, propre, il contraste avec les ruelles étroites et les habitations peu avenantes du Kram Ouest actuel.
Venons-en au spectacle lui-même maintenant. Est d'abord monté sur scène le groupe ayant réalisé la maquette. Il a été suivi par les membres de l'atelier d'écriture, qui ont lu des longs textes écrits par eux-mêmes dans lesquels ils ont vidé leur cœur.
Puis a pris place dans "Mosaïque africaine" un orchestre utilisant des instruments à percussion pour interpréter des chansons du patrimoine et de l'Afrique subsaharienne, donnant par là l'exemple d'une jeunesse appelant à la tolérance et à la fraternité.
Mais au Kram, il y a la mer, qui, pour les jeunes du Kram Ouest, n'est pas la mer de la baignade, mais celle de la "Harga"; elle leur permet de rejoindre l'île de Lampedusa, éblouissant miroir aux alouettes qui attire toutes les personnes rêvant de partir clandestinement. Les jeunes du Kram ne sont pas exempts de ce rêve. Après la grosse arnaque qu'ont été le "Jihad" et le "Jihad El Nikah", c'est la "Harga" qui hante leurs esprits. Certains parmi eux veulent accomplir ce voyage coûte que coûte, malgré les conditions dramatiques de la traversée. Cet engouement pour la "Harga" pour fuir le pays qui n'a rien à leur offrir est bien sûr l'expression de leur mal de vivre. Mais la "Harga" est à mon avis également un rite de passage que les jeunes tiennent à accomplir pour en finir avec cette adolescence qui leur pourrit la vie - comme les scarifications, les tatouages...
Il a été question aussi bien de la mer que de la "Harga" au cours de notre spectacle. Dans un beau numéro mêlant danse théâtrale et projection, la Méditerranée a été montrée, attirante par sa couleur sombre et impressionnante par ses ondulations. On en voit sortir lentement des têtes, puis, dégoulinants d'eau, des garçons et des filles habillés d'imperméables et de vestes, vêtements qui sont d'ailleurs un élément de la danse (bravo!). Contrairement aux "Harragas", ces jeunes ne quittent pas la Tunisie, ils sortent de la mer enflée par la houle et grosse d'eux en dansant pour mettre le pied au Kram. On distingue en effet au fond le Boukornine, toujours présent.
La représentation s'est terminée par un solo de hip hop inopiné d'un brillant danseur - inopiné car non prévu au programme. C'est dommage que cet excellent numéro final ait été vu par si peu de monde, car en raison de l'heure tardive et de la richesse du programme, qui a duré quand même 2h27 mn, presque tous les spectateurs étaient déjà partis!
Le spectacle a été un succès parce qu'il était d'un très bon niveau. Les capacités et les dons artistiques de ces jeunes ont été révélés et mis en valeur par leurs formatrices et encadreurs, eux-mêmes des artistes qui ont su gagner leur confiance, comme cela a été montré au cours d'une des scènes.
En faisant participer les jeunes du Kram Ouest à ces activités, Mobdiun-مبدعون a atteint son but, celui de les distraire de leur quotidien si peu valorisant et d'élargir leur horizon en leur inculquant l'esprit d'équipe, l'amour de l'art, en semant de cette manière en eux des graines positives pour leur avenir et pour la construction de leur personnalité. Ainsi que l'a dit une des coordinatrices, il faudrait qu'il y ait des événements de ce genre pour la jeunesse dans toute la Tunisie.
Amina Arfaoui
Universitaire germaniste et écrivaine
1) https://mobdiun.org/about-us/.
3) Cf. Kamel Akrout in Leaders du 10.08.2020
4) Cf. Amina Arfaoui in Leaders du 17 janvier 2019