Sadok Belaid: Quelques propositions pour une souhaitable révision de la Constitution
Par Sadok Belaid - Depuis le jour de sa naissance, les observateurs lui ont présagé une vie agitée et incertaine : après seulement quelques années de son adoption, plusieurs appels à la révision de la Constitution de 2014 fusent de toutes parts. Pour son quatrième anniversaire, plusieurs études et analyses vont lui être dédiées, quelques-unes sûrement flatteuses, mais plusieurs autres – dont la nôtre - beaucoup plus critiques. Dans la présente note, nous avons limité notre réflexion à deux aspects qui méritent bien de faire l’objet d’une urgente et utile révision.
• Le premier porte sur le volet économique et social, que notre IIe Constituante a, depuis le début de ses travaux, ignoré alors que ses travaux s’inscrivent dans un environnement révolutionnaire prenant sa source dans les revendications économiques et sociales des masses populaires, précisément ;
• Le second aspect porte sur l’éternelle difficulté de la définition de la place de la religion dans les systèmes politiques et à laquelle la réponse apportée par la Constitution de 2014 manque d’originalité.
Manque d’inspiration, dans le premier cas, manque de courage dans le second, voilà ce qui se dégage des résultats de quatre années entières de travaux et de délibérations, qui ont finalement accouché … d’une souris !
A – La regrettable absence du volet économique et social
1 - Une grande déception va frapper l’observateur à la lecture du texte constitutionnel de 2014 : alors que le constitutionnalisme moderne (France 1946, Espagne 1978, Portugal 1976, Algérie 1963, Maroc 2011, Sénégal 2018) donne de plus en plus d’importance aux préoccupations économiques, sociales, écologiques, générationnelles, etc., la Constitution actuelle ne fait aucune mention de ces considérations parmi les objectifs fondamentaux de l’État, et a fortiori, elle ne prévoit nullement la mise en place d’une quelconque structure constitutionnelle spécialement dédiée à ladite matière.
2 - En outre, si on se réfère à l’histoire récente de notre pays, on notera que la Tunisie n’a pas ignoré cette tendance à l’inclusion des préoccupations économiques et sociales dans les textes normatifs les plus élevés (les constitutions). C’est ainsi que la première Constitution d’après l’Indépendance a déjà prévu la création d’un Conseil économique et social (chapitre VII, article 58) et les témoins de cette époque attestent, encore à ce jour, que malgré les difficultés politiques qui ont jalonné toute la période postindépendance, cette institution a joué un rôle positif dans la définition de la politique de l’État dans le domaine économique et social et a positivement contribué en de multiples circonstances à la résolution des crises économiques, sociales et aussi politiques de notre pays.
Il est utile de s’interroger sur cette répugnance de nos nouveaux constituants pour cette composante essentielle des doctrines politiques modernes. La réalité est que nos politiciens, dont la plupart sont parfaitement ignorants des questions économiques et sociales, n’envisagent ces préoccupations populaires que «Wen the chips are down’, notamment à l’occasion des multiples campagnes électorales (2011, 2019). Il en sera probablement de même pour les éventuelles élections anticipées prévues pour le renouvellement de la Chambre des députés : dans une déclaration du 13 août dernier, le chef d’Ennahdha a déjà annoncé qu’il est temps de « se focaliser sur ces problèmes dans le but de garantir l’emploi et la dignité aux jeunes de la révolution, qui n’en perçoivent pas encore les résultats dans leur vie quotidienne ». La sincérité de ces propos se passe évidemment de tout commentaire…
Ainsi, la Constitution de 2014 présente une double et décevante déficience : d’abord, par l’attitude de refus de l’inscription des objectifs économiques et sociaux largement admis par les constitutions modernes, et ensuite, par le recul par rapport à la Constitution de 1959, plus ancienne qu’elle de plus de 50 ans !
3 - En 2013 (Voir notre article « De la politique politicienne à la politique de l’économie », La Presse, 21-12-2013), nous avons lancé un avertissement à nos concitoyens pour leur dire qu’il faut en finir avec les inutiles débats politiques ou plutôt politiciens et qu’il est temps de se tourner résolument vers les vrais problèmes qui ont été posés par la société tunisienne, et qui sont prioritairement des problèmes d’ordre économique et social et qui n’ont rien à voir avec les questions de l’identité nationale, de la nature civile ou confessionnelle de l’État tunisien, des débats sur les questions de l’héritage, etc.
Nous réitérons ici cet appel et nous rappellerons que toute réflexion sur cette question passe nécessairement par l’insertion dans la Constitution d’un nouveau ‘’Titre II bis’’ ou un ‘’Titre II nouveau’’ définissant, d’un côté, la vision et les principes fondamentaux de la politique nationale en matière économique, sociale, culturelle et environnementale qui feront l’objet d’un contrat social de référence, et de l’autre, les institutions constitutionnelles nationales compétentes en matière de conception et de contrôle de la mise en œuvre de ces objectifs et programmes de développement par le pouvoir exécutif.
A cet égard, il est utile de renvoyer les lecteurs à l’avant-projet de Constitution que nous avons soumis en août 2011 à l’Assemblée nationale constituante, à son président, et à tous les représentants du peuple, et dans lequel nous avons prévu un ‘’Titre V : Principes politiques de développement’’(articles 161-174) dans lesquels nous avons esquissé une définition des ‘’dispositions générales d’une politique nationale de développement’’ (art.161-164), une définition du statut d’un Conseil national de développement et des régions (art. 165-169), et les dispositions relatives aux collectivités locales en tant que partenaires à la mise en œuvre de la politique de développement du pays (art. 170-174).
B – La persistante ambiguïté constitutionnelle
En 2010-2011, les Tunisiens se sont soulevés contre la dictature du régime Ben Ali, contre les injustices et les inégalités sociales et régionales, l’incapacité de l’État d’ouvrir des perspectives crédibles d’avenir en matière de développement économique et de justice sociale.
Lorsque l’explosion sociale s’est brusquement déclenchée le 10 décembre 2010, les insurgés savaient ce contre quoi ils se sont révoltés, mais très peu d’entre eux savaient ce qu’ils voudraient construire à la place. Indiscutablement, les foules populaires qui se sont répandues sur tout le territoire national et se sont installées dans la Capitale pour plusieurs semaines de sit-in, étaient des mouvements de protestation populaire et de revendications ouvrières et paysannes, très peu concernés par les débats politiques et les controverses idéologiques.
Nul ne pouvait cependant imaginer que le mouvement islamiste ferait irruption dans la scène politique et, revendiquant la paternité de la Révolution, il oserait affirmer la légitimité de son accession au pouvoir au nom de l’Islam. Nombre de partis politiques, désarçonnés par cette mauvaise surprise, ont, sous la houlette de feu Béji Caïd Essebsi, créé à la hâte un parti de tendance moderniste et laïque – le Nida Tounes (L’appel de la Tunisie, 16 juin 2012) – résolu à lutter contre les forces de l’obscurantisme islamiste et à défendre l’héritage bourguibien. Deux forces politiques antithétiques se sont ainsi radicalement affrontées au point de conduire le pays à la scission nationale et à la guerre civile.
Ces sombres perspectives ont cependant été calmées par l’accord passé le 13 août 2013 à Paris, dans le plus grand secret, entre les deux grands leaders politiques de l’époque, et conduisant à l’institution d’une sorte de duumvirat inégalitaire Ghannouchi-Caïd Essebsi, présenté sous l’appellation trompeuse de ‘’Consensus entre les deux Cheikhs’’. C’est dans ce contexte trouble et instable, mais indiscutablement marqué par la domination d’Ennahdha, que la laborieuse rédaction de la Constitution a été entreprise : comme cela a été dénoncé en son temps par les observateurs, la ‘’plus belle Constitution du monde’’ est porteuse d’un grand nombre de déficiences et de défauts très graves.
Ici, une remarque importante doit être présentée : parce qu’un grand nombre de nos politiciens semblent l’ignorer ou le négliger, il faut leur rappeler que, comme toutes les constitutions, la Constitution de 2014 est un texte juridique dans le sens plénier du terme, i. e. il est destiné à produire des effets de droit et, de surcroît, il est placé au somment de la pyramide des textes et actes en vue de constituer un système normatif cohérent, caractéristique fondamentale de ce qu’on appelle ‘‘le droit’’. Selon ce grand principe, le droit ne souffre ni antinomie, ni antilogie entre les normes qui le composent. Or, c’est ce principe fondamental qui est sérieusement mis à mal dans le système juridique tunisien quand il s’agit de la définition normative des rapports entre État et religion.
Ce problème ne date pas d’hier : durant des siècles, ces rapports étaient marqués par une grande tension suscitée par la volonté de domination de l’un vis-à-vis de l’autre. Jusqu’à nos jours, nous en voyons la marque, certains États se proclamant fidèles à certaines religions, d’autres se déclarant au contraire laïques, non religieux (Voir Hassen Zenati, «Allah, son Coran et ses hommes», in Kapitalis 20-8-20). La Tunisie de l’Indépendance a cherché à tirer les leçons des alliances et mésalliances entre les deux partenaires. Les longs et fiévreux débats de la première Constituante (1956-1959) sur la question ont été clôturés par l’adoption d’une disposition (article 1er de la Constitution de 1959) plutôt ambiguë, mais dont l’interprétation dominante à l’époque s’est maintenue durant plus de 60 ans et donnant l’avantage à un État laïque.
Mais avec les évènements de 2010-2011, le courant islamiste et revanchard d’Ennahdha, soutenu par le mouvement islamiste des Frères musulmans et les moyens financiers considérables en provenance des pays du Golfe et de la Turquie, a cherché sans ambages à mettre fin à l’État moderniste-laïque de Bourguiba et carrément à instaurer en Tunisie le VIe Califat. La polémique autour de l’article 1er de la Constitution a refait surface dans les débats de la IIe Constituante et elle a failli conduire à la rupture entre les deux clans rivaux.
Le faux compromis du maintien de l’article 1er de la Constitution de 1959, suivi d’un article 2 nouveau, a mis une apparence de trêve dans les relations entre islamistes et anti-islamistes, mais il est loin d’avoir contribué à la solution définitive du problème. En fait, ce n’était là qu’une accalmie de façade, un armistice de convenance : en réalité, la nouvelle Constitution déborde de dispositions islamistes, explicitement ou implicitement exprimées. Ennahdha a profité à fond de la solidité de son important ‘’pack’’ de députés pour maîtriser les débats de la Constituante et la fonction législatrice de l’ARP par le blocage du processus législatif et le recours aux pressions politiques et au chantage.
Si ces manœuvres ont considérablement nui à la bonne marche des travaux de l’ARP et aux relations entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif au cours du long règne de la Troïka I et de la Troïka II (2011--2020), elles ne sont point près de prendre fin aussi longtemps que seront maintenues dans le cœur de la Constitution deux conceptions irréductiblement contradictoires et antilogiques de ce rapport religion/État. Même la subtile initiative des modernistes-laïcs d’introduction d’un article 2 dans l’intention de contrebalancer l’effet de l’article 1er n’y peut rien : on ne peut se prévaloir du nouvel article 2 sans se voir opposer l’article 1er, dans son interprétation islamiste. Inversement, on ne peut se prévaloir de la référence islamiste de l’article 1er sans se voir opposer le caractère civil de l’État contenu dans l’article 2…
En d’autres termes, les articles 1er et 2 représentent le prototype même de l’antilogie juridique, c’est-à-dire de l’incurable rupture de la cohérence du système de droit, quintessence du concept ‘’droit’’. Le seul remède sera de faire courageusement le choix entre les deux : État islamiste ou État laïque. Lorsque ce choix aura été fait en toute sérénité, il faudra faire le nettoyage de l’ensemble du texte de la Constitution, dans un sens ou dans un autre… Notre proposition de révision des articles 1er et 2 qui ouvrira le débat sur cette question primordiale sera ainsi rédigée :
Article premier (nouveau):
1 - La Tunisie est une Nation libre, indépendante et souveraine.
2 - La Tunisie est une République civile, fondée sur la dignité de la personne humaine, la liberté et l’égalité des citoyens, et sur la justice, la solidarité sociale et le respect de l’État de droit.
3 - Les éléments constitutifs du patrimoine culturel national seront définis par une loi organique.
Sadok Belaid
Ancien doyen
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