Farhat Horchani: Faut- il réviser la Constitution de 2014 ?
Par Farhat Horchani - Ceux qui appellent à la révision immédiate de la Constitution de 2014 invoquent l’instabilité gouvernementale récurrente, la fragmentation/dispersion des pouvoirs et le caractère hybride, inefficace et impraticable du régime politique choisi : ni parlementaire ni présidentiel.
C’est tout à fait légitime ! Un Etat a besoin d’un cadre constitutionnel adéquat pour résoudre les nombreux problèmes aigus qui, en raison de leur aggravation constante, font planer le doute sur le bien-fondé même de la révolution accomplie.
Pourtant, il nous semble erroné de croire que le mal réside dans la Constitution ou dans le régime politique choisi.
Une Constitution révisée résoudra peut-être certains de ces problèmes ; mais d’autres problèmes, peut-être plus graves, apparaîtront. Un autre régime politique, quel qu’il soit, ne sera pas la clé pour faire sortir le pays de ce marasme général.
De plus, comme l’a si bien dit Salsabil Klibi, ici même, dans le contexte constitutionnel, politique et économique actuel, la révision d’une Constitution est une opération difficile, voire impossible, coûteuse et tout à fait incertaine.
La révision de la Constitution n’est pas la meilleure, ni la seule voie pour corriger les insuffisances du régime politique choisi.
Les peuples ont parfois la mémoire courte ! Nous avons pris le choix d’opter pour une nouvelle Constitution ! Il ne faut jamais perdre de vue les raisons pour lesquelles la Constitution de 1959 a été d’ailleurs injustement honnie et les objectifs pour lesquels la Constitution de 2014 a été adoptée.
Régime réel et régime légal
Un rapide bilan du régime politique issu de l’application de la Constitution depuis son adoption en 2014 fait ressortir une dichotomie entre un régime légal prévu par le texte constitutionnel et un régime réel différent pratiqué depuis 2014.
Une des règles essentielles prévues par la Constitution de 2014, consacrée par son article 89 paragraphe 2, est que le gouvernement est issu d’une majorité gagnante lors des élections législatives : celle qui a « obtenu le plus grand nombre de sièges».
Cette règle, on le sait, n’a jamais été appliquée ! Ni le gouvernement n’est issu d’une majorité parlementaire ni les chefs de gouvernement respectifs n’ont appartenu à cette majorité ou n’ont été les chefs de cette majorité.
Dès lors, tout le système prévu sera perturbé par des règles «parallèles».
La plus importante règle de la plupart des régimes à orientation parlementaire est que le chef du gouvernement est censé être la pièce maîtresse du régime tel que choisi par la Constitution (articles 91 et 92). C’est lui qui détermine la politique générale de l’Etat et veille à sa mise en œuvre, sous réserve des questions de défense et des relations internationales. De même, l’article 92 donne au chef du gouvernement de nombreux et importants chefs de compétence. Ce dernier se contente « d’informer le président de la République des décisions prises dans le cadre de ses compétences(...)».
Dans la réalité, le chef du gouvernement a eu moins de pouvoirs qu’il ne devrait avoir et selon ce que lui confèrent le texte et l’esprit de la Constitution.
Au cours de la première application de la Constitution, après les élections de 2014, il peut être qualifié davantage de «premier ministre» et non pas de «chef de gouvernement». Curieusement, c’est lorsqu’il est en «désharmonie» avec le chef de l’Etat qu’il est davantage «chef» de gouvernement.
De même, il est difficile de parler de gouvernement (ou d’entité gouvernementale) au sens indiqué par la Constitution dans sa section 2 de son chapitre 4 (art 89 à 101). L’absence factuelle de gouvernement engendre l’absence de solidarité gouvernementale. Ceci résulte aussi de l’appartenance partisane (ou autres) multiple des ministres, chaque parti se contentant de soutenir ses ministres. Cette situation a eu plusieurs conséquences fâcheuses :
• La fragilisation du gouvernement
• La perturbation des règles prévues par la Constitution
• L’illisibilité de la frontière entre la majorité et l’opposition qui ont tendance à changer au gré des circonstances, en tout cas en dehors de toute rationalité constitutionnelle.
Un autre problème est celui du bicéphalisme et en particulier le statut du chef de l’Etat.
La Constitution prévoit que
• Le président de la République est le chef de l’Etat.
• Il est élu directement par le peuple et donc sa légitimité est directement issue de la volonté populaire.
Malgré cette forte légitimité à laquelle on doit ajouter le poids culturel de la place du chef /leader, la sphère de ses compétences est limitée à trois domaines essentiels (article 77) :
• «Déterminer la politique générale en matière de défense»;
• «Déterminer la politique générale en matière de relations étrangères»;
• «Déterminer la politique générale en matière de sécurité nationale en relation avec la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures(...)»
Pourtant sur le plan strictement constitutionnel, les compétences semblent dépasser ces trois chefs de compétence et peuvent même empiéter ceux du chef du gouvernement.
En effet, la formulation de l’article 71 le place en premier dans l’exercice du pouvoir exécutif.
L’article 77 lui donne de larges pouvoirs en matière de sécurité nationale. Or celle-ci n’a pas seulement une signification sécuritaire ni militaire. Elle peut avoir une dimension financière, énergique, alimentaire. Par conséquent, le chef de l’Etat peut en quelque sorte dépasser - par la Constitution même - les pouvoirs qui lui sont octroyés.
De plus, selon l’article 72 de la Constitution, le chef de l’Etat est garant du respect de la Constitution. Or cette dernière contient de nombreuses questions qui dépassent stricto sensu les questions de défense et de sécurité. Même sur ce plan, il partage la sécurité avec les compétences du chef du gouvernement. Or la frontière à cet égard est très poreuse entre la sécurité intérieure qui relève des compétences du chef du gouvernement et la sécurité nationale qui relève des compétences du chef de l’Etat.
Mais la contradiction principale résulte du statut du chef de l’Etat. Nous avons d’un côté un président élu par le peuple mais dont les compétences sont cantonnées aux domaines de la défense et de la diplomatie. Et même dans ces domaines, il a l’obligation soit de consulter le chef du gouvernement (article 77), soit de se concerter avec lui (article 89).
En réalité, on le sait, le chef de l’Etat a beaucoup plus de pouvoirs que ceux qu’il est censé avoir en vertu du texte de la Constitution.
Alors pourquoi on s’est éloigné du régime politique tel que prévu par la Constitution.
Contextualisation
Les règles adoptées par la Constitution de 2014 ne sont pas nées de rien. Il faut les mettre dans leur contexte historique et politique.
Les constituants ont négocié les contours du régime politique non pas seulement sur la base d’un texte existant mais en tenant compte de l’histoire immédiate de la Tunisie afin d’éviter les dérives du passé et en particulier l’hégémonie.
D’ailleurs, ces craintes légitimes étaient partagées par pratiquement toute l’élite tunisienne, y compris par ceux qui appellent aujourd’hui à la révision de la Constitution.
Deux types de dérives hantaient l’opinion :
1 - Les premières faisaient partie du passé plus ou moins lointain (depuis 1956) largement partagées par de nombreux pays, en particulier du printemps arabe, c’est-à-dire l’hégémonie du pouvoir exécutif et en particulier du président de la République. Ceci explique le régime choisi, c’est-à-dire un parlement avec de larges compétences. Ceci explique tous les mécanismes prévus par la Constitution pour limiter et surtout prévenir cette hégémonie du chef du pouvoir exécutif.
Ceci explique aussi que pour « affaiblir » le président de la République, il fallait diviser le pouvoir exécutif. C’est-à-dire le rendre non seulement bicéphale (à deux têtes), mais aussi déposséder le chef de l’Etat de certains pouvoirs et surtout ne pas lui donner de compétences de nature «interne». Ses compétences sont limitées aux domaines de la « défense» contre les dangers extérieurs et des relations « internationales». Même pour ces compétences, il n’a pas les mains entièrement libres.
2 - Le deuxième type de dérives que craignaient les constituants et l’élite tunisienne remonte à un passé proche, c’est-à-dire postérieur à 2011. Il faudrait se souvenir que la Tunisie a essayé un régime politique assez particulier, qui était proche d’un régime parlementaire, voire d’un régime où l’Assemblée constituante/législative avait pratiquement tous les pouvoirs.
Le régime choisi par la loi constituante n°2011-6 du 16 décembre 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics (ou petite Constitution) consacrait l’hégémonie du parlement, un président de la République sans réels pouvoirs, élu au suffrage indirect.
Dès lors un président élu au suffrage universel direct était perçu comme le seul contre-pouvoir à un parlement dominé par un seul parti et un gouvernement issu de ce parlement.
Et c’est cette conception qui a prévalu dans la Constitution de 2014. Une autre conception défendue par les islamistes n’a pas prévalu lors des débats de la constituante. Cette conception a défendu un régime politique où l’exécutif était soumis au pouvoir législatif et responsable devant lui avec un gouvernement issu du parlement et un président de la République élu au suffrage indirect.
Le clivage entre les tenants des deux conceptions du régime politique se superposait curieusement, en réalité, avec un autre clivage entre modernistes et islamistes.
Les islamistes défendent le régime parlementaire pur avec un président sans réels pouvoirs.
Les modernistes défendent un régime où le président constitue un réel contre-pouvoir et ne peut donc qu’avoir une légitimité populaire, c’est-à-dire élu au suffrage direct.
Quelles leçons tirer ?
Comment apprécier d’abord ce régime politique issu de l’application de la Constitution depuis son adoption en 2014 ?
1er constat: l’objectif d’éviter l’hégémonie du pouvoir exécutif et plus spécialement d’un chef de l’Etat omnipotent a été atteint. Avec beaucoup de difficultés certes et des tentations autoritaires, surtout entre 2014 et 2019, la Tunisie est en train de rompre avec la tradition autoritaire du monde arabo-musulman.
2e constat: aucun gouvernement depuis 2014 n’a bénéficié d’une majorité ni confortable ni stable au sein du parlement.
Ce sont davantage de mécanismes informels, parallèles, qui sont utilisés pour provoquer ou résoudre des crises ou des tensions politiques. Jusque-là, excepté l’article 98, les mécanismes de la Constitution (motion de censure de l’article 97, recours à l’article 99, dissolution du parlement) n’ont jamais été utilisés pour résoudre ou mettre fin à une crise.
Cette tendance peut être expliquée par plusieurs facteurs:
Il y a bien sûr la culture tunisienne du compromis, quitte à transgresser les règles clairement établies.
Il y a aussi la faiblesse flagrante de traditions démocratiques dans un environnement politique, certes nouveau, mais dominé par des « logiciels anciens ».
La raison la plus sérieuse nous semble celle de la dispersion des pouvoirs. En effet, aucun acteur n’est assez fort pour imposer sa vision des choses. Nous sommes dans une forme de démocratie «négative», une démocratie de « blocage ». Or une démocratie et un régime de séparation des pouvoirs supposent deux idées essentielles :
L’équilibre entre les pouvoirs, aucun pouvoir n’exerçant une hégémonie sur l’autre.
La collaboration et la coopération entre les pouvoirs quel que soit le type de régime choisi. Et c’est cette coopération qui explique le fonctionnement efficace des régimes politiques dans les démocraties établies.
De plus, on est dans une forme de démocratie « clientéliste » due à la faiblesse extrême de l’Etat. Les mécanismes formels ne fonctionnent pas. Les idéaux du contrat social, de la République, de l’intérêt supérieur de l’Etat, de l’intérêt général, de la redevabilité sont faiblement établis. Le pouvoir est perçu souvent comme une source magique de richesse et /ou de reconnaissance, de protection, de réseautage, d’hégémonie …
Ce sont ces mécanismes complexes qui font pervertir les règles du régime politique.
Cette démocratie négative peut favoriser deux tendances opposées :
1 - Soit une tendance « conflictogène », en particulier dans une hypothèse de « cohabitation », c’est-à-dire lorsque le chef de l’Etat n’est pas issu du parti vainqueur aux élections législatives, ou lorsque le chef du gouvernement n’est pas de la même mouvance politique que le chef de l’Etat. Mais là encore, il faudrait que les mécanismes prévus par la Constitution soient appliqués et respectés pour que l’on puisse parler de cohabitation.
2 - La deuxième tendance est une hégémonie inévitable exercée par le chef de l’Etat, lorsque nous sommes dans une hypothèse de « convergence ». Lorsque le chef de l’Etat et le chef du gouvernement sont issus du même parti vainqueur aux élections législatives ou lorsqu’ils sont de la même mouvance, c’est le chef de l’Etat qui sera le vrai leader. Car le président de la République est élu directement par le peuple. Aux yeux de l’opinion publique ou populaire, c’est « l’élu » au suffrage universel direct qui est le vrai chef. Tout dépendra aussi de la personnalité forte ou non de chacun des deux, de sa capacité à accepter les compromis, de son intelligence, de son rayonnement, de son tact, de son charisme, etc. Comme on le sait, il ne peut y avoir deux commandants à bord d’un même navire!
Cette hypothèse d’hégémonie et de conflit n’est pas systématique. Car les deux têtes de l’exécutif peuvent parfaitement se mettre d’accord sur un partage de compétences ou sur une division tacite du travail. Pour ce faire, il faut un grand sens de l’Etat, une grande intelligence politique, un sens considérable de l’intérêt général et une collaboration intense, y compris avec le parlement.
La Tunisie n’est pas le premier pays à adopter ce type de régime politique. Des pays comme la France, le Portugal, l’Autriche, l’Islande ont opté pour des régimes plus ou moins comparables qui ont l’air pourtant de fonctionner plus ou moins bien.
En réalité, c’est le régime tel qu’il résulte de la première application de la Constitution de 2014 qui pose problème parce que toutes les règles prévues par le texte fondamental ont été méconnues, bouleversées, perturbées, parfois perverties.
Il reste que le régime légal (tel que prévu par la Constitution)exige de nombreuses conditions et qualités pour qu’il puisse fonctionner correctement. La Tunisie est loin, pour le moment, de les avoir. Le régime adopté par la Constitution de 2014 ne peut offrir les conditions adéquates du développement démocratique apaisé dont le pays a grandement besoin afin de réaliser le bien-être économique et social de son peuple.
Que faire ?
Les juristes le savent. Les textes de compromis sont souvent des textes ambigus. Les textes ambigus arrangent tout le monde. Cela peut durer longtemps (exemple de l’article 1er de la Constitution). Cela peut aussi être intenable !
Il ne faut pas être dupe ! Le meilleur texte constitutionnel ne peut pas mettre fin à l’état de délabrement général dans lequel se trouve actuellement la Tunisie. Il faut, bien entendu, autre chose. En outre, les problèmes actuels de la Tunisie relèvent avant tout de la gouvernance politique, des nombreux déficits: du leadership, de la culture du travail, du sens de l’intérêt général. On ne peut plus gouverner un pays de cette manière. Il faut donner au gouvernement les moyens politiques de gouverner dans la durée, avec la responsabilité et la redevabilité requises. Pour ce faire, on n’a nullement besoin de modifier la Constitution.
La première chose la plus urgente à faire est de modifier la loi électorale et en particulier le mode de scrutin des élections législatives et locales. Car le mode de scrutin choisi lors des élections de l’Assemblée constituante a joué son rôle tant bien que mal. Il a permis à des fractions très larges de participer à un moment fondateur de la mise sur pied d’une Constitution moderne respectueuse des libertés et des droits fondamentaux.
Aujourd’hui, ce mode favorise le fractionnement du pouvoir et son inefficacité, la dispersion des voix et de l’impossibilité de gouverner, le clientélisme et l’incompétence.
Il est urgent d’adopter un autre mode de scrutin qui :
• favorise les compétences des élus du peuple.
• favorise la création de véritables partis politiques et non de sociétés commerciales à but politique.
• permet aux petits (partis, indépendants…)de se regrouper et donc de peser davantage dans la vie publique.
• permet les alliances véritables sur la base de programmes.
• permet la stabilité gouvernementale ou municipale
• permet de véritables majorités en vue d’adopter rapidement des lois et des programmes.
Deux voies sont offertes parmi de nombreuses:
1 - La première est d’adopter un scrutin uninominal majoritaire à deux tours. C’est-à-dire que l’électeur ne vote plus pour des listes bloquées où n’importe qui peut être élu. Le choix portera désormais sur des personnes en raison de leurs compétences. Là encore, il ne faut pas être dupe car le vote peut être perverti et peut ouvrir la porte à d’autres dérives si d’autres réformes ne sont pas effectuées et si l’Etat ne joue pas son rôle. Le vote majoritaire, même s’il favorise l’hégémonie, est de nature à donner aux gouvernants les moyens de gouverner. Celui à deux tours permet aux petits de se regrouper entre eux ou avec les grands et les moyens (partis politiques, indépendants) pour être élus et peser davantage sur la prise de décision.
2 - La deuxième option est plus conservative mais plus rapide. Elle consiste à garder le scrutin proportionnel mais à en atténuer les inconvénients et en particulier la dispersion. Il consiste à adopter soit le scrutin proportionnel avec la plus forte moyenne, soit à garder le scrutin proportionnel avec les plus forts restes mais en instituant obligatoirement un seuil plus ou moins important (5% ou plus).
Bien entendu, c’est loin d’être une panacée, d’autres voies existent plus sophistiquées en vue d’atteindre tel ou tel objectif.
Le mode de scrutin peut avoir une influence directe sur le fonctionnement du régime politique. Nous l’avons vu avec le mode actuel qui favorise la dispersion et l’instabilité. Quant au scrutin majoritaire, il permet d’octroyer une majorité confortable au gouvernement, lequel peut être composé du parti/liste ayant gagné les élections et qui n’aura point besoin des autres partis pour gouverner. Le chef du gouvernement aura la stabilité nécessaire en vue d’appliquer son programme dans la durée. Le chef de l’Etat aura en face de lui un vrai gouvernement et un vrai chef de gouvernement. Il pourra peut-être jouer le rôle qui est le sien sans être tenté d’empiéter sur les pouvoirs des autres. On pourra en dire autant des autres pouvoirs et des autres acteurs. Il est temps que chacun joue son rôle de manière régulière, claire et tel que le prévoit la norme. Le consensus a épuisé largement ses fonctions. Il n’est plus possible de gouverner par délégation ni d’occuper le vide laissé par les dysfonctionnements du régime politique résultant de cette première décennie de la transition.
Quant à la future Cour constitutionnelle, les difficultés de sa mise en place ne doivent pas tromper : même mise sur pied, de nombreux doutes planent sur son indépendance. Plusieurs juristes talentueux, las des marchandages partisans, s’en sont éloignés ! Il semble évident que le mode de désignation des juges de cette Cour pose problème. Mais pas seulement! D’abord, il est quasiment certain que la majorité qualifiée de deux tiers n’est pas la bonne voie pour élire ces juges. Et même si cette majorité requise est atteinte, il n’est pas certain qu’elle garantisse l’indépendance et la compétence de nature à assurer «la suprématie de la Constitution. Certes, le système tunisien a choisi de pousser la démocratie au bout de son expression. Même si selon la formule consacrée, les juges, une fois désignés, possèdent un « devoir d’ingratitude » envers leurs autorités de désignation, dans la fragile démocratie tunisienne, les risques de politisation et de corporatisme sont énormes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’élection pour ce genre d’instance (instance juridictionnelle indépendante) n’est pas toujours le meilleur moyen d’avoir les meilleurs. D’ailleurs, pour la Cour constitutionnelle, le pouvoir exécutif, par le biais du Président de la République, nomme quatre membres. Ceci démontre que la désignation ne permet pas de préjuger du fonctionnement, ni de l’indépendance de cette Cour.
Enfin, il ne faut pas s’attendre, comme le croient beaucoup, à ce que cette future Cour constitutionnelle résolve tous les dysfonctionnements de la Constitution, du régime politique ou des errements de la vie politique de la Tunisie! Il est à craindre même que cette Cour soit non pas une instance juridictionnelle indépendante garante de la suprématie de la Constitution, protectrice du régime républicain démocratique et des droits et libertés (article 1 de la loi organique de 2015) mais un lieu d’affrontements idéologiques et politiques.
En définitive, même si le mode de nomination des membres de la Cour constitutionnelle reste comparable à celui pratiqué dans de nombreux pays, la réforme urgente de la loi organique de 2015 doit porter sur la majorité des deux tiers, requise aussi bien par l’Assemblée des représentants du peuple que par l’Assemblée plénière du Conseil supérieur de la magistrature. Une majorité absolue suffit, en attendant la mise en place de cette Cour, de faire le bilan de son fonctionnement régulier pour voir si une réforme globale de la loi qui l’a institué s’impose.
La Constitution de 1959 a mis près de vingt années pour subir sa première révision importante en avril 1976. C’est pour dire qu’il est risqué, voire très dangereux, de banaliser la révision de la loi fondamentale du pays, surtout que ce dernier est devenu démocratique avec un paysage politique totalement ouvert mais non encore formé. Appliquons cette Constitution dans son intégralité dans le respect de son texte et de son esprit pour découvrir toutes ses réelles imperfections.
Enfin, le droit, le droit constitutionnel en particulier, est loin d’être une science exacte. Les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. La meilleure loi, comme la meilleure Constitution du monde, peut donner naissance à des monstruosités si l’on n’y prend garde et si la culture politique ambiante est malsaine ou corrompue!
Farhat Horchani
Professeur de droit public
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