News - 07.08.2020

Rafaâ Ben Achour: Mes relations avec Béji Caïd Essebsi

Rafaâ Ben Achour: Mes relations avec Béji Caïd Essebsi

Une année est passée depuis le décès du président Béji Caïd Essebsi. Agitation sociale, turbulences politiques, crise économique, pandémie de la Covid-19 ont pesé, depuis, sur le cours de l’histoire, imposant leur instantanéité et faisant fi de la mémoire et du passé.

Proche collaborateur de Béji Caïd Essebsi des années durant, je me fais aujourd’hui un devoir – filial- de restituer sa mémoire en révélant au public l’envergure de l’homme et du chef de l’Etat qu’il était. J’ai eu l’immense honneur de lui rendre un dernier hommage, aux côtés de son gendre, mon ami, Dr Moez Belkhodja, en ensevelissant sa dépouille, au cimetière du Jellaz, conformément à la tradition musulmane, ce samedi 27 juillet 2019, journée marquée par la solennité d’imposantes funérailles, comme par la magie d’une communion nationale, hélas, de courte durée.

J’ai beaucoup appris de l’homme qui alliait, avec naturel, gravité et humour.  Bravant alors une situation sécuritaire, économique, politique et sociale pour le moins difficile, il m’entretenait de sujets divers ayant trait à nos activités politiques du moment, mais aussi, à l’occasion, à l’histoire, les hommes et les femmes politiques, les relations internationales, la littérature, la poésie et la culture populaire.

Née après 2011, d’une rencontre académique fortuite, ma relation avec Si Béji s’est consolidée  au cours d’un parcours singulier qui m’a  placé à ses côtés à trois épisodes clés de sa propre trajectoire, d’abord en qualité de ministre délégué auprès du  Premier ministre qu’il était devenu (mars à septembre 2011), puis en tant que membre de son cabinet  alors qu’il fondait  le parti Nidaa Tounes (septembre 2012 à décembre 2014),  enfin au titre de conseiller spécial chargé des activités présidentielles après son accession à la magistrature suprême (janvier - avril 2014).

I.Aux côtés du Premier ministre du gouvernement de transition

Ce n’est qu’au lendemain de la démission de M. Mohamed Ghannouchi (le  27 février 2011), dont j’ai été le conseiller durant le gouvernement d’Union nationale (chargé, notamment, de la rédaction de certains textes des décret-loi relatifs aux trois commissions : la Commission supérieure de la réforme politique, la Commission d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption et  la Commission nationale d’établissement des faits sur les abus perpétrés entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011) que j’eus l’occasion de l’approcher de nouveau.

Je me trouvais donc au palais de Carthage —où le gouvernement s’était replié —lorsque, vers 17 heures, arrive Si Béji, qui consent, au soulagement de tous et de toutes, à assurer la fonction de Premier ministre et à respecter une feuille de route préétablie. Il s’engage à répondre aux revendications du sit-in de la «Kasbah II»: l’abandon des élections présidentielles ; la convocation d’une Assemblée nationale constituante chargée de doter le pays d’une nouvelle constitution libérale et démocratique; la prorogation de l’organisation provisoire des pouvoir publics et l’élection de la future ANC. Ma présence à Carthage, où le Premier ministre avait emménagé, en raison de l’occupation de la place du Gouvernement par les manifestants, lors du sit-in «Kasbah II», remontait au 20 février 2011. Le Premier ministre, Si Mohamed Ghannouchi, m’avait nommé conseiller auprès de lui, chargé notamment de la rédaction de certains textes de décrets-lois relatifs aux trois commissions : la Commission supérieure de la réforme politique, la Commission d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption et la Commission nationale d’établissement des faits sur les abus perpétrés durant la période du 14 décembre 2010 au 14 janvier 2011.

Lorsqu’il apprend que j’avais rejoint l’équipe du Premier ministre en qualité de conseiller et que j’allais bientôt, sur proposition du ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaïes, me rendre au Maroc où j’avais été pressenti comme ambassadeur, Si Béji me dit tout de go : «Tu iras au Maroc plus tard, mais pour le moment tu resteras avec moi».

Dès lors, une relation de confiance, qui a évolué vers une relation quasi-filiale, s’est établie entre nous. Elle allait persister jusqu’au jour de sa disparition.
L’accueil réservé par les membres du gouvernement d’Union nationale(1) était mitigé. Au mécontentement du fait de leur mise à l’écart de la nouvelle configuration à la tête du gouvernement, fait place l’assentiment à l’annonce du maintien de la composition du gouvernement Ghannouchi, à la condition toutefois que ses membres s’engagent à ne pas se présenter aux élections. Les «ministres, leur dit-il de son ton parfois cinglant, qui ne désirent pas garder leurs fonctions sont libres de démissionner. Je n’obligerai personne à rester».

Avant de quitter Carthage au volant de sa voiture, il s’enquiert de l’heure à laquelle je pouvais me présenter au palais le lendemain. Poliment, je réponds : «A l’heure qui vous convient, SiBéji.

Moi, me dit-il, non sans malice, je suis debout à 4 heures du matin !

Dans ce cas, je lui réponds, notre contrat est caduc.

A demain donc, à 8 heures !», réplique-t-il.

L’homme recelait une autre facette que je découvrais en témoin privilégié d’un échange mémorable avec M. Abdessalem Jrad, secrétaire général de l’Ugtt. Ce dernier avait déclaré la veille, sur la chaîne de télévision nationale, que l’Ugtt, n’ayant pas été informée du remaniement, refusait la nomination de Béji Caïd Essebsi au poste de Premier ministre. Je découvrais alors un homme ferme, déterminé, franc, voire narquois, comme en témoigne cet échange téléphonique, mis sur haut-parleur : «Merci Si Abdessalem pour l’accueil que tu m’as réservé hier. Sais-tu seulement que j’ai fréquenté l’Ugtt avant toi et que j’ai été l’avocat des syndicalistes. J’ai assuré la défense de Ahmed Tlili devant le tribunal militaire lorsqu’il risquait la peine capitale»(2). Ces quelques «vérités» avaient suffi à inverser le cours des choses en provoquant une entrevue impromptue, fixée dans la matinée même, au cours de laquelle le SG de l’Ugtt assurait le nouveau Premier ministre du soutien de la centrale syndicale et de sa confiance quant à sa capacité de résoudre les problèmes sociaux, notamment le sit-in «Kasbah II» et de mener à bien l’organisation d’élections démocratiques, transparentes et honnêtes. Je me trouvais témoin - sur injonction de Si Béji - de ses faits d’armes mais surtout de l’habileté politique du personnage.

Au terme de cette entrevue, Si Béji m’informe qu’il refusait de gouverner à partir de Carthage et qu’il avait la ferme intention de retourner au siège du gouvernement à la Kasbah, au terme d’une semaine au plus tard. Il reçoit ensuite un certain nombre de ministres démissionnaires qu’il remercie de leur dévouement à la patrie et me charge de contacter les secrétaires d’Etat auprès de certains ministres démissionnaires et de leur faire part de sa proposition de les faire accéder au rang de ministres(3).

Les évènements, qui se bousculaient, allaient me donner la chance d’entrevoir une autre dimension de l’homme et à observer avec admiration, je l’avoue, ses capacités de négociation et d’empathie en trouvant un terrain d’entente avec les manifestants de «Kasbah II». La revendication d’une ANC ayant été officiellement satisfaite, comme annoncé par le Président Foued M’bazaâ dès le 3 mars 2011, il parvint à lever le sit-in, le lendemain même, le vendredi 4 mars 2011.

De retour à la Kasbah (le 7 mars), je suis désigné ministre délégué auprès du Premier ministre. J’y occupe un bureau attenant à celui du Premier ministre, en charge des dossiers qu’il me confiait et de   la coordination entre les différents ministres et leur chef. 

Si Béji n’aimait pas s’occuper des questions bureaucratiques et il fallait s’adapter à sa méthode de travail fort originale. Sur un ton où se mêlaient le sérieux et la plaisanterie, il avait demandé au chef de cabinet, M. Taieb Yousfi, de ne pas lui remettre plus d’un parapheur par jour. Son bureau en effet ne s’encombrait pas de dossiers. La situation sécuritaire le préoccupait : des réunions quasi quotidiennes étaient organisées avec les ministres de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice et le chef d’état-major interarmées. Le reste de la matinée était consacré à ses rencontres avec les personnalités nationales et internationales. Au terme de la semaine, précisément le samedi, il allait à Carthage où je l’accompagnais, afin de rendre compte au président de la République des affaires de l’Etat.

Doté d’un flair politique extraordinaire, d’un sens de la réplique, optimiste tant sa foi en la Tunisie était grande, Si Béji était un véritable homme d’Etat. Très souvent, le matin, quand je me rendais à son bureau, quelque peu démoralisé, il savait m’insuffler la force d’affronter la difficulté et de chasser le doute et si, parfois, quelques sombres pensées l’affligeaient, il gardait son calme. Incisif dans ses réponses aux innombrables attaques malveillantes, dont l’a assailli en particulier l’ancien ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi(4), il n’élevait jamais la voix et demeurait confiant en l’avenir. «Nous devons, répétait-il à l’envi, restituer la Tunisie, après les élections, dans un état meilleur que celui où nous l’avions trouvée le 7 mars», date de la constitution officielle de son gouvernement.

Ma mission aux côtés de Si Béji s’achève le 5 septembre 2011, date de mon départ au Maroc. Lorsque je me présente, le 29 juillet, auprès du président de la République pour recevoir mes lettres de créance, Si Béji me recommande, un tantinet taquin, de conserver précieusement le document qui m’avait été remis et me donne le feu du départ lorsqu’enfin la question de la date des élections est définitivement retenue et la loi électorale promulguée. Il a fallu de nombreuses négociations pour que cesse le bras de fer qui l’opposait à l’Instance supérieure pour la sauvegarde des objectifs de la révolution de la réforme politique et de la transition démocratique au sujet de la clause d’exclusion des Rcdistes. Une fois la logistique électorale ficelée, la situation sécuritaire, la flambée des prix et la pénurie maîtrisées, en ce mois de Ramadan, Si Béji consent à me laisser rejoindre mon nouveau poste, le 5 septembre, un mois et demi avant la date fatidique des élections du 23 octobre 2011.

II. Aux côtés du fondateur de Nidaa Tounes

Mon ambassade au Maroc a duré onze mois à peine. Le 31 juillet 2012, je retournais à Tunis, après que le ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem, sur simple caprice et volonté hégémonique, a décidé de mettre un terme à mes fonctions diplomatiques. Ça tombait bien.  Je rejoignais de nouveau Si Béji Caïd Essebsi qui, en mage qu’il était, fondait un nouveau parti politique Nidaa Tounes dans le but de rééquilibrer le paysage politique. «Les démocrates, affirme-t-il avec raison, étaient éparpillés dans de très nombreuses formations. Il fallait un rassemblement qui soit le plus large possible»(5).

Il faut rappeler, afin de lever le voile sur cette inimitié, que le Premier ministre avait lancé, dès janvier 2012, quelques semaines après l’installation de la Troïka au pouvoir, une mise en garde contre les dérives constatées avec l’arrivée des nouveaux gouvernants. Dans son entretien avec Arlette Chabot, il déclare : «Une fois élus, les vainqueurs et leurs alliés se sont réparti le pouvoir […]. En fait, je dirai, ils se sont partagé le ‘’gâteau’’. Ils ont changé des responsables dans l’administration, placé partout des membres d’Ennahdha, le plus souvent incompétents. Je savais que ça ne marcherait pas […]. La tension était à son comble dans le pays, l’économie s’était détériorée et la stabilité était menacée»(6).

Quelques mois plus tard, Béji Caïd Essebsi fonde un nouveau parti politique – Nidaa Tounes - dans le but de rééquilibrer le paysage politique. «Les démocrates, affirme-t-il avec raison, étaient éparpillés dans de très nombreuses formations. Il fallait un rassemblement qui soit le plus large possible»(7).

Ma place me fut assignée au sein du comité exécutif qui comptait 39 membres(8) et dont la liste a été annoncée le 20 septembre 2012. Le comité se réunissait quotidiennement.

Si Béji venait tous les jours au siège du parti et les réunions s’enchaînaient sans discontinuer, tour à tour restreintes ou élargies à l’ensemble des membres du BE. Des personnalités étrangères venaient s’entretenir avec lui, élargissant son champ d’analyse. Si Béji veillait à la mise en place du parti dans un paysage politique délétère. Les défis étaient innombrables. Si la composition hétérogène du parti rendait sa cohésion difficile, la mise en place de ses structures locales était plus ardue encore. Les tentatives d’exclusion des destouriens de toute activité politique, les travaux de l’ANC qui traînaient en longueur, l’opposition à la Troïka au pouvoir, les assassinats politiques de Chokri Bélaïd, Mohamed Brahmi et Lotfi Nagdh, le lancement du dialogue national, tous ces faits et évènements créaient un imbroglio politique difficile à démêler.

L’objectif premier de la création de Nidaa Tounes était d’introduire un certain équilibre dans le paysage politique tunisien, suite aux élections de 2011 qui ont permis d’un côté l’émergence écrasante d’Ennahdha, et leur alliance au CPR et à Ettakottol et, de l’autre, la défaite des autres partis. Face à ce séisme, le parti devait être fin prêt et occuper la scène politique socio-démocrate face au parti islamiste. Outre les affaires quotidiennes, notamment la gestion de l’agenda du président du parti, il m’a été dévolu de suivre les travaux de l’ANC et les différents projets qu’elle avait produits. Aussi devais-je m’entretenir seul à seul avec Si Béji, présenter des exposés lors des réunions du BE et organiser des colloques auxquels le président du parti prenait toujours part.

Une des charges importantes qui m’a été confiée a été de mener avec le secrétaire général du parti, M. Taieb Baccouche, des négociations en vue de créer la coalition baptisée plus tard Union pour la Tunisie. Cette coalition, composée dans un premier temps de trois partis (Nidaa Tounes, Al Joumhouri, dirigé par Ahmed Néjib Chebbi et Maya Jribi, et Al Massar dirigé par Ahmed Brahim), est officiellement annoncée le 7 décembre 2012 par Béji Caïd Essebsi. Elle devait voir le jour le 29 janvier 2013(9) et compter, à partir de février 2013, cinq partis. Le Parti socialiste dirigé par Mohamed Kilani, et le Parti du travail patriotique et démocratique dirigé par Abderrazek Hammami rejoindront la formation originelle.  Malgré les grands espoirs qu’elle a suscités, la coalition a fait long feu en raison de l’entêtement de certains collègues de Nidaa Tounes qui tenaient à ce qu’il n’y ait pas de listes communes entre les cinq partis, par crainte infondée que Nidaa n’emporte la majorité absolue lors des élections législatives. Je reste personnellement persuadé encore à ce jour que des listes communes aux cinq partis auraient pu fondamentalement modifier le paysage politique tunisien en 2014 et même en 2019. Autre mission cruciale : je fus chargé par Si Béji de représenter Nidaa, avec Taieb Baccouche, au dialogue national qu’avait lancé le quartet composé de l’Ugtt, l’Utica, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et le Conseil national des avocats, sur la base d’une feuille de route(10) devant assurer la transition du régime de l’ANC vers les élections législatives et présidentielles sous l’empire de la nouvelle constitution.

Le dialogue national a connu bien des succès et des difficultés. Les représentants de Nidaa, conformément aux directives de Si Béji, ont fait de leur mieux pour ne pas entraver la réussite de cette initiative salvatrice du processus démocratique. Malgré son peu d’enthousiasme quant à la désignation de Mehdi Jomaâ à la tête du gouvernement de compétences, sa farouche opposition au maintien du ministre de l’Intérieur Lotfi Ben Jeddou (gouvernement Laarayedh) et le calendrier organisant les élections qui anticipait des législatives sur la présidentielle, Si Béji s’est entretenu avec Houcine Abbassi et a, en dépit de ses réticences, obtempéré et contribué ainsi au succès du Dialogue national. Une fois la nouvelle constitution adoptée(11) et promulguée(12), le gouvernement de compétences constitué(13), le pays s’achemine vers les élections législatives(14) et présidentielles(15). Nidaa Tounes obtient la majorité relative aux législatives; Béji Caïd Essebsi est élu président de la République. Restait la transmission des pouvoirs des structures gouvernantes provisoires vers les structures démocratiquement élues.

III. Aux côtés du premier Président de la République démocratiquement élu

Sitôt les résultats de l’élection présidentielle proclamés, une délégation du parti, Nidaa Tounes, composée de Ridha Belhaj, Mohsen Marzouk et moi-même, est chargée par Si Béji de contacter le cabinet du Président provisoire sortant, Moncef Marzouki, pour mettre en œuvre les modalités pratiques de la transition. Personnellement, je me suis attelé à l’organisation de la cérémonie de passation des pouvoirs entre les deux présidents. Ma tâche a été relativement simple, mon vis-à-vis, étant un ami de longue date, le directeur du protocole Mondher Mami. La cérémonie, malgré une pluie diluvienne et un froid sibérien, en ce dernier jour de l’année 2014, s’est parfaitement passée, même si la visite au mémorial de Sédjoumi a dû être annulée. Le président Caïd Essebsi me charge de la rédaction du projet de discours d’investiture. Il fallait, pensait-il, insister sur le fait qu’il serait le Président de tous les Tunisiens, le garant du respect de la Constitution, et sur son engagement à mettre en place les nouvelles institutions constitutionnelles et sur la nécessaire conciliation nationale. Dans son discours, Si Béji commence par remercier les électeurs tunisiens, y compris ceux qui ont voté pour son adversaire. Plus particulièrement, il salue les femmes tunisiennes qui ont fait montre d’une grande conscience politique et d’un attachement à leurs droits. Il n’omet pas de rendre hommage aux martyrs de la Tunisie : Farhat Hached, Hédi Chaker, Mohamed Bouazizi, Lotfi Nagdh, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.

Ce jour-là, un briefing s’impose. A 7 heures du matin, je suis chez le président à La Soukra, voulant m’enquérir de l’organisation des deux cérémonies qui allaient se dérouler respectivement au Bardo et à Carthage. Je me proposais aussi d’évoquer de nouveau ma situation personnelle. Ayant été élu, en juin 2014, par la Conférence de l’Union africaine, juge à la Cour africaine des droits de l’homme et ayant pris officiellement mes fonctions au sein de cette juridiction continentale en septembre 2014, mes fonctions pouvaient poser des problèmes d’incompatibilité avec une fonction au sein de l’exécutif. Ce matin du 31 décembre 2014, je lui réitère ma disposition à démissionner de mes charges judiciaires s’il jugeait que je devais occuper une charge au sein de son cabinet. Sur un ton ferme et décisif, il me répond : «Je t’ai dit de ne pas démissionner et on avisera quand j’irai à Addis-Abeba pour le sommet de l’Union, dans quelques semaines».

Me voilà donc nommé officiellement conseiller spécial, chargé des activités présidentielles (sans rémunération). Collaborant avec le président depuis le palais de Carthage, je le voyais plusieurs fois par jour. L’une de mes premières tâches a été de faire la déclaration de patrimoine du nouveau président et de l’envoyer à la Cour des comptes. En marge de sa participation au 24e sommet de l’UA, le 31 janvier 2015, Si Béji reçoit le président de la Cour africaine, le juge Augustino Ramadani (Tanzanie), et lui soumet le problème de la compatibilité entre mes fonctions au sein de la Cour et ma position au sein du cabinet présidentiel. Le président de la Cour s’engage à en discuter avec les membres de la Cour au mois de mars 2015. Les membres de la Cour ayant estimé qu’il y avait incompatibilité entre les deux fonctions, Si Béji n’hésite pas à accepter la démission.  Malgré la publication officielle du décret présidentiel entérinant ma démission(16), Si Béji me fait l’honneur de m’inclure, en ma qualité de professeur à l’Université de Carthage, dans la délégation officielle qui devait l’accompagner, lors de sa visite d’Etat en France, les 7 et 8 avril 2015, une cérémonie de remise des insignes de docteur Honoris Causa lui ayant été attribuée par l’Université de Paris-Sorbonne.

De retour à Tunis, ma charge au sein du cabinet désormais achevée, je me présente au palais de Carthage afin de faire mes adieux au président. Un accueil chaleureux m’est réservé, moment d’émotion qu’est venue éterniser une photo portant une dédicace de Si Béji. Mes fonctions de juge à la Cour africaine des droits de l’homme ne m’ont guère éloigné du président Caïd Essebsi: je me suis toujours fait un devoir de lui rendre visite régulièrement. Durant ces rencontres, nous évoquions évidemment la situation politique du pays, les perspectives d’avenir, les relations internationales. Nous parlions également de littérature, d’histoire mais aussi des liens personnels qui nous unissaient. Si Béji, qui avait été l’élève de mon père au Collège Sadiki, ne se privait jamais d’exprimer le respect et l’estime qu’il lui portait.  Loin de prendre fin, mes charges auprès de Si Béji refont surface. En janvier 2016, il me demande de présider le congrès de Nidaa, qui devait se tenir à Sousse les 9 et 10 janvier 2016. N’y voyant qu’une marque de confiance de sa part, j’accepte cette mission. Congrès de réconciliation et de consensus, ce congrès aboutit malheureusement à un échec. Le lendemain, je rends compte des travaux du congrès à Si Béji et de ma déception pour la tournure prise par le congrès, et surtout le reniement des consensus réalisés dans le cadre de la Commission des 13(17). Il manifeste son insatisfaction mais ne dit mot sur ce qu’il compte faire. Les déchirements, les tensions, les calculs politiques émaillant désormais la vie de Nidaa Tounès, j’ai dû geler mon adhésion, voire mon appartenance à ce parti. Ce geste a, semble-t-il, était mal pris par Si Béji, certains ayant dissimulé la lettre de démission que j’avais tenu à lui transmettre quelques jours avant sa publication. Ce nuage n’a pas duré longtemps et mes rencontres avec Si Béji ont repris leur rythme normal.

***

Ma dernière visite à Si Béji remonte au 3 juin 2019. Ce jour-là, il paraissait abattu et, de fait, lui, si optimiste et si réservé, m’avoue être exténué et très préoccupé par l’avenir du pays. Le 5 juin, à la mosquée de Carthage, après la prière de l’Aïd El fitr, je lui présente mes vœux. Je ne le savais pas encore, c’étaient en réalité mes derniers adieux. Le 27 juin 2019, j’étais en pleine délibération de la Cour africaine, quand je reçois un coup de fil de mon épouse. Affolée, elle m’informe de l’hospitalisation de Si Béji et de la gravité de son état. Deuxième coup de fil : elle m’annonce que la chaîne satellitaire El Arabiya venait d’annoncer son décès. Etonnement, consternation, puis coup de théâtre : il ne s’agissait que d’une fake news. Un mois plus, le jour même de la célébration de l’instauration de la République, le 25 juillet, Si Béji décédait.

***

La disparition de Béji Caïd Essebsi met fin à un pan entier de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Pour moi, le choc est énorme. Cinq années de collaboration, dans le respect, l’estime et l’entente m’ont marqué à jamais. J’avoue avoir été sensible aux manifestations de sympathie, empreintes de délicatesse et de finesse, mais jamais de paternalisme, dont il m’a gratifié depuis notre première rencontre et dont il ne s’est jamais départi. Le jour où il m’a remis les insignes de grand officier de l’Ordre national du mérite (secteur de l’éducation et de la science), il a eu ce mot que je n’oublierai jamais : «يرحم الشيخ الفاضل. ربّى ولقى».

En côtoyant Béji Caïd Essebsi, j’ai eu la chance de découvrir un homme d’Etat accompli, un militant authentique pour l’indépendance de la Tunisie, un grand patriote et surtout un visionnaire. Sa devise, sans cesse répétée, était la sincérité, sa parole et son dévouement au travail le prouvaient. Soucieux de la préservation du prestige de l’Etat, de sa souveraineté et de son indépendance, il a voué toute sa vie à la patrie. Béji Caïd Essebsi a «pacifié la Tunisie, évité l’affrontement généralisé et engagé inéluctablement [son] pays dans la voie de la démocratie inclusive»(18). Il était jusqu’au dernier jour de sa vie conscient de la fragilité du pays mais demeurait confiant. Il est mort, comme il l’a toujours souhaité, debout «tel un roseau qui plie mais ne rompt pas».(19)

R.B.A
Ancien ministre, Juge à la Cour africaine
des droits de l’homme et des peuples,
Professeur émérite à l’Université de Carthage

(1) Ahmed Néjib Chebbi, Ahmed Brahim, Taieb Baccouche, Elyès Jouini, Afif Chelbi, Mohamed Nouri Jouini, Mokhtar Jellali - pour ne citer que ceux-là.

(2) Relatant avec humilité cet épisode dans son ouvrage, Habib Bourguiba. Le bon grain de l’ivraie, Béji Caïd Essebsi écrit : « C’est dans ces conditions que j’ai fait la connaissance d’Ahmed Tlili. Détenu à la prison militaire pour une affaire où il risquait la peine capitale, il m’avait sollicité personnellement pour assurer sa défense. J’ai plaidé pour lui. Il a été acquitté. En fait, il était acquitté parce qu’il devait en être ainsi, mais il est vrai que j’en ai récolté l’aura. J’ai eu cette chance. Notre amitié depuis lors ne s’est jamais démentie ». Sud Edition Tunis 2009, pp : 36.

(3) Refaât Chaabouni, Abdelhamid Triki et Abdelaziz Rassaâ remplacent respectivement MM. Ahmed Brahim à l’enseignement supérieur, Mohamed Nouri Jouini à la planification et la coopération internationale et Afif Chelbi à l’industrie et la technologie. Abderrazek Zouari et Adel Gaaloul succèdent à Ahmed Néjib Chebbi et Sami Zaoui, le premier en tant que ministre du développement régional local et le second en tant que secrétaire d’Etat aux technologies et à la communication.

(4) Le 5 mai, Farhat Rajhi, dans une interview publiée sur Facebook, traite le Premier ministre de « menteur ». Il déclare que son gouvernement est manipulé par un ancien proche de Ben Ali et que le chef d’état-major des armées, le général Rachid Ammar, prépare un coup d’État au cas où le mouvement Ennahdha remporterait les élections. Le lendemain, face à la vague de réactions, notamment du gouvernement, il s’excuse en indiquant avoir été piégé, arguant « qu’il s’agissait d’hypothèses, d’interprétations et de simples opinions personnelles » et justifiant ses accusations par une « immaturité politique»12. Le 7 mai, le président par intérim met fin aux fonctions de Rajhi à la tête du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

(5) Idem, pp : 46.

(6) Béji Caïd Essebsi avec Arlette Chabot. Tunisie, la démocratie en terre d’Islam, Paris, Plon, 2016, pp : 38.

(7) Idem, pp : 46.

(8) Béji Caïd Essebsi, Lazhar Karoui Chebbi, Taïeb Baccouche, Abdelmajid Chaker, Lazhar Akremi, Mohsen Marzouk, Boujemaa Remili, Ridha Belhaj, Salma Elloumi Rekik, Wafa Makhlouf Sayadi, Samah Dammak, Anis Ghedira, Slim Chaker, Khemaïes Ksila, Ibrahim Kassas, Mouldi Zidi, Abdelaziz Kotti, Dhamir Manaï, Mohamed Ali Nasri, Fawzi Elloumi, Mahmoud Ben Romdhane, Mondher Belhaj Ali, Rafaâ Ben Achour, Hafedh Caïd Essebsi, Leila Hamrouni, Raouf Khamassi, Najoua Makhlouf, Noureddine Ben Ticha, Abdelaziz Mezoughi, Tahar Ben Hssine, Bochra Belhaj Hamida, Hédi Ghodbani, Abdelmajid Sahraoui, Mostapha Ben Ahmed, Amina Rekik, Amina Ben Kaddour, Olfa Ben Kaddour, Saïda Garach, Souha Ben Othman.

(9) Nida Tounes, Al Massar et Al Jomhouri ont signé, le 29 janvier, au siège du parti Nidaa, un document un accord sur la formation d’une alliance politique entre les trois partis.

(10 )Signée par 21 partis politiques dont deux de la coalition majoritaire, après de nombreuses difficultés et tergiversations le 5 octobre 2013, la feuille de route comportait les éléments essentiels suivants :

- La constitution d’un gouvernement « de compétences » présidé par une personnalité nationale indépendante et dont les membres s’engageraient à ne pas se présenter aux futures élections.
- La poursuite des réunions de l’Assemblée nationale constituante, la détermination de ses attributions et la fin de ses travaux.
- L’engagement de négociations en vue de choisir la personnalité nationale indépendante qui sera chargée de la constitution du gouvernement.
- L’accord sur une feuille de route relative à l’achèvement du processus transitoire et la fixation d’un calendrier pour les élections présidentielles et législatives. L’ensemble ferait l’objet d’une loi adoptée par l’Assemblée nationale constituante au cours d’une séance spéciale qui modifierait et compléterait l’organisation provisoire des pouvoirs publics.
- L’Assemblée disposerait d’un délai de quatre semaines au maximum pour achever la constitution de l’Instance supérieure indépendante pour les élections et la nomination de ses membres, l’adoption de la loi électorale, la fixation de la date des élections, l’adoption de la constitution avec l’assistance d’un comité d’experts.

(11 )Le 26 janvier 2014.

(12 )Le 27 janvier 2014.

(13 )Le 29 janvier 2014.
(14 )Le 26 octobre 2014.

(15 )Les 23 novembre et 21 décembre 2014.

(16 ) JORT du 31 mars 2015

(17 ) Commission chargée le 25 novembre 2015, par le Président d’honneur de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, de résoudre la crise du parti. Présidée par Youssef Chahed, la Commission est composée de : Boujemaa Remili, Abdennaceur Chouikh, Samah Dammak, Laroussi Mizouri, Aziza Htira, Mohamed Ben Souf, Houda Tekaya, Ridha Charfeddine, Ahmed Habassi, Hsouna Nasfi, Abderaouf Cherif et Hassan El Omri.

(18) Béji Caïd Essebsi avec Arlette Chabot déjà cité, pp : 212.

(19) Jean de La Fontaine, Fables, « Le Chêne et le roseau »

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