Kamel Akrout: Tunisie, l’heure est grave
Par Contre-Amiral (r) Kamel Akrout
Un bilan catastrophique
Notre pays vit un des moments les plus dangereux de son histoire, aussi dangereux que celui qui a entrainé des guerres civiles et le chaos dans d’autres pays.
Depuis dix ans, notre pays fait face à une instabilité gouvernementale qui a grippé les rouages de l’économie, affaibli l’Etat, balkanisé les pouvoirs.
L’autorité de l’Etat a purement et simplement disparu, y compris dans les plus régaliens des lieux du pouvoir. Le spectacle du parlement est indigne d’un peuple qui voit les subsides du pays payerchèrement une classe politique pour qu’elle se livre à de telles manœuvres pendant que la Tunisie s’enfonce dans la pire crise depuis plus d’un siècle.
En dix ans notre classe moyenne a été laminée, la part de nos concitoyens en dessous du seuil pauvreté a dangereusement augmenté. Depuis dix ans, beaucoup de nos concitoyens ont été poussés à un exil au péril de leurs vies, certains ont été enrôlés dans les réseaux du terrorisme international. Des régions sont en quasi-sécession, l’informel et la contrebande ont miné les bases de l’Etat de l’économie et du lien social.
Notre pays connait aujourd’hui un taux d’endettement jamais égalé dans son histoire qui nous rappelle les sombres moments qui ont imposé la « Commission » et le protectorat.
Nous assistons à la quasi disparition de notre économie, à la faillite de nos entreprises nationales jadis fleurons de notre économie. Une faillite qui atteint des quasi-monopoles d’Etat ce qui constitue une exception mondiale en matière de mauvaise gestion.
Notre dépendance vis-à-vis de certains pays étrangers menace simplement notre sécurité nationale et notre souveraineté. Cette dépendance a connu une évolution exponentielle, dramatique pour l’avenir du pays, elle confine souvent à la mendicité et achève par écorner l’image du pays.
Nous assistons au délitement de l’école, de l’université de l’hôpital public. Bref, de l’ensemble des services publics. La sécurité des biens et des personnes n’est plus garantie. La criminalité a atteint des niveaux jamais connus depuis la fin du XIXe siècle.
A notre frontière sud une guerre majeure risque de s’étendre entrainant des incidences fortement dommageables pour notre pays. Notre diplomatie jadis respectée, notre ligne jadis stable est aujourd’hui erratique, illisible, voire parfois contradictoire parasitée par les voix multiples qui croient parler au nom du pays sans titre ni délégation.
Face à ces périls, les gouvernements successifs, la classe politique dans son ensemble ont faillit.
Pendant dix ans, à aucun moment ils n’ont été en capacité de présenter la moindre politique publique qui soit créatrice d’un choc positif pour le pays et pour nos concitoyens. Toutes les politiques mises en œuvre ont échoué. Les indicateurs économiques le prouvaient déjà avant la crise de la Covid-19. Celle-ci a mis à nu toutes les carences du pays et révélé des failles qui peuvent devenir fatales.
Quant à l’origine du mal qui ronge notre pays
Le régime politique qui s’instaure en 2011, solidifié en 2014 par la constitution de la Deuxième République est à la source des malheurs du pays. Ce système est dispendieux, inefficace, construit par mimétisme de systèmes étrangers, son architecture a été tracée pour complaire à quelques partis et surtout taillé sur mesure pour le parti arrivé en tête lors des élections de 2011. Ce système a consacré la balkanisation de l’Etat comme forme de partage d’une prébende. La magistrature des partis politiques a envoyé le pays dans une malheureuse compétition pour les fruits du pouvoir. Aucune institution, aucun service n’a pu résister au partage de la dépouille.
Les différents gouvernements n’ont pas été en capacité d’imaginer, ni de mettre en œuvre un nouveau modèle de gouvernance. Occupés tous à vouloir durer le plus longtemps possible, ils ont perdu de vue les impératifs et les enjeux des modernisations successives. Des secteurs entiers ont été maintenus dans leurs modèles originaux alors qu’ils étaient déjà obsolètes. A l’absence d’une stratégie générale économique, diplomatique, de développement s’est ajouté l’affaissement de l’administration minée par les multiples instabilités, les recrutements massifs et l’absence de moyens.
Depuis dix ans, l’Etat n’a plus les moyens, n’a plus la vision, ni les capacités pour juguler les crises auxquelles le pays fait face. Une perte de contrôle sur le territoire, sur les frontières, l’incapacité à faire face à ses obligations de puissance publique sont devenus des risques à forte probabilité si un autre virage n’est pas pris.
La Tunisie, comme nombre de pays abordera la crise induite par la Covid-19 avec de lourdes faiblesses, avec un endettement abyssal, avec un système administratif obsolète et un système politique d’un autre siècle. Le choc sera très certainement très rude. Les prévisions du FMI, de la Banque Mondiale, mais aussi ceux du gouvernement sortant le prouvent.
Un autre chemin est nécessaire en urgence
Sans l’abrogation du système issu de la constitution de 2014 rien ne sera possible. La Tunisie doit être gouvernée autrement.
Mais entre cette nécessaire abrogation et la mise en œuvre d’une nouvelle constitution et d’un nouveau système institutionnel, il y aura une période transitoire qu’il faudra mettre à profit pour redresser l’Etat, reconstruire l’administration, reconquérir la sécurité au quotidien, reconquérir les frontières, réinstaurer la sécurité économique du pays, redresser les entreprises publiques, réformer nombre de secteurs aujourd’hui au bord d’une inéluctable faillite si rien n’est fait.
Cette période transitoire doit être une mandature unique, celle d’un gouvernement de redressement du pays, d’évaluation, de mise en œuvre des systèmes de contrôle, d’assainissement. Une équipe dévouée au redressement du pays qui ne peut en aucun cas participer à la rédaction de la constitution de la Troisième République. Celle-ci sera l’œuvre d’une commission d’éminents constitutionnalistes (le pays n’en manque pas), ils rédigeront le nouveau texte conformément à un mandat et conformément à un cahier de charges qui garantira un certain nombre de principes. Une constitution qui sera soumise à référendum et qui aura la lourde charge de corriger les errances des dix dernières années.
La Tunisie se doit de se redresser, de se réinventer, elle l’a prouvé par le passé. Rien ne serait pire que de répéter les erreurs du passé en feignant de croire qu’elles pourraient produire un effet bénéfique.
La Tunisie se doit de cesser d’être un laboratoire pour des incompétences, elle doit reconstruire un Etat moderne juste, en capacité d’appliquer la loi sur tous, d’assurer la sécurité et la prospérité de ses citoyens et de donner de l’espoir à ses jeunes.
Contre-Amiral (r) Kamel Akrout
Ancien conseiller principal à la sécurité nationale auprès du Président de la République
et fondateur du Think Tank IPASSS (Institute for Prospective and Strategic and Security Studies).