Hubert Védrine: Le Président Mitterrand était sensible à la finesse, à la culture et à l’ouverture d’esprit de Chedli Klibi
Par Hubert Védrine. Ancien secrétaire général de l’Elysée et ministre des Affaires étrangères - Chedli Klibi est devenu Secrétaire général de la Ligue arabe en 1979. Après que le monde arabe en avait exclu l’Égypte en raison des accords de Camp David. Et il l’est resté jusqu’en 1990 lorsque les membres de la Ligue se sont divisés sur la guerre du Golfe, ce qui l’a amené à démissionner. Il a donc connu et rencontré plusieurs fois le Président Mitterrand entre 1981 et 1990, c’est-à-dire pendant neuf ans. Ce furent des années marquées par des évènements considérables en Méditerranée, au Proche et au Moyen-Orient, comme la guerre Irak/Iran, la guerre civile libanaise avec ses multiples rebondissements, les changements de dirigeants et de lignes politiques dans plusieurs pays arabes et en Israël. Et aussi, bien sûr, la politique étrangère de la France telle qu’elle avait été redéfinie par François Mitterrand dès 1981 avec Claude Cheysson, puis à partir de 1985 avec Roland Dumas.
L’élément majeur en ce qui concerne la politique française au Proche-Orient avait été la prise de position courageuse de François Mitterrand dans son discours à la Knesset en mars 1982. Il y avait réaffirmé le droit à l’existence et à la sécurité d’Israël, mais il avait aussi évoqué la possibilité d’un État palestinien, perspective contre laquelle s’était aussitôt dressé Menahem Begin, l’homme qui avait unifié toutes les droites israéliennes. François Mitterrand avait été le premier chef d’État occidental à le dire, n’ayant été précédé en cela que par le chancelier autrichien Bruno Kreiski qui l’y avait vivement encouragé. Les dirigeants arabes, notamment les dirigeants réalistes et modérés, avaient été d’autant plus impressionnés par le discours de François Mitterrand que ce n’était pas du tout les positions traditionnelles des socialistes et des socio-démocrates européens.
Tout cela souligne à quel point les relations entre le Président Mitterrand et Chedli Klibi se sont passées dans un contexte intense, et que j’en ai un souvenir remarquable. De la part du Secrétaire général, je me rappelle sa déférence envers le président français, ce qui d’une certaine façon était normal, mais allait bien au-delà de la courtoisie diplomatique. Bien sûr, il y avait l’autorité de l’homme, son parcours exceptionnel, la façon dont il avait sa propre synthèse de l’héritage diplomatique de la Ve République et de ses propres orientations, mais aussi sa culture, son courage, qui se traduira notamment par l’invitation à Yasser Arafat de venir en France en 1989. Cette initiative audacieuse amènera le leader palestinien à déclarer à Paris que la Charte de l’OLP était «caduque», mais fut violemment controversé en France. Tout cela faisait de la France et de son Président, pour le Secrétaire général de la Ligue arabe, un interlocuteur encore plus important que d’habitude.
Du côté du Président français, je crois pouvoir dire qu’il était sensible à la finesse, à la culture et à l’ouverture d’esprit de l’homme qui avait été dans sa jeunesse étudiant à la Sorbonne, créateur du ministère tunisien de la Culture sous Bourguiba et qui, dans sa fonction, présentait les points de vue arabes, pas toujours faciles à concilier, d’une façon honnête et intelligente, sans fermer aucune porte diplomatique et sans jamais se comporter en boutefeu.
J’ajouterai que le Président Mitterrand appréciait chez Chedli Klibi le Tunisien. Tout le monde connaît, pour la France, l’importance de sa relation avec l’Algérie comme avec le Maroc, et de celle qui s’était développée avec l’Égypte de Sadate, puis de Moubarak. Pour le Président français, un Tunisien, et Chedli Klibi en particulier, ne pouvait qu’apporter un supplément de subtilité dans le dialogue entre le monde arabe et l’Europe, et le monde arabe et la France, très précieux dans un contexte qui était souvent délicat. Monsieur Klibi a très bien parlé de cette époque et de ces questions dans son livre «Orient-Occident, la paix violente» rédigé avec Geneviève Moll§, publié en 1999. Je voudrais enfin citer ce que Georges Suffert a écrit sur Chedli Klibi : «Il était le visage sage d’un autre Islam, dont chacun souhaite qu’il réapparaisse après le temps de la violence et de la cruauté». On ne saurait mieux dire.
Hubert Védrine
Ancien secrétaire général de l’Elysée
et ministre des Affaires étrangère
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