Ali Boukhris, le père du Groupe chimique tunisien, est décédé
Dans sa ville natale de Bekalta au cœur du Sahel tunisien, où il s’était retiré ces dernières années, Ali Boukhris, 87 ans, ingénieur de l’École nationale supérieure des Mines de Paris, s’est éteint jeudi 11 juin, en douceur. Avec lui disparaît le père fondateur du Groupe chimique tunisien (GCT), un illustre PDG de la Compagnie des Phosphates de Gafsa, l’architecte du renouveau du secteur phosphatier, et le visionnaire des industries chimiques. Plus encore, Ali Boukhris était devenu le financier spécialisé dans le montage des financements appropriés des grands projets industriels publics et ceux du secteur privé en Tunisie, bénéficiant du soutien de la Banque tuniso-koweitienne de Développement, (BTKD). Cette précieuse double expertise sera mise au profit des pays arabes, lorsque le président du Fonds arabe pour le développement économique et social (FADES), Abdellatif al Hamad, l’appellera à ses côtés à Koweït en qualité de conseiller spécial principal (1988 – 2006).
Ses obsèques auront lieu ce vendredi à 14 heures au cimetière de Bekalta.
Parcours d’un homme de valeurs et d’abnégation.
Grand de taille, d’âme, d’esprit et de cœur, Ali Boukhris, féru de mathématiques et doté d’une rare capacité de synthèse, s’était toujours élevé très haut au-dessus de l’insignifiant, pour ne considérer que l’essentiel, le stratégique, la longue vision. De son père Chedli, une grande figure emblématique de Bekalta et du Sahel, il avait hérité comme ses frères et sœurs (feu Dr Mohamed, Mehdi, Souad Ben Ayed…), les valeurs de l’acquisition du savoir, et de l’observance rigoureuse de la rectitude et de l’abnégation. La tête pleine et bien faite, droit et adroit, la générosité chevillée au corps, Ali Boukhris n’a été, toute sa vie durant, que dans le dévouement à l’exaltante tâche de bâtir d’abord pour son pays, puis de participer au rayonnement de sa chère Tunisie.
Son bac en maths, décroché brillamment à 18 ans en 1952, le prédestinait tout naturellement aux grandes écoles d’ingénieurs en France. Prépa, concours, et le voilà admis à l’École nationale supérieure des Mines de Paris. Louis XIV, qui a créé cette « institution », il y a 237 ans, en 1783, l’avait chargée de « former des directeurs intelligents pour les mines du Royaume de France » ; son périmètre s’élargira au monde entier. Parcours en flèche, couronné par le prestigieux diplôme d’ingénieur des Mines, obtenu en 1960. A l’aube de l’indépendance, Bourguiba suivait à la loupe ces jeunes talents, en cours de formation dans les grandes écoles et meilleures universités françaises. Impatient de nature, le Zaïm attendant de toute son ardeur leur réussite universitaire, pour les incorporer de suite dans les points névralgiques des rouages de l’État et de l’économie. La relève des Français repartis et surtout le dessin de nouveaux horizons ne pouvaient attendre. Ali Boukhris fera alors partie de cette première génération de grands ingénieurs qui, loin de la politique, seront les compagnons du Combattant suprême, chargés de réaliser sa vision pour le développement et le « lendemain meilleur ».
Au fond du ‘’Damous’’, la véritable école des mines
Du Boulevard Saint-Michel au cœur du Quartier Latin, aux galeries des mines de Metlaoui, Redeyef, Mdhilla et autre Moularès (Om Larayes), Ali Boukhris n’hésitera pas à plonger. A 27 ans seulement, il s’y investira de toute ses énergies, commençant par descendre avec les mineurs dans les entrailles de la terre, vivre avec eux leur dure condition, sentir le phosphate, l’extraire. Tenue de mineur, lampe en main ou vissée sur son casque, il avance sans s’arrêter, ne souciant que de protéger ses co-équipiers, de les stimuler et de créer ensemble de la richesse. Il le fallait bien, a-t-il toujours cru, pour enrichir la terre d’engrais et les caisses de l’État du produit de leur vente locale et à l’export. Même mental et même ‘’habitus’’ chers à Bourdieu, lorsque costume cravate, au bureau, la doxa d’Ali Boukhris sera identique : de la nature, extraire et valoriser, les gisements de richesses.
D’une technique de base restée à son origine centenaire, et d’un process limité à l’extraction et une valorisation limitée à la granulation et l’acide phosphorique, Ali Boukhris et ses co-équipiers devaient s’ingénier à tout développer. Exporter de la matière première brut ne pouvait générer tout le profit que la Tunisie peut pleinement tirer de ce don généreux de la nature. Tout une industrie chimique était à imaginer, concevoir, implanter, tout un écosystème à créer et faire prospérer. Autour de lui, de jeunes ingénieurs, soigneusement sélectionnés, se mettront à rêver, à innover, à réaliser. Béchir Ouni et Moncef Sellami, seront avec d'autres pépites les fers de lance d'une nouvelle génération exceptionnelle. Pour doper les énergies, débrider les élans, et faire éclore les talents, Ali Boukhris n’avait pas de pair dans le secteur phosphatier, et même ailleurs.
Mieux de process, plus de procédés, moins de procédures
Nommé directeur général de la Compagnie des Phosphates de Gafsa (1968, puis promu, un an plus tard, PDG, en 1969), il devait porter sur les épaules un grand projet mobilisateur et rentable. La longueur d’avance à creuser avec les compétiteurs était d’abord dans une grande vision d’ensemble, qui sera réalisée par une architecture industrielle et un process performant. Mais aussi et surtout, par des procédés inédits et exclusifs, véritables secrets industriels, fruits d’un effort soutenu de recherche-développement (R&D). Les brevets vont se multiplier. La toute-puissance de la Compagnie des Phosphates reposera désormais en bonne partie sur son capital de R&D. Les brevets figureront en trésor de ses actifs.
L’arrivée, début 1970, de Hédi Nouira à la tête du Gouvernement, avec à ses côtés les Mansour Moalla, Azzouz Lasram, Lassaad Ben Osmane, Tijani Chelli, Chedly Ayari, Mohamed Ghenima et autres grosses pointures, inaugure une décennie de grands projets développés en turbo. Ali Boukris s’y lance : redéploiement de la SIAPE (Sfax, 1970), développement des Industries Chimiques Maghrébines (à Gabès), création de la Société arabe des engrais phosphatés et azotés (SAEPA, Gabès,1975), les Engrais de Gabès (1973), les Engrais chimiques de Gafsa (1981). Dans la foulée, le Groupe chimique ira développer des partenariats industriels triangulaires avec l’Etat du Koweït en Turquie, puis en Chine. Des usines ultramodernes y seront implantées et gérées par des ingénieurs tunisiens. Une véritable saga commence.
Pas facile de gagner la confiance de Habib Bourguiba et de Hédi Nouira
A grande industrie, haute ingénierie technologique, mais aussi financière. Si Ali est devenu imbattable dans les process technologiques innovants, il devait s’exercer aux finances pour réussir des montages optimisés et gagnants. Cela ne tardera pas beaucoup pour lui réussir. Le grand matheux, l’ingénieur ingénieux, se révèlera un grand financier, certifié par Hédi Nouira, maître absolu en l’art. Son grand diplôme, il l’aura des mains mêmes du président Bourguiba qui le fera el 3 août 1977 chevalier dans l’Ordre de la République, puis sous la signature de Nouira qui le fera nommer le 21 octobre 1979, membre du conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie.
Le duo bénéfique Boukhris-Ennouri
Désormais reconnu aussi pour ses compétences financières, Ali Boukhris est mandaté parmi les fondateurs en 1980 de la création de la Banque tuniso-koweitienne de Développement (BTKD, aujourd’hui BTK). Il faut dire que des atomes crochus personnelles seront à l’origine d’une grande amitié et d’un bénéfique partenariat. Abdelbaki Ennouri, un jeune député koweitien, financier de formation, diplômé de grandes universités américaines et britanniques, se distinguera à la tête d’une série d’entreprises koweitiennes publiques et privées, notamment celles spécialisées dans la valorisation des produits dérivés du pétrole et, partant, les industries chimiques. Président de la compagnie des industries pétrolières (PIC), en plus d’une compagnie de transport maritime (tankers), de la cimenterie, des industries de détergents, il développera également un fond d’investissement. Son chemin croisera alors celui de Ali Boukhris, en Tunisie. Le courant passera vite. Comme lui, Abdelbaki Ennouri est issu d’une famille de grands mécènes de l’enseignement, dédiée à la connaissance et au savoir. Comme lui, il avait réussi de brillantes études supérieures en Occident. Comme lui, il s’est épris des engrais chimiques et fertilisants. Rapidement Ennouri sera élu président de l’Union arabe des producteurs d’engrais chimiques, puis de l’Union internationale, prenant une stature mondiale.
Autant de convictions, de passions et de valeurs uniront alors Abdelbaki Ennouri à Ali Boukhris, dans un partenariat de grande confiance. L’amitié, nourrie d’estime, génère emplois, réussites et des dividendes. On crée la BTKD ? Ennouri est à l’appui auprès de l’Emir, des ministres et des députés. Le Groupe chimique veut lancer de nouvelles unités en Tunisie ou se déployer en Turquie ou en Chine ? Ennouri est partant, d’avance, acceptant de financer mais aussi de siéger personnellement aux conseils d’administration…
Comme dans toute saga, l’ascension fulgurante de Ali Boukhris à la tête du secteur phosphatier, avec de grands succès, encouragée et saluée par Bourguiba et Hédi Nouira, ne plaît pas à certains esprits mesquins, jaloux et voraces. Dans sa grandeur d’esprit et d’âme, moulé dans son intégrité et drapé de sa dignité, Ali Boukhris n’y oppose qu’un dédain méprisant. De toute façon, il était convaincu qu’après près de 30 ans de service intensif, il fallait bien passer le témoin et laisser des jeunes assurer la relève. Sur la pointe des pieds, répugnant toute empoignade tant espérée par ses insolents contempteurs à visages masqués, il se retire, la conscience tranquille, avec le sentiment de quelqu’un qui a apporté son écot en toute modestie à la construction de la Tunisie nouvelle.
L’appel des pays arabes
Aspirant légitimement à une douce retraite en compagnie de la grande passion de sa vie, son épouse égérie, Dr Nerva et de leurs deux filles, Alia et Semia, il avait préparé un plan de bonheur entre Tunis et Bekalta, avec de courtes escapades en France. Les amitiés koweitiennes viendront alors changer ses plans. Abdellatif al Hamad qui avait connu Ali Boukhris à l’œuvre en Tunisie et apprécié ses compétences, ne pouvait laisser cet oiseau rare lui filer entre les doigts. Il ne pouvait en effet concevoir que pareille pointure en plein âge d’or, aller pantoufler à la retraite. Après avoir grandement servi sa Tunisie, d’autres pays arabes en ont grand besoin pour leur développement. Partir s’installer au Koweït, n’était pas une ambition pour Ali Boukhris. Abdellatif al Hamad devait user de toute sa force de persuasion pour plaider la noblesse d’une mission : aider des pays frères à voir juste, faire de bons choix, ne pas se tromper de technologie, ni dilapider du temps et de l’argent, bref réussir des projets d’avenir. Ne cherchant rien de personnel à gagner, la grande satisfaction de pouvoir se rendre utile a, alors été son grand moteur. En turbo.
Au siège ultra-moderne du Fades, en plein cœur de Koweït, Ali Boukhris était alors accueilli avec beaucoup d’égards et de considération. Sa modestie naturelle, son sourire éternel, et son sens inné de l’amitié feront alors affluer dans son bureau à la porte toujours ouverte, les experts comme les simples fonctionnaires, du Fonds, issus de tous les pays arabes. Devenu incontournable, on le consultait sur tous les dossiers, s’enrichissait de sa vaste expérience, bénéficiait de son carnet d’adresse bien garni. Avec Abdelhay Chouikha, Mustapha Elkadhi, Mohamed Kacem et autres Tunisiens très respectés dans ce pays d'accueil, il donner la meilleure image des élites tunisiennes.
Le Koweït dans le cœur
Mais, ce n’est pas seulement au Fades que Si Ali bénéficiait de tant d’attention et de respect. Partout aussi parmi les experts internationaux, dans les cercles diplomatiques, auprès des familles koweitiennes, comme au sein de la communauté tunisienne. Le couple Boukhris synonyme d’élégance, de raffinement, de discrétion, de générosité et d’amitié sincère, est devenu l’ami de tous, convié par tous. Lorsque l’invasion du Koweït, par les troupes de Saddam Hussein, le 2 août 1990, en pleine canicule et siroco, surprendra le monde entier, si Ali était en vacances avec sa famille. Profondément affecté par ce désastre soudainement abattu sur un pays qu’il a pris en amitié et un peuple en affection, il en était à la fois indigné de cette violation, et compatissant avec les koweitiens. Le FADES s’est temporairement délocalisé hors du pays et les équipes maintenues pour la plupart en travail à distance.
Abdellatif al Hamad, attentionné et attentif, était resté en contact permanent avec Si Ali, sollicitant ses analyses et conseils. A la première occasion rendue possible à la fin de l’année, et non sans réel courage, Ali Boukhris se décidera à retourner à Koweït. Il tenait à témoigner ainsi de sa solidarité avec ceux qui y était restés sous l’invasion irakienne. Fidèle en amitié, sincère dans son indignation face à l’oppression, nourri de nobles valeurs, il ne pouvait ne pas y aller, répétait-il aux siens qui tentaient de l’en dissuader. Ni le long chemin guère sécurisé à parcourir, en aller-retour, en voiture de la Jordanie au Koweït, en traversant un Irak ivre de son incursion et pris d’assaut de réfugiés, ni les conditions rugueuses et incertaines de séjour au Koweït ne pouvaient l’en dissuader. Ali Boukhris en avait fait un point d’honneur.
Le grand bonheur à Bekalta
A la libération du Koweït, le 24 février 1991, il répondra à l’appel pressant d’Abdellatif al Hamad pour s’y installer de nouveau, ne serait-ce que pour quelques mois. Il finira par y rester 15 ans, jusqu’en 2006. Au total, Si Ali aura affiché 18 ans de Koweït au compteur… alors qu’il ne rêvait que d’aller retrouver la maison familiale de Bekalta, royaume de son enfance. Il finira par s’y échapper, à son grand bonheur, savourant les délices d’un temps suspendu loin du tintamarre de séismes politiques, financiers et maintenant pandémiques successifs.
Taoufik Habaieb