Nadia Chaabane: Arrêtez ces attitudes méprisantes vis-à-vis des TRE
Par Nadia Chaabane - Vache à lait, portefeuille sur pattes, personnes à déplumer, racket, citoyen de seconde zone, ce n’est qu’un échantillon des termes utilisés par les tunisiens résidents à l’étranger qui contestent aujourd’hui les augmentations de tarifs de chancellerie.
Jusque-là, ces mêmes tunisiens payaient plus cher et ne s’en plaignaient par réellement, la copie conforme qui est à 500 millimes en Tunisie leur revenait à 4 euro, 12 fois plus cher. Ils s’en accommodaient. Lorsqu’on sait l’engouement de l’administration tunisienne pour les copies légalisées, on peut imaginer les sommes que cela peut représenter pour certaines démarches, … Cette même copie conforme qui était 12 fois plus chère qu’en Tunisie, est passée désormais à 68 fois plus chère puisque dans la nouvelle tarification elle passe à 11euro, autour de 34 dinars. Ce n’est plus dans le domaine du raisonnable ou de l’explicable, cela s’apparente plus à de l’extorsion.
Cette contestation prend de plus en plus de l’ampleur, plusieurs actions ont été engagées par des associations, des collectifs citoyens... : plusieurs rassemblements ont eu lieu devant des consulats, des pétitions de tunisiens en France et en Italie, plusieurs communiqués d’associations et de partis politiques, une demande en annulation déposée au tribunal administratif par des associations, plusieurs articles et tribunes dans la presse, plusieurs prise de position, publiques, d’acteurs politiques et associatifs connus …
Au bout de quelques semaines de silence assourdissant, le gouvernement, finit par sortir de son mutisme. Le Ministre des affaires étrangères est envoyé au « bûcher » avec pour mission de faire passer la «pilule».
Une émission sur mesure, mais à une heure tardive, lui est proposée pour parler de rapatriements de Tunisiens des quatre coins du monde pendant cette crise du Covid 19. L’émission ne concernait pas directement les augmentations, ni les TRE, mais le ministre plante le décor, «le pays en difficulté et malgré ça il a fait des efforts, par ailleurs louables», pour rapatrier ses ressortissants y compris un couple coincé en Thaïlande, là où il n’y a même pas de service consulaire. Tous ces préalables pour introduire les augmentations comme conséquences des dépenses engagées par l’Etat. Il sème délibérément la confusion entre ce qui est fait pour les Tunisiens à l’intérieur et à l’étranger alors que les augmentations ne concernent que les TRE et qu’elles ont été décidées bien avant cette crise.
Lorsqu’arrive la question des Tunisiens résidents à l’étranger, et plus précisément celle des augmentations qui ont soulevé un tollé parmi la diaspora, il commence, curieusement, par faire le constat que l’Etat Tunisien n’avait pas de vision, ni de stratégie et encore moins de moyens mais fournit beaucoup de services aux Tunisiens résidents à l’étranger y compris rapatrier gratuitement les dépouilles de celles et ceux décédés à l’étranger, mesure qui date, au passage, de l’époque de Bourguiba. Par la suite il affirme que les TRE, comme tous les tunisiens ont des droits mais qu’ils ont aussi des devoirs. Les augmentations s’inscrivant donc dans ces fameux devoirs qu’on se doit de remplir.
Ainsi justifiées, les augmentations ne peuvent paraître que normales pour le Tunisien moyen « maaqool / معقول ». Sauf que notre cher ministre fait volontairement l’impasse sur un volet de taille, celui de la contribution des TRE à l’économie du pays.
Cette contribution s’élève selon l’OTE à 5 % du PIB et 20% de l’épargne nationale et selon une étude du FMI de 2015, elle se situe autour de 12% du BIP en comptant les transferts en nature : équipements durables et biens à hautes intensités technologique, …
Concrètement si l’on prend les chiffres avancés par le gouvernement lui-même pour 2018 par exemple ; deux milliards de dollars US de transfert, c’est comme si chaque tunisien résidant en Tunisie recevait 500 dinars de plus.
A cela s’ajoute leur participation à la croissance du pays par les transferts en nature, la création d’emploi directs et indirects, et les dépenses lorsqu’ils rentrent en vacances. La dépense moyenne d’un TRE pour ce fameux voyage d’été, vécu un peu comme un pèlerinage, s’élève à 1600 euro.
Au vu de ces éléments, à priori, l’apport des TRE est au-delà du significatif pour le développement de la Tunisie et l’amélioration des conditions de vie des centaines de milliers de familles qui bénéficient de cette entraide familiale transnationale.
Ce que l’Etat tunisien investit en services pour ses ressortissants résidents à l’étranger est d’abord de son devoir et fait partie de ses obligations vis-à-vis de ses nationaux. Il participe ensuite du maintien de ces liens et des solidarités familiales au-delà des frontières car vitales pour le pays.
Que l’on ne s’y trompe pas et qu’on n’essaie pas de tromper l’opinion, ces dernières années les TRE ont fait encore plus d’effort conscient des difficultés par lesquelles passe notre pays:
Les flux ont augmenté et beaucoup se sont investis à restaurer des écoles, construire des salles, équiper des écoliers, envoyer du matériel médical, des ordinateurs, des fauteuils roulants, ….
Dans ces conditions, procéder à une augmentation de plus de 300% pour les tarifs consulaires est un drôle de manière de les remercier. C’est même indécent et qualifier cela de symbolique l’est encore plus.
Une copie conforme proposée à un tarif 68 fois plus élevé qu’en Tunisie ne peut relever de la contribution symbolique ni pour les familles nombreuses ni pour le retraité qui touche 800 euros de retraite, quand on sait la quantité de copies conformes nécessaires pour certaines démarches.
De plus, cette augmentation semble avoir été faite « à la louche » et crée des disparités les TRE en fonction de leur pays de résidence.
Pour le passeport par exemple, celui du Canada aurait à régler l’équivalent de 183dt pour son passeport et 23dt pour sa copie conforme alors qu’en Grèce ou en Italie il aurait à régler l’équivalent 278dt et 34dt. Visiblement les paramètres de calcul utilisés échappent à toute logique et donnent l’impression d’être plutôt arbitraires
Le ministre des affaires étrangère nous dit textuellement « vous avez des droits mais aussi des devoirs ». Soit, mais il semblerait que l’on n’ait pas les mêmes devoirs puisqu’à comparer ; certains ont des devoirs financiers plus lourds que d’autres.
Ce n’est justifié ni par les services proposés, ni par le taux de change ou par le niveau de vie. Des pays où il n’y a quasiment pas de services consulaires sont soumis au même tarif que les pays où il y en a le plus.
Sur fond d’absence de stratégie, et de projet politique par rapport au TRE, de l’aveu même du ministre pendant l’interview, le nouveau gouvernement a donc décidé de s’atteler à la tâche, d’y réfléchir et de prendre une première mesure hautement symbolique.
Non seulement il décide d’augmenter les frais de chancellerie mais laisse suggérer que nous serions de mauvais citoyens puisqu’on revendiquerait des droits sans vouloir nous soumettre à des devoirs.
Cette « accusation » sous entendue dans le discours du ministre, ne fait qu’accroître les malentendus qui existent déjà entre les Tunisiens vivants des deux côtés de la méditerranée et alimentés les préjugés à l’encontre des TRE.
Trois semaines après cette augmentation jamais annoncée officiellement et découverte par hasard 3 jours avant le début de son application, une seconde décision annoncée deux jours avant sa mise en application concerne le paiement d’au moins une semaine de confinement obligatoire, dans un hôtel par les TRE qui rentreraient en Tunisie à partir du 5 juin.
Beaucoup de Tunisiens résidents à l’étranger disposent cependant d’un logement en Tunisie et pourraient s’autoconfiner chez eux, il suffirait d’un système de contrôle et de sanction dissuasif. Non, ça n’a pas été le choix du gouvernement. Une décision annoncée la veille de son entrée en vigueur contraint désormais les personnes concernées à un confinement qu’elles devront régler par avance dans des hôtels dédiés à des tarifs qualifiés par le gouvernement de symboliques là aussi.
Quelles que soient les raisons « sanitaires » invoquées, le gouvernement qui a mis en place cette mesure ne peut avoir réfléchi à son impact pour de nombreux concernés. Parmi eux, il y a des retraités dont une partie n'a pas vraiment accès à un ordinateur et qui peut avoir des difficultés pour comprendre ce qu'on lui demande ; des étudiants qui pour une partie ont vécu cette crise du Covid grâce aux réseaux d'entraide car ils ont perdu leurs petits boulots et se sont retrouvés en grande difficulté financière. Beaucoup ont aussi perdu leur job d'été, leur stage et le seul choix qui leur restait était de rentrer en Tunisie en attendant la rentrée prochaine avec l'angoisse de refaire l'année...
En nous pointant comme défaillants et en occultant les sacrifices de centaines de milliers de familles qui se privent pour venir en aide aux leurs restées aux pays, des familles qui passent l’année à économiser le prix de la traversée de la méditerranée, le ministre confirme si besoin était qu’il ne comprenait rien à la réalité de la diaspora tunisienne.
Il a offensé des tunisiennes et des tunisiens, qui sont tous les jours un peu plus nombreux à s’investir dans des associations d’entraide et qui ne cessent de collecter des fonds pour restaurer des écoles, faire connaitre des artistes, soigner un enfant, parrainer des écoliers à chaque rentrée scolaires, pour collecter des ordinateurs, du matériel médical, pour envoyer des médicaments à ceux qui sont privés de leur traitement en raison des pénuries que connait de plus en plus la Tunisie…
Suite à ces annonces et décisions arbitraires, des appels à boycott qui se démultiplient sur les réseaux sociaux. Un hashtag s’est imposé dans la communauté tunisienne à l’étranger « manich-mrawah » aussi bien en France qu’en Italie.
Je n’approuve pas particulièrement ce type d’appels même si je comprends la réaction de leurs auteurs. Même sous Ben Ali, je n’étais pas favorable aux appels de boycotter le pays car ce sont en effet, des attitudes ou des réactions qui pénalisent le pays et non le gouvernement.
Les gouvernements s’en vont mais le pays reste et ce qui m’importe le plus c’est ce pays dont vous avez la responsabilité pour un certain temps.
Ces décisions pointent surtout l’étendue de votre méconnaissance des symboles et ce qu’ils véhiculent. Se voir appliquer un traitement différencié et inégalitaire ne peut être accepté par une communauté négligée avant 2011 et malmenée depuis par une partie de la classe politique, par des journalistes, des élus….
Entre ceux qui nous accusent de traitrise pour les binationaux, ceux qui reprochent à nos enfants (de 2 et 3e générations) de ne pas être véritablement Tunisiens car ne maitrisant pas toujours l’arabe ou parce qu’ils ont opté pour un mode de vie plus proche de celui des pays d’accueil et ceux qui nous accusent de coûter cher pour l’organisation des élections ; le discours trop souvent entendu n’est guère valorisant. L’attitude des gouvernants plutôt silencieuse jusque-là avec un maintien des mêmes politiques publiques qui ont pourtant échoué témoigne d’une méconnaissance profonde de l’immigration et l’histoire des tunisiens en Europe.
Vous ne savez rien, ne percevez rien des changements qui sont en train de s’opérer dans la communauté. Vous continuez à penser que nous finirons par accepter car n’ayant pas d’autres choix et vous risquez de vous tromper lourdement.
La première génération, celles qui a encore un parent en vie en Tunisie, celle qui a des intérêts immédiats, des terres, des biens, acceptera peut-être en dépit de toutes les incompétences, la corruption ambiantes et le manque de transparence… mais la 2 e, 3 e et même 4 e génération finiront par ne plus se sentir obligées. Les liens avec le pays se distendent déjà pour une partie de cette communauté.
Combien de jeunes aujourd’hui n’ont même pas leur passeport tunisien ? On parle de pas loin de 20% qui ne sont pas inscrits dans les services consulaires. Parfois dans une même fratrie, une partie est tunisienne et l’autre pas. Comment reconquérir le cœur de ceux qui sont en train de s’éloigner car ils se sentent rejetés ? C’est le défi que vous devez relever aujourd’hui et ça doit être votre priorité.
Rassembler autour d’un projet national et unir notre peuple avec toutes ses composantes est un programme ambitieux. Il mérite qu’on le priorise en traitant les tunisiens sur un même pied d’égalité et en refusant toutes stigmatisation et ostracisme à l’encontre d’une partie.
Vous donnez l’impression de naviguer à vue et de vous inscrire dans la continuité de ceux qui vous ont précédé. Ignorant que les TRE ont envie de faire plus pour leurs pays si seulement on arrêtait de voir en eux de simples pourvoyeurs de fonds.
Des banderoles pour les accueillir au port de la goulette et /ou à l’aéroport de Carthage n’y feront rien.
Il faudrait bien plus pour rétablir la confiance. Commencez par engager de vraies concertations et écouter ce que ces Tunisiens résidents aux quatre coins du monde ont à dire. Commencez par proposer d’amender la loi électorale et introduire le vote par correspondance pour qu’ils puissent exercer réellement leur citoyenneté. Et attaquez-vous au premier chantier qui permettra d’entamer d’autres, celui de mettre fin à la corruption.
Nadia Chaabane
Constituante et membre du bureau politique d’Al Massar