Hédi Béhi: Ne touchez pas à mon journal !
Nous sommes en 1963. L'Amérique plane sur le monde avec ses universités, ses savants, sa puissance militaire et sa presse. Dans sa préface au livre du sociologue américain David Riesman, «la foule solitaire», Edgar Morin note: «Nous interrogeons désormais l'Amérique pour nous interroger nous-mêmes (…).». Né dans une famille de journalistes, Jean-Jacques Servan Schreiber était à la recherche d'une nouvelle formule pour relancer son hebdomadaire, l'Express. Tout naturellement, c'est dans ce qu'on appelait encore «Le nouveau monde» qu'il l'a trouvera. Pour ce faire, il va charger son frère cadet (il avait 22 ans) Jean-Louis, de s’enquérir "sur place' des «avancées technologiques de la presse américaine et "de voir dans quelle mesure on pourra s'en inspirer" . Le petit frère comme l'appelait JJSS revient, impressionné, l’esprit plein d’idées avec un projet de livre intitulé «Le pouvoir d’informer où il consignera la quintessence de ses impressions de séjour aux Etats Unis. Pourtant, il ne cache pas son inquiétude quant au sort de la presse écrite américaine face à la presse électronique, allant jusqu'à se demander si «les médias électroniques allaient tuer la presse écrite».
Cette question nous taraude encore aujourd'hui. La presse écrite semble frappée de ringardise et son avenir reste incertain. Pourtant, laissée pour morte, il y a soixante ans, fait montre d'une capacité de résilience surprenante. Bien plus, certains journaux sont devenus de véritables institutions: certes, Newsweek , Life, France Soir, "le seul quotidien français qui tirait à plus d’un million d’exemplaires", se sont sabordés. Mais The Times, New York Times, Die Welt et tant d'autres journaux vont bien Merci, parce qu'ils ont su négocier le virage numérique et s'adapter à l'air du temps.
En France, le journal emblématique Le Monde n'a pas attendu longtemps pour faire sa révolution copernicienne. Il y a loin du journal lugubre du siècle dernier à la nouvelle version. Force est de constater qu'il a beaucoup gagné en lisibilité. On ne se contente plus de noircir des pages. On met en page comme on met en scène. La photo, longtemps proscrite a fait son apparition. Les titres sont plus courts. Le temps est révolu du journalisme de papa où on exhortait les journalistes à «faire ennuyeux».On privilégie désormais les problèmes de société au détriment des temps forts de l’actualité politique. En fait, la concurrence de la presse électronique a accéléré la mutation de la presse écrite. dans les années 70, en pleine crise pétrolière qui a suivi la guerre d'octobre, Yves Montand avait animé une émission télévisée intitulée "Vive la crise". Une titre un rien provocateur, mais qui traduisait la réalité. La crise est un accélérateur de réformes.
S'agissant des médias, ce qu'on peut dire aujourd'hui, c'est que la presse a réussi sa mue. Embarquée dans la même galère, il n'y a d’autre alternative que celle de faire cause commune. Il faut se garder de scier la branche sur laquelle on est assis. De fait, il s’est créé spontanément une véritable synergie entre la presse écrite et les autres médias. Dans un excellent livre intitulé "Sauver les médias", une spécialiste de l’économie de la presse, Julia Cagé, note que «tous les médias, y compris électroniques, se nourrissent de papier. Les journaux télévisés du soir en France se préparent avec Le Monde sur les genoux». Elle cite également un ex-P.D.G. de Google qui reconnaît qu’il «avait besoin que les journaux et magazines réussissent "car il nous faut du contenu pour vivre». In fine, personne n’a intérêt à la disparition de la presse écrite : "Je te tiens, tu me tiens par la barbichette". Même si la presse écrite n'a plus le monopole de la diffusion de la nouvelle, elle reste incontournable. En tout état de cause, "on aura toujours besoin de lire ce qu'on a entendu ou de comprendre ce que l'on a vu" comme l'a fait remarquer le sociologue des médias Paul Lazarsfeld.
J'ajouterai une raison d'ordre personnel, même si nos maîtres n'ont cessé de nous mettre en garde contre "le moi je". Depuis un demi-siècle, j’ai bourlingué à travers une bonne dizaine de médias. La première fois où je m’étais senti journaliste à part entière ce n’était ni à la radio, ni à la télévision, mais dans la presse écrite. C’était le 1er juin 1975 qui coïncidait avec la parution du 1er numéro du journal. Je me rappelle encore comme si c’était hier de l’émotion qui m’avait étreint ce jour-là. Depuis, le journal restera pour moi l’espace d'élection, pour m’exprimer, alors que le fameux "biftek" sera mon fétiche.
Hédi Béhi