Habib Fekih – Cap sur Carthage
La crise du Corona virus sévit depuis plus de trois mois, en ravageant l’économie, d’une manière que tous les experts s’accordent à décrire comme la plus dévastatrice, depuis la crise de 1929.
En Tunisie, les différents indicateurs montrent, du moins jusqu’à maintenant, que la crise sanitaire, ne serait pas aussi grave que celle sévissant en Europe et aux États Unis. Par contre, on s'accorde à dire que la crise économique serait, elle, plus dure et plus difficile à juguler. Mais si on s'attend à une récession forte avec des conséquences économiques, financières et sociales incommensurables, il y a débat sur la forme (L, U ou V) et sur la durée (quelques mois, un an ou deux, plusieurs années) de la crise.
Ajoutée, aux problèmes déjà accumulés, depuis la révolution, la crise du coronavirus, pourrait être la goutte d’eau qui ferait déborder le vase...
Durant les dix dernières années, les différents gouvernements qui se sont succédé avaient parlé de programmes de réformes et de développement, pour résorber le chômage, équilibrer la distribution des richesses entre les différentes régions et améliorer le niveau de vie des Tunisiens.Malheureusement, rien n’a été réalisé, car tous ces programmes manquaient, d’abord, de volonté politique et ensuite de cohérence globale, faute de vision à long terme.
Quand on parle de digitalisation, de santé, d’éducation, d’énergie, d’agriculture, de développement régional, de recherche scientifique, de justice, de corruption, de dette, de culture, de la jeunesse et d’autres domaines, on attaque le vif du sujet.
C’est à travers des réformes et des améliorations apportées à ces différents secteurs que l’état serait capable d’améliorer la situation économique et sociale des tunisiens, tout en respectant les acquis fondamentaux de démocratie, de liberté, de justice et d’égalité des chances.
Mais sommes-nous sûrs que toutes ces réformes appliquées, chacune de son côté, donneraient un ensemble cohérent et efficace. La réponse est non, en l’absence d'une vision pour notre pays.
Que voulons-nous pour nous-mêmes et pour notre Tunisie dans un horizon de 30, 40 ou même 50 ans ?
Un grand homme politique a dit un jour qu’une vision est un rêve qui se réalise grâce à la volonté des hommes.
Des pays comme le Japon, la Corée du Sud où Singapour avaient osé définir des visions à des échéances de plusieurs dizaines d’années (après la guerre le Japon parlait de l’an 2000 et des priorités du pays en matière industrielle et nouvelles technologies, la Corée avait fait pareil après la guerre de Corée et Singapour avait défini, juste après sa séparation de la Malaisie, l’an 2000 comme l’horizon pour être ce qu’elle est aujourd’hui).
J’avais eu, personnellement, l’opportunité d’assister, en direct, au milieu des années 90, lors d’un déjeuner débat, à une explication de Lee Kuan Yew ancien premier ministre de Singapour des causes du succès de son pays.
Lee Kuan Yew fut premier ministre de 1965 à 1990 et il est considéré comme le bâtisseur de ce pays qu’il avait fait passer d’un pays sous développé, corrompu et sans ressources naturelles à l’une des premières puissances économiques mondiales. Il a expliqué un jour que, lors de la secession avec la Malaisie en 1965, il avait paniqué, car son pays dépendait beaucoup de son voisin du nord (même pour l’approvisionnement en eau potable). Il a eu des moments d’angoisse, mais très vite, encouragé par son équipe, il a décidé d’aller de l’avant et donner un objectif à Singapour de devenir une vraie nation indépendante, souveraine et démocratique. Fondée sur les principes de liberté et de justice, de tolérance et d’égalité des chances. Un pays carrefour de l’Asie et centre d’excellence dans les domaines de la logistique, de l’aéronautique et les nouvelles technologies. Cette vision devait se concrétiser dans un horizon d’une trentaine d’années. L’an 2000 fut choisi comme horizon raisonnable.
Pour pouvoir atteindre ces objectifs, tout un programme cohérent de réformes fut mis en place.
Cela couvrait tous les domaines, dont en particulier l’éducation et la lutte contre la corruption qui étaient pour lui des piliers fondamentaux. Il fallait avoir une société ouverte et bien éduquée, une économie basée sur le savoir et des dirigeants propres, grâce à des salaires corrects et des mesures draconiennes de contrôle.
Au sujet de l’éducation, il a décidé que pour chaque décennie, l’Etat devait définir les filières prioritaires de formation, afin de s’adapter aux besoins réels du pays. Pour les Années 90, les priorités étaient l’aéronautique et l’informatique.
Donc osons avoir une VISION motivante pour notre chère Tunisie.
Mettons-nous d’accord sur un cap à suivre pour que notre pays reprenne son rôle historique.
Nous avons tendance à oublier que sur près de 3000 ans d’histoire, la Tunisie avait joué un rôle central dans la l’époque de Carthage.
D’ailleurs ce leadership fut perdu, à plusieurs reprises et la Tunisie a dû subir plusieurs épisodes de crises et de catastrophes, on peut en citer les principales:
• La guerre des mercenaires qui a failli emporter la république de Carthage.
• La destruction de Carthage par Rome.
• L’invasion Vandale
• Les guerres multiples et qui ont duré, plus de soixante-dix ans, lors de l’arrivée des arabes.
• La chute des Aghlabides
• L’invasion des Béni Hilal
• La croisade de St Louis et l’épidémie de peste ou de typhus (les historiens divergent).
• Les invasions successives de différentes puissances méditerranéennes et leurs lots de destructions et de désolations.
• Différents épisodes d’épidémies, allant de l’époque romaine, jusqu’au début du 20ème siècle.
• La colonisation
• La 2ème guerre mondiale qui a causé la destruction de plusieurs villes tunisiennes.
Or, à chaque fois le pays se relevait de ses cendres, tel le phœnix, pour reprendre son rôle de Carrefour de la Méditerranée et même, souvent de leader.
A chaque fois le pays avait pu compter sur:
• Un leadership visionnaire, charismatique et fort.
• Une cohésion populaire, cimentée par une fierté nationale ancrée, même chez les populations nouvellement arrivées.
• Une ambition forte soutenue par une vision motivante
• La conviction qu’il ne fallait pas avoir de choix (il fallait vaincre ou mourir)
Le peuple tunisien était et est encore souvent critiqué pour être capable du meilleur et du pire, car il se laisse souvent aller dans des travers d’indiscipline, de manque de loyauté et de respect des gouvernants, de nonchalance, de désir de gains rapides, etc.
Il suffit de lire, pour cela, ce qu’en disait notre sociologue et savant national Ibn Khaldoun.
Mais, c’est ce même peuple tunisien, avec ses évolutions successives, qui a permis de bâtir la Tunisie que nous connaissons et qui a accepté les sacrifices et les souffrances pour sauver le pays, à chaque fois que c’était nécessaire.
Donc ce peuple sait être courageux, altruiste, généreux, discipliné et ambitieux, quand on lui indique un chemin clair et qu’on l’encadre bien, dans le respect des lois et des libertés et quand on lui donne le bon exemple de probité, d’honnêteté morale et de bonne gouvernance.
Il faut aussi veiller à l’éduquer et à bien le former et l’informer.
Malgré une taille, relativement petite, même si cela ne fut, toujours, pas le cas, la Tunisie laissa son empreinte partout autour de la Méditerranée.
Aristote louait la constitution de Carthage et la considérait comme la meilleure du monde.
Carthage était une république bien avant Rome et avait réussi à établir une démocratie réelle et à garantir des libertés qui n’existaient nulle part ailleurs.
Par ailleurs La Tunisie, à travers les siècles, a façonné une large partie de la Méditerranée, en construisant des villes et des monuments, en donnant leurs noms à plusieurs régions, en imprégnant des traditions et des dialectes, en façonnant la cuisine locale (Algérie, Baléares, Espagne, Égypte, Libye, Malte, Maroc Sardaigne, Sicile, Turquie...) Et même en inspirant des décisions politiques qui persistent, jusqu’à aujourd’hui, dans plusieurs pays, dont certains aussi lointains que les états unis (décision de créer la Navy, abolition de l’esclavage).
Donc les hésitations pour avoir des ambitions méditerranéennes et définir une vision, en conséquence, n’ont pas lieu d’être.
Ceci est d’autant plus vrai, que la crise du Coronavirus est en train d’imposer le besoin de réfléchir à un nouveau modèle de développement économique mondial.
En effet cette crise, a montré les limites de la délocalisation et la fragilité de la globalisation, à cause de l’hyper concentration des activités industrielles et de sous traitance dans un seul pays. Le mot cluster a été beaucoup utilisé, dans le cadre de l’épidémie, pour parler de la concentration du virus, osons utiliser ce même mot, dans un autre contexte, dans le cadre d’un nouveau modèle économique.
Il faut que le monde ait plusieurs clusters économiques quasi-indépendants, mais entretenant des échanges équilibrés.
Il ne s’agit pas de casser les échanges économiques entre les pays, mais, il faut les rendre plus intelligents et plus responsables. Un minimum d’autosuffisance régionale est devenu nécessaire.
Il ne sera jamais possible, pour un pays d’être autosuffisant pour tout, mais une quasi- autosuffisance régionale est possible.
Dans ce contexte, un cluster méditerranéen devrait voir le jour et il pourrait jouer le rôle de passerelle entre l’Afrique et l’Europe.
Il ne faut pas oublier que l’Europe va chercher, encore plus qu’avant, un hinterland sud, pour limiter sa dépendance vis à vis de la Chine et pour supplier au manque de forces vives dont elle soufre, sans rentrer dans un dilemme migratoire complexe et que l’Afrique va avoir, elle aussi, besoin d’une passerelle avec l’Europe, sur tous les plans, sans créer un problème migratoire.
Donc trouver, un carrefour d’échanges pourrait convenir à toutes les parties.
En particulier le Maghreb pourrait donner à l’Europe ce dont elle a besoin en matières premiers (y compris les terres rares) et la soulager ainsi d’une dépendance de la Chine et d’autres pays qui pourraient, en cas de crises graves, perturber la chaîne d’approvisionnement.
C’est pour cette raison que la vision de la Tunisie devrait aussi comporter un volet maghrébin.
Donc, nous avons une opportunité et une légitimité historiques, pour devenir à nouveau le carrefour d’échanges de la Méditerranée.
Mais qui dit carrefour, dit ouverture sur le monde, maitrise, de plusieurs métiers dans des domaines aussi variés que le droit, les finances, la logistique, le transport, la communication, les services.
Il faut donc réformer :
• L’éducation, pour renforcer l’enseignement de l’expression orale et écrite, de l’histoire et de la géographie, des langues étrangères, de la culture et inculquer le civisme et l’esprit d’ouverture.
De plus le système éducatif doit être capable de former des juristes, des financiers, des ingénieurs, des pilotes, des logisticiens, des médecins, et des informaticiens de haut niveau, pour que le carrefour puisse bien fonctionner.
De plus, comme un carrefour est un lieu de rencontre regroupant des citoyens du monde entier, il faut qu’il soit capable d’assurer des services de qualités dans les domaines de la santé, de l’hébergement, de l’alimentation, des loisirs. Ce qui exige à son tour la disponibilité de personnel hautement qualifié.
L’éducation devient ainsi, un pivot important de tout le processus de développement, d’autant plus que nous devons nous diriger vers la société du savoir garante d’une économie du savoir.
• La gouvernance, pour moderniser les procédures administratives et enlever tous les verrous inutiles accumulés, depuis l’époque beylicale. Le mal est connu et le remède aussi, il ne manque que la volonté de l’administrer.
Aucun carrefour international ne peut fonctionner avec des règles archaïques et chronophages.
Pour cela l’une des solutions consiste à accélère la digitalisation de l’administration.
Un carrefour est un lieu où les hommes échangent des idées, des créations artistiques, des biens, des services et de l’argent. Les mots clefs étant qualité, célérité, ponctualité, sécurité, transparence et traçabilité. Ceci exige des lois et des règles claires, sans risque de mauvaise interprétation et des fonctionnaires hautement qualifiés et au-dessus de tout soupçon.
• La justice, pour la rendre plus facile d’accès, plus rapide dans le processus de traitement des dossiers et plus efficace dans l’exécution des sentences. A la vitesse de l’Internet, des délais de plusieurs années, pour rendre un verdict, sont tout simplement prohibitifs et font fuir tout opérateur économique qui se respecte.
• L’infrastructure, pour la rendre performante et compatible avec le rôle de carrefour( les zones industrielles, les zones franches, les zones commerciales, les ports , les aéroports, le réseau routier, le réseau de chemin de fer, les taxis, le système de communication, le réseau internet, les hôpitaux, les écoles, les zones résidentielles, les hôtels, les restaurants, les réseaux de distribution d’électricité, d’eau et de gaz, le système d’évacuation des eaux usées, les moyens de traitement des déchets, les centres de loisirs...).
• Le système alimentaire pour assurer un minimum d’autosuffisance, avec de la qualité et de la traçabilité de la production à la consommation.
L’agriculture tunisienne devrait s’adapter aux nouvelles exigences des consommateurs tout en respectant les contraintes écologiques et sanitaires, de plus en plus strictes.
Il faudrait réformer le système de production pour arrêter le morcellement, revoir le système des aides pour éviter les gâchis, raccourcir et assainir les circuits de distribution pour supprimer les spéculateurs parasites.
Il faudrait aussi redéfinir la notion d’autosuffisance alimentaire, pour trouver le juste équilibre entre importations excessives et gaspillage interne.
• Le système de santé, pour garantir un accès généralisé à tous les résidents (citoyens ou immigrés), avec des soins de qualité et à des coûts raisonnables.
Il y a lieu, à ce sujet, de retenir les leçons de la crise du COVID19 et engager toutes les réformes qui sont devenues, désormais, vitales.
• L’Énergie, pour avoir un programme ambitieux de transition énergétique, afin de renforcer la part des énergies renouvelables et bâtir un écosystème complet couvrant toutes les régions.
• La modernisation et simplification des codes des investissements et des impôts, pour simplifier les procédures et démarches pour investissement, clarifier les tranches et les modes de calcul et réduire les taux des impôts. Ces réformes sont génératrices de revenus supplémentaires et de croissance forte et soutenue, dans les pays carrefours, sans aliéner les capacités de contrôle de l’état.
Cela contredit, d’une manière flagrante, les défenseurs du statu quo qui font agiter une perte de contrôle et une chute des recettes.
• Les finances publiques, pour limiter le niveau d’endettement et assainir les dépenses de l’état.
Il n’est pas ridicule d’envisager, constitutionnellement, une limite supérieure d’endettement (50, 55 ou 60% du PIB), qu’aucun gouvernement ne peut dépasser. Ceci éviterait d’hypothéquer l’avenir des générations futures.
• La digitalisation, pour moderniser tous les rouages de l’état et améliorer les relations entre l’administration et le citoyen ou le résident.
Il est inutile d’insister sur la priorité qui doit être donnée à la numérisation. La crise sanitaire a démontré l’importance de la maîtrise des technologies nouvelles (intelligence artificielle, communications multiformes, fiables et de très bonne qualité, gestion rapide d’importantes bases de données, validation très rapide par block Chain…).
Notre pays ne pourrait jouer le rôle de carrefour que s’il pouvait maîtriser ces nouvelles technologies et les utiliser d’une manière efficace et à bon escient.
Nous avons la chance d’avoir les compétences, ayons la volonté et les moyens de nous engager, sérieusement, dans cette voie.
Il ne s’agit pas de décliner un programme complet de réformes avec tous les détails. Il y a des experts qui ont déjà planché sur ces différents domaines et qui pourraient élaborer un programme complet et cohérent, basé sur la vision.
Le plus dur c’est de définir la vision et d’indiquer où nous voulons aller, à quel terme et dans quelles conditions, en ayant des indicateurs de progression (KPIs) dans tous les domaines.
Il serait plus facile de motiver le peuple et de l’engager dans les actions de réformes et de développement, s’il connaissait le but ultime et les étapes pour y arriver.
Il nous faut aussi motiver les compétences de l’intérieur et de l’extérieur, par des conditions de travail et des rémunérations adéquates.
Pour concrétiser une vision, il faut que le rêve qu’elle représente pour le peuple, devienne une obsession génératrice de cauchemars pour tous ceux qui sont responsables de la réaliser. Le peuple doit y adhérer et doit être aussi l’acteur principal, remplissant sa part du contrat, en ayant une visibilité des différentes étapes à franchir. Le peuple ne peut pas être un simple spectateur passif. C’est là où réside le secret de la réussite.
Arrêtons de nous poser des questions existentialistes et évitons de tomber dans les débats stériles de basse politique, nous avons la chance d’avoir une nation mature et indivisible qui puise sa force dans ses référentiels historiques et qui doit revendiquer toutes ses racines sans exceptions.
Il y en a une qui est très importante et qui a placé la Tunisie dans l’histoire du monde, c’est Carthage, alors mettons le cap sur Carthage pour retrouver notre place centrale.
Mettre le cap sur Carthage est un acte intégrateur et protecteur.
Carthage est la référence en matière de république démocratique et constitutionnelle.
Donc aller vers Carthage consolide les acquis de la révolution.
Carthage la punique est un mélange réussi de la culture amazigh et de la culture phénicienne qui a ouvert la route à la culture arabe. N’oublions pas que l’Arabe et le phénicien sont deux langues très proches.
Donc aller vers Carthage ne remet pas en cause nos racines et notre culture.
Carthage été le promoteur des rapprochements entre les peuples d’Afrique du Nord, dans un concept fédérateur et non colonisateur.
Donc aller vers Carthage encourage la régionalisation et favorise une répartition plus équitable des richesses.
Carthage a été le centre qui a dynamisé les échanges en Méditerranée, en rapprochant les peuples du pourtour de cette mer qui est plus carthaginoise/ tunisienne que romaine.
Carthage a été le précurseur du commerce international moderne, avec les lettres de change, les lettres de crédit, les transactions boursières, ...
Carthage a été libérale en matière de diffusion des connaissances et a été connue pour sa tolérance religieuse. Plusieurs peuples vivaient sur ses territoires et chacun était libre de pratiquer sa religion (le premier refuge des juifs, hors du moyen orient était l’actuelle Tunisie, du temps de Carthage, au milieu du sixième siècle avant Jésus).
C’est notre destinée et notre fierté que d’avoir une vision aussi ambitieuse et motivante : revenir à la splendeur de Carthage.
C’est peut-être un rêve, mais nous pouvons le réaliser si nous avons la volonté de le faire.
N’oublions pas : une vision est un rêve qui se réalise, grâce, à la volonté des hommes.
Habib Fekih