Dr Belgacem Sabri: Le système de santé tunisien face au défi de la pandémie du Covid-19
Par Dr Belgacem Sabri, médecin, ancien directeur à l'OMS et économiste de la santé, ancien secrétaire d'Etat chargé des Tunisiens à l'étranger (2015- 2016) - Tous les systèmes de santé sont confrontés à la pandémie du Covid-19 et répondent à une demande qui progresse rapidement avec des pressions sur les ressources humaines et matérielles dans un contexte de crises économiques et sociales.
La réponse des systèmes de santé est déterminée par le niveau de développement et de performance de leurs fonctions et composantes essentielles. La performance est mesurée sur le plan quantitatif et qualitatif en comparant des pays à contexte socioéconomique et culturel et à niveaux de dépenses de santé similaires.
L’analyse rapide et limitée du système de santé tunisien, eu égard à la paucité des données statistiques, utilise le cadre conceptuel de l’OMS comme référence(1), elle identifie les points de force et les points de faiblesse et les principaux défis.
Les conclusions de l’analyse permettent de préciser les pistes de renforcement des capacités de réponse du système de santé et de résilience en construisant sur les points de force et en parant aux points de faiblesse et ce dans le cadre des scénarios politiques et sociaux envisagés.
Les points de force du système de santé tunisien
Un système performant
La performance est mesurée par référence aux trois objectifs de tout système de santé à savoir : améliorer l’état sanitaire et réduire les inégalités en santé, garantir une équité dans la protection sociale en santé et dans le financement et être réactif aux besoins non techniques des usagers.
Les tunisiens jouissent de bons indicateurs de santé. L’espérance de vie à la naissance est de 75.4 ans (75.6 pour l’Algérie, 75.3 pour le Maroc et 74.1 pour la Jordanie et la moyenne de la région OMS EMRO 73 ans). L’espérance de vie à la naissance n’est que de cinq années, inférieure à la moyenne Européenne, l’Europe ayant des revenus plus élevés et des dépenses de santé par habitant douze fois plus élevées.
La Tunisie arrive en tête de peloton des pays ayant un niveau économique intermédiaire de la région de l’OMS EMRO et elle à la meilleure espérance de vie en bonne santé 66.7 ans(2) : 66 ans pour l’Algérie, 65 ans pour la Jordanie et 64.9 ans pour le Maroc. Les taux de mortalité infantile est passé de 51,4 pour 1000 en 1985 à 16.8 pour 1000 en 2010. La mortalité maternelle est passée de 69 pour 1000 naissances vivantes en 1994 à 35 pour 1000 naissances vivantes en 2010(8).
Les données statistiques disponibles ne permettent pas de mesurer avec précision la réduction des inégalités régionales de santé. Selon l’enquête sur la mortalité maternelle de 2010, celle-ci est plus élevée que la moyenne pour certains gouvernorats de l’intérieur.
Le niveau de couverture par la protection sociale en santé (83 %) est parmi les meilleurs au niveau de la région malgré certaines insuffisances en matière de sécurité sociale et le désengagement du financement public de la santé depuis la fin des années 80.
Les enquêtes de population effectuées par l’INS(3) ainsi que par le ministère de la santé(4) ont montré une bonne réactivité du système sanitaire aux attentes non techniques et sanitaires (dignité, confidentialité, intimité, etc.). La réactivité du secteur privé est plus importante notamment en matière d’hôtellerie et de confort personnel, toutefois les structures publiques ont un niveau de réactivité acceptable en dépit de la dégradation des conditions de travail ce qui traduit un message de confiance pour l’avenir.
Cependant l’amélioration de l’état sanitaire des citoyens est pour une bonne part liée à l’amélioration des déterminants sociaux de la santé notamment la démocratisation de l’enseignement, l’émancipation féminine, l’extension progressive de la sécurité sociale et de la protection en santé et l’amélioration de l’environnement.
Une bonne accessibilité
Les données statistiques du MS (2016-2017-2018) (5) relatives aux activités des établissements publics de santé, des patients couverts par la CNAM et des assurés traités en privé et autres données disponibles montrent une bonne accessibilité aux services ambulatoires (2 contacts per capita et par an dans les structures du MS contre 2.4 en Algérie et 0.8 au Maroc 2017 (5). Si on ajoute l’activité ambulatoire estimée pour le secteur privé, la fréquentation atteindra 3 contacts annuels par an et par habitant ce qui dépasse la moyenne de la région OMS EMRO.
Quant à la fréquentation hospitalière elle atteint 7.5 pour 100 habitants en public contre 7.4 en Algérie et 3.3 au Maroc. La couverture pour les accouchements en milieu assisté est la plus élevée des pays du Maghreb central dépassant les 90 % (5).
Un système d’offre basé sur les services de santé de base
Le réseau sanitaire public assure un maillage de tout le pays par des structures sanitaires ambulatoires et hospitalières. Les structures de première ligne de proximité ont produit en 2016 les deux tiers des activités ambulatoires hors des urgences et la moitié si on inclut ces dernières. Les activités ambulatoires concernent également les consultations préventives et de promotion de la santé dans le cadre des programmes nationaux du MS.
Une gestion sanitaire décentralisée
L’offre sanitaire publique est relativement bien décentralisée de même que la gestion à travers les directions régionales et les services décentralisés.
Secteur public développé (offre et couverture)
Le secteur public a produit en 2017 : 75 % des hospitalisations et 65 % des activités ambulatoires, 100% de la formation médicale et juxta médicale et de la recherche et seulement 35 % de la formation du personnel para médical.
Ressources humaines suffisantes en nombre et en qualité
La densité du personnel de santé (public et privé par 10000 habitants) est de 60 (Algérie 31.2, Maroc 14.9 et Jordanie 55.1) cette densité est parmi les meilleures du groupe des pays au niveau économique intermédiaire de la région OMS EMRO. Le pays dispose de cadres compétents bien demandés à l’extérieur.
La Tunisie dispose d’avantages comparés dans le domaine des sites et pôles de recherche, des publications médicales, d’ethno médecine et d’ethno pharmacie et de chercheurs de renommée aussi bien dans les disciplines cliniques qu’en santé publique.
La Tunisie a plusieurs centres d’excellence qui ont été promus comme centres collaborateurs de l’OMS comme l’Institut Pasteur de Tunis, le laboratoire national de contrôle des médicaments, le centre régional de la santé reproductive de l’Ariana, le centre pédagogique de formation du personnel, etc. Ces centres contribuent aux activités de recherche et à la formation des ressources humaines des pays de la région EMRO.
Les points de faiblesse
Offre de services
La part élevée des consultations en urgence (40 % de l’ensemble des activités ambulatoires comparée à l’Algérie 30 % et 5 % en France) est expliquée partiellement par la non disponibilité temporelle du personnel médical et para médical notamment l’après-midi et par l’accès rapide et à moindre frais aux explorations complémentaires dans les établissements spécialisés.
Fragmentation du financement et offre à deux vitesses
Depuis la fin des années 80 et suite à l’adoption du programme d’ajustement structurel financé par le fonds monétaire international, le financement public a commencé à décrocher. Cette situation a impacté négativement sur les ressources publiques allouées à la santé (budget, investissement et recrutement) et a entrainé une augmentation des charges des ménages.
La baisse du financement public, ajoutée aux dysfonctionnements créés par l’encouragement des activités curatives privées dans le cadre de la dualité de la pratique, a créé des formes de privatisation active et passive de l’offre publique et l’apparition d’un système d’offre à deux vitesses. Cette situation a encouragé des pratiques de petite et de moyenne corruption au niveau du secteur public.
Iniquité du financement : Charge élevée sur les ménages
L’augmentation des charges des ménages des dépenses globales de santé (38.5 %) (6) au-delà des normes tolérées par l’OMS (20 %) a aggravé l’iniquité du financement de la santé et favorisé l’augmentation du niveau des dépenses dites catastrophiques (2 % des ménages) et l’appauvrissement (1% des ménages) suite aux dépenses médicales.
Faible participation communautaire
La participation citoyenne et communautaire aux services de santé est relativement limitée en dehors du partenariat avec des associations de la société civile pour certains services dans le cadre des programmes nationaux : éducation sanitaire, services pour les patients atteints du VIH-Sida, etc.
L’expérience de démocratie sanitaire, à travers le dialogue sociétal sur la santé, entreprise depuis 2012, constitue une initiative importante qui demande à être renforcée et institutionnalisée à travers des représentants élus des citoyens et des divers corps de la santé et un financement public.
Manque de transparence et de recevabilité
Il n’existe pas de culture de transparence et de recevabilité dans le cadre de la pratique de la gouvernance du système sanitaire aux divers niveaux.
La régulation du secteur sanitaire public ainsi que la gestion du mix public privé est peu développée. Les outils de planification stratégique, y compris la carte sanitaire, malgré les dispositions de la loi organique 91-63 ne sont pas mis en œuvre. En dehors de certaines approches de régulation de l’offre de l’hémodialyse en privé et l’élaboration d’une esquisse de plan directeur du développement hospitalier public au niveau des villes de facultés de médecine dans les années 90, les efforts visant la complémentarité entre les deux secteurs sont restés très limités.
Réflexion stratégique et prospective
La réflexion stratégique en santé est peu développée. En dehors de certains groupes de réflexion stratégique mis en place dans le cadre de la planification stratégique sectorielle, le ministère de la santé n’a pas promu l’utilisation des outils d’analyse des politiques et stratégies nationales de santé et l’utilisation de scénarios dans le cadre de la prospective. La pandémie actuelle a mis en relief l’absence de réserves stratégiques de certains équipements notamment de réanimation médicale.
Absence de vision en matière de formation de ressources humaines et de recherche
Le MS de la santé ne dispose pas d’une stratégie nationale de développement des ressources humaines en santé. La situation est caractérisée par une inadéquation entre la formation et l’emploi et une ouverture non planifiée sur la formation par secteur privé du personnel para médical. L’analyse du stock actuel montre un chômage important pour les aides-soignants et les infirmiers, un manque dans certaines spécialités et une répartition régionale inégale notamment des cadres spécialisés.
La migration interne des ressources humaines vers le secteur de libre pratique et les régions côtières ainsi que les réformes visant la dualité de l’exercice (activité privée complémentaire APC) dans les structures publiques ont entamé l’image de marque des structures universitaires publiques et entrainé des formes de privatisation passive.
La migration extérieure des ressources humaines pour la santé se développe à un rythme accéléré et est souvent expliquée par la recherche d’amélioration de la situation financière et par la dégradation des conditions d’exercice notamment au niveau du secteur public.
La recherche en santé est souvent menée de façon disparate, fragmentée, non systématique et insuffisamment coordonnée. La recherche n’est souvent pas guidée par les priorités nationales et demeure peu développée en sciences fondamentales, en santé publique, en économie de la santé et en recherche action sur les systèmes et services de santé.
Les perspectives de renforcement
1- Réhabiliter et redynamiser le secteur public de la santé
Un secteur public accessible et performant est un gage de résilience pendant et au décours d’une crise. Les propositions faites par le collectif des associations de la société civile depuis 2017 doivent être prises en considération. Elles concernent la résorption de la dette accumulée des établissements publics : Hôpitaux, pharmacie centrale et des mesures de renforcement de la gestion et de l’organisation de l’offre notamment la digitalisation : E-santé, télé santé et l’informatisation du recueil et de l’analyse des données statistiques.
Un effort particulier doit être fait pour améliorer les conditions matérielles et d’exercice des professionnels du secteur public afin de réduire la migration interne et externe. Une taxe de 1 % sur les marchés publics en santé pourrait garantir un financement acceptable de la formation continue du personnel afin de réduire la contribution des laboratoires pharmaceutiques et de minimiser la sur médicalisation.
2- Renforcer la santé familiale de proximité
L’approche d’offre basée sur la santé de la famille doit être renforcée au niveau de la première ligne grâce à la mise en place des équipes de santé de la famille, dans le cadre de parcours rationnels et de réseaux de soins et un renforcement de la collaboration avec les facultés de médecine conformément à leur responsabilité sociale.
Des efforts doivent être faits pour assurer une participation active des usagers et des élus locaux au développement sanitaire dans une approche multi sectorielle.
3- Renforcer certaines fonctions de la gouvernance sanitaire
Les fonctions de réflexion stratégique, de régulation notamment par le biais de la carte sanitaire, de normalisation, d’évaluation et de prospective doivent être développées au niveau institutionnel et doivent être soutenues par un système national d’information sanitaire performant.
La gestion sanitaire doit être renforcée aux divers niveaux avec une bonne collaboration entre les techniciens et les administratifs et une participation active des usagers aux organes de gestion. La gouvernance doit être transparente et doit permettre une meilleure recevabilité.
4- Développer une vision de développement des ressources humaines en santé
Étant l’intrant essentiel de tout système de santé, les ressources humaines doivent être planifiées, développées et gérées dans le cadre d’une vision globale et multi sectorielle tenant compte des scénarios au long cours envisagés pour le développement sanitaire national. Un observatoire national pour le suivi des ressources humaines en santé, au niveau central et régional, doit être promu. Un effort doit être fait pour un reprofilage du stock existant et pour la prospection de marchés régionaux et internationaux pour le personnel formé.
Eu égard au manque de spécialistes dans les régions, des cycles de formation accélérée pourraient être planifiés en dehors du résidanat. Des intéressements financiers et non financiers permettront d’orienter les futurs spécialistes vers les régions défavorisées dans un souci d’équité et afin de désengorger les structures de troisième niveau. Des approches de délégation bien codifiée de taches aux médecins généralistes/ médecins de famille pourraient également être considérées afin de réduire le déficit en spécialistes.
L’état doit trouver des approches innovatrices qui permettent, dans le respect des lois de la fonction publique, de garantir des incitatifs financiers et non financiers à même de retenir les cadres compétents qui exercent à temps plein dans les structures publiques.
5- Réformer le financement de la santé
La réforme visera à éviter la fragmentation en développant un pool unique au niveau de la CNAM, à créer une filière unique et à améliorer l’efficience générale du système. La réforme de la sécurité sociale et la mise en œuvre du socle national de protection sociale sont de nature à tendre vers l’universalité de la protection sociale en santé par l’extension de la sécurité sociale aux petits métiers et au secteur informel.
Cette réforme du financement doit s’accompagner d’une augmentation du financement solidaire public (budget de l’état et certaines taxes) estimée à deux points supplémentaires du PIB afin de réduire les iniquités entre les couches sociales en matière d’accès, de réduire les dépenses des ménages et d’intégrer les couverts par l’assistance médicale gratuite AMG1et AMG2) au niveau de la CNAM.
Conclusion
La pandémie actuelle a montré l’importance pour les pays d’investir dans le développement sanitaire afin de mieux répondre aux urgences. Aussi les pays, y compris la Tunisie reconnaissent le rôle capital joué par l’État pour préserver la sécurité sanitaire comme étant un élément important de la sécurité nationale.
Les États, dans le cadre de leurs fonctions sociales, doivent également renforcer les programmes nationaux de santé publique avec in intérêt particulier au renforcement du secteur public de la santé qui assure une prise charge sanitaire plus équitable.
L’état dans le cadre d’une approche inter sectorielle doit promouvoir la santé dans toutes les politiques publiques et doit renforcer la protection sociale pour atteindre les objectifs du développement durable et la couverture sanitaire universelle. Cette dernière se doit d’inclure les réfugiés et migrants qui vivent en Tunisie.
Les chantiers de réforme du système sanitaire doivent être engagés dans une approche participative associant toutes les parties concernées y compris la société civile. Les conclusions des débats relatifs à la démocratie sanitaire notamment en matière de l’état des lieux et des grandes lignes de la politique de santé à l’horizon 2030 doivent guider ces réformes.
Référence:
1) Cadre conceptuel des systèmes de santé : Rapport mondial OMS 2000
2) Les indicateurs de santé mondiaux rapport OMS 2017
3) Enquête nationale de consommation (INS 2014)
4) Enquête sur la santé des tunisiens de 2016. (INSP du MS)
5) Les statistiques du MS (2016-2017-2018) et de la CNAM (2017)
6) Statistiques sanitaires Algériennes et Marocaines (sites des MS 2017)
7) Les comptes nationaux de la santé de 2014
8) Chiffres officiels de l’agence TAP : turess.com/fr/tapfr/12649
Dr Belgacem Sabri
Médecin et économiste de la santé, ancien directeur du département de renforcement des systèmes de santé OMS-EMRO
Membre de la Cellule de Veille Beit-Al-Hikma