Nadia Chaabane et Amira Yaakoubi: Ministère public ou instrument de censure ?
Depuis quelques années, sous l’action conjuguée de la police et de la justice tunisiennes, des arrestations arbitraires portant atteintes à la vie privée, des humiliations, des interdits de toutes sortes, ont été invoqués pour tenter de contrôler nos libertés. Même après la révolution, ces agissements ont continué au nom de la morale, de l’atteinte aux mœurs et tous les mois de ramadan on voit leur zèle se démultiplier avec ou à cause d’une lame de fond islamo-conservatrice revenue au-devant de la scène politique. Cette année, ce couple zélé a été privé de chasse aux Fattaras pour cause de confinement et couvre-feu. Café et restaurant étant fermés de jour comme de nuit, c’est la première fois depuis 4 ou 5 ans que nous n’avons pas eu droit à un débat autour de la circulaire Mzali, de juillet 1981.
Comme il leur fallait quelques choses à se mettre sous la dent pour satisfaire leur quête de petits points qui pourraient leur ouvrir les portes du paradis, ils ont trouvé un autre moyen et se sont rabattus sur Facebook pour sévir et tenter d’éduquer notre esprit et nos préférences esthétiques. Ils ont jeté leur dévolu sur une jeune femme qui a eu le malheur de partager un post qui portait sur le covid19. A priori rien d’extraordinaire étant donné que c’est la préoccupation du moment de tout le pays, or, ce post présente une particularité : c’est une sorte de poème calligraphié et usant des fioritures un peu comme le texte du coran. Une sorte d’exercice de style assez courant car utilisé dans beaucoup de livres et discours politique et il nous semble que le président de la république a eu recours à cela il y a peu temps.
Le ministère public lui est tombé dessus suite à la dénonciation d’un délateur qui s’est autoproclamé « sécurité de l’état ». Je doute qu’une page Facebook portant ce nom puisse être réellement celle de la sécurité de l’état, si c’est le cas c’est réellement inquiétant et si c’est une usurpation ça l’est autant. Comme peut-on opter pour ce type de pseudo fortuitement. Jouer à l’ « indic » et jouer au délateur est un rôle peu flatteur et peu enviable et là en l’occurrence, cette délation s’exerce contre la liberté d’expression et plus concrètement contre la liberté de « blaguer », le texte incriminé ayant cette caractéristique.
L’inquiétant dans les faits est que le ministère public a convoqué la jeune femme, l’a auditionné en refusant la présence de son avocate pendant plusieurs heures et décidé d’entamer des poursuites à son encontre sur la foi d’un « faux profil » parmi les quelques milliers à la solde des islamistes.
Les chefs d’inculpation sont pour le moins aussi inquiétants que surprenants, les textes sur la base desquels elle est poursuivie le sont encore plus. Les poursuites sont en effet sur la base des articles 52 et 53 du décret-loi n ° 115-2011 sur la liberté de la presse, le délit « d’incitation à la haine entre « les genres, les religions ou les populations, en appelant à la discrimination et en utilisant des procédés hostiles ou à la violence ou à la propagation d’opinions fondées sur la ségrégation raciale » ou en « portant atteinte à l'un des rites religieux ». Curieusement la jeune femme n’est pas journaliste et n’a pas écrit le texte incriminé. A ce compte-là il faudrait poursuivre pour diffamation tous ceux qui partagent des Fake-news, diffusent de fausse info, etc.
Passons sur les confusions, dans lesquelles se sont empêtré le ministère public, et son oubli de son propre rôle « protection des droits et des libertés » et observons le post incriminé. Qu’est-ce qu’il a de ci particulier ? Il n’y a pas un seul mot qui pourrait porter « atteintes aux sacrés » puisqu’il parle de corona, de maladie, de faire attention, d’égalité entre les rois et les esclaves face à la maladie, de se laver les mains » jusque-là on ne voit guère la dangerosité des propos tenus.
Elle a juste adopté la forme, de la prose rimée (saj') et de l'alignement des versets.
Ces censeurs autoproclamés interprètent les normes et tentent de nous les imposer. Ils font preuve d’une ignorance indescriptible. Ils ignorent jusqu’à l’existence de milliers d’ouvrages qui ont puisé dans les traditions calligraphiques pour présenter leurs poésies et leurs contes. Des textes qui n’ont rien de religieux vantant les plaisirs de la vie, les boissons et la débauche. Des ouvrages qu’on retrouve sur les rayons des libraires et des bibliothèques, accessibles à tous et ne provocant aucunement l’opprobre.
C’est à croire qu’une partie de la Tunisie est manipulée aujourd’hui par une poignée d’ignares plongés dans une forme de religiosité au point de perdre le discernement, traquer les gens sur Facebook par des menaces, des insultes et diffamant à tour de bras tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue et instrumentalisant parfois les outils de l‘état pour démontrer la prévalence de leur propre appréciation sur la constitution, l’état civil et la démocratie.
Même les blagues n’échappent pas à leurs diatribes et leurs haines. Ils se sont érigés en redresseur des normes et tentent d’imposer une vision du monde morbide et mortifère. Cette minorité bénéficie au mois de Ramadan, d’une sorte de retour de la piété chez une majorité silencieuse dans la société et beaucoup s’efforcent de paraitre dans l’habit du fervent défenseur de la morale et de la religion. Certains vont même jusqu’à traquer les gens sur les réseaux sociaux pour bien se faire voir. Ils pensent peut-être qu’en collectionnant les « likes », ils vont s’ouvrir des voies célestes qui les conduiraient tout droit à un paradis rêvé oubliant que la spiritualité est bien loin de toute cette agitation et qu’elle est surtout amour et tolérance.
En quoi une religion suivie par plus d’un milliard de personnes aurait-elle besoin de petits soldats pour veiller sur elle ?
Entre temps, une jeune femme se retrouve menacée et insultée sur les réseaux sociaux dans des termes qui tombent sous le coup de la loi et le ministère public un ministère public drapé dans sa cape de justicier de dieu, semble être complètement sourd à ce déchainement de haine et d’insultes et menaces.
Convoquer des personnes par voie d’autorités judiciaires et policières, en les interrogeant et en les traduisant devant les tribunaux pour des motifs futiles est une manœuvre d'intimidation qui vise à faire taire toute liberté d’expression et à remettre en cause la liberté de conscience. Ces zélateurs obscurantistes occultent un principe fondamental à savoir que les libertés individuelles ne sont pas une option, mais des droits fondamentaux dont leur garantie incombe à l’état et que leur protection est une condition fondamentale de la démocratie. Par ailleurs, le ministère public a pour première mission de protéger les gens de toutes menaces qui pourraient peser sur eux et de surtout protéger les libertés. Le contribuable devrait pouvoir poursuivre, ceux qui dévient de leurs missions, pour abus de pouvoir, atteinte aux libertés et gaspillage des deniers publics.
Il est extrêmement inquiétant de voir qu’un simple pastiche devienne une affaire publique et mobilise la justice.
Je crains qu’à force de tolérer ce type de dérapage et atteinte aux libertés on en vienne un jour à interdire les livres d’al Mutanabbi qui a beaucoup usé du pastiche, ou «haddatha Abou houraira », de Mahmoud El Messadii du programme scolaire, ou cheikh Nafzaoui des rayons des libraires…
Allons-nous faire la chasse à toutes les blagues qui parlent de religions ?
Est-ce que cette blague que nous vous proposons, pour terminer, va nous valoir des poursuites en justice. « Pourquoi Dieu a créé l'homme avant la femme ?
- Parce qu'il faut toujours un brouillon avant de faire un chef d'œuvre... »
Personne n’a jamais appelé à interdire cette blague qui contient pourtant un « pastiche » car chacun de nous dispose d’une capacité de discernement et sait décrypter les contextes et les registres de langue.
Restons mobilisés pour Emna Chargui car Ammar 404 n'a pas disparu. Il a une barbe plus longue et aspire à des restrictions plus drastiques.
Nadia Chaabane et Amira Yaakoubi
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Interdire Moutanabbi est une responsabilité si on respecte les noirs (Abdoul).
Censurer mon commentaire sur El Moutanabi est une violation de liberté d’expression. Mettez-vous à la place d’un noir en classe en train de lire le poème sur les esclaves noirs. Did I push your button?