Houcine Jaïdi: La digitalisation de nos musées ne peut plus attendre
Par Professeur Houcine Jaïdi - Crise sanitaire majeure, la Covid-19 nous a rappelé, cruellement, l’indigence extrême et, le plus souvent, le dénuement complet de nos musées en matière de digitalisation pourtant jugée, depuis longtemps, indispensable pour assurer leur mission. La devise de l’édition actuelle de la Journée internationale des Musées (JIM 2020), célébrée le 18 mai, comme chaque année depuis 1977, sous l’égide du Conseil international des Musées (ICOM), ‘’Musée pour l’égalité : diversité et inclusion’’ doit inciter nos responsables à une réflexion profonde sur les moyens à même de réaliser ces objectifs. Cette célébration est assurément une occasion en or pour tout décideur qui veut se demander en quoi nos musées, sans digitalisation aucune ou presque, sont capables de porter une valeur aussi noble que l’égalité, de respecter la diversité et d’œuvrer pour l’inclusion.
Triste état des lieux et verrouillage incompréhensible de nos musées
Que nos musées soient encore fâchés avec le numérique, en 2020, est le moins qu’on puisse dire. En la matière, les espoirs nourris par les amoureux de notre patrimoine, au cours des dernières années n’ont, mises à part quelques rares exceptions, rencontré que des déceptions. La rénovation et l’extension du Musée national du Bardo et du Musée archéologique de Sousse rouverts au cours de l’été de 2012 ont fait partie de ces déconvenues parce qu’elles n’ont accordé aucune place sérieuse au numérique en matière de médiation.
A partir de 2014, quelques rares expériences de guides de visites numériques ont vu le jour au Musée national du Bardo, le ‘’vaisseau amiral’’ qui a toujours bénéficié de la sollicitude des décideurs avides avant tout de la médiatisation de leur ‘’politique personnelle’’.
Une application réalisée, en 2014, en partenariat avec l’opérateur téléphonique Orange, a suscité un grand espoir. Quoique limitée à un tout petit nombre d’œuvres, elle avait l’avantage de présenter trois circuits (découverte, mosaïque, junior), d’être accessible sur les lieux et à distance et d’offrir des fiches et des commentaires en trois langues (arabe, français, anglais). Le drame de cette première expérience minimaliste est qu’elle a fait naufrage au bout de quelques semaines.
En 2019, le ‘’Mois du Patrimoine’’ a été l’occasion d’inaugurer, dans le même musée, une application commandée par le ministère de tutelle à un développeur particulier et appelé ‘’Musée Bardo Up’’. De bonne facture, l’application offre, pour une quinzaine de mosaïques et de sculptures réparties dans différents espaces de l’établissement, leur emplacement, des images 3D et des présentations fournies en trois langues. Une version de la même application a été conçue pour les non-voyants et les malvoyants, en collaboration avec une association spécialisée.
Le lancement de l’application a constitué le seul évènement en rapport avec le thème à rallonge pompeuse du ‘’Mois du Patrimoine 2019’’ qui affichait ‘’La valorisation du Patrimoine et le développement du Tourisme culturel à travers les industries créatives numériques’’. Jusqu’ici, l’initiative, louable malgré ses limites et restée unique en son genre, fait figure d’arbre qui cache la forêt qui est, en fait, un désert digital dont l’aridité est extrême. Sans considérer le Musée national de Carthage, fondé en 1875 et fermé depuis longtemps sine die et le Musée paléo-chrétien du même site, vidé de ses objets depuis plus d’une décennie, d’autres musées de renom où créés récemment n’ont toujours pas accédé à l’ère du numérique : le Musée archéologique de Sousse, datant de l’époque du Protectorat français et refait, de fond en comble, il y a une dizaine d’années à coup de millions de dinars, le musée archéologique de Chimtou, si intéressant par ailleurs, et le tout dernier de nos musées archéologiques hébergé à Haïdra, dans … un ancien hangar de la douane qui date …. de la fin du XIXe siècle, ne comptent que sur les cartels des objets et n’ont d’ailleurs même pas de guides en version papier.
Crise sanitaire oblige, le Mois du Patrimoine de cette année (18 avril-18 mai) a été programmé en version virtuelle avec pour mot d’ordre ‘’Restez chez vous. Votre patrimoine est un trésor pour vous-mêmes et pour vos enfants’’. En cherchant le programme, débité par bribes, sur les sites et surtout les pages Facebook du Ministère des Affaires culturelles, de l’Institut national du Patrimoine (INP) et de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC), on ne trouve rien de numérique qui se rapporte aux collections des musées. Le site Web du Musée national du Bardo, qui est bourré de données dont beaucoup ne sont plus d’actualité, offre une balade virtuelle hâtive et peu instructive dans quelques unes de ses salles. Dans l’un de ses vieux ‘’beaux textes’’, datant des années 2009-2012, il est expliqué que les ‘’espaces d’interprétation insérés dans le parcours sont des lieux de présentation du patrimoine national et de mise en évidence de son parcours historique’’. Il se trouve, malheureusement, que ces espaces sont en réalité virtuels dans la mesure où ils n’existent pas encore.
Replié sur le numérique, le Mois du Patrimoine 2020 n’a pu offrir, pour ce qui concerne les musées, que de rarissimes ressources telle que la conférence ayant pour titre ‘’Trésor de Chimtou’’ et qui a été programmée pour le 13 mai sur la plateforme numérique Visio.tn. Sous d’autres cieux, les amoureux du Patrimoine de tout âge ont vécu un grand embarras du choix face à l’offre numérique pléthorique des musées toutes catégories confondues. L’explication réside naturellement dans la disponibilité des ressources accumulées depuis longue date parce que la médiation culturelle numérique ne date pas d’hier. En Tunisie, le choc du confinement provoqué par la pandémie de la Covid-19 semble avoir secoué les léthargies et susciter un début d’intérêt pour le digital en rapport avec le patrimoine culturel. Le 18 mai, le Centre International de Tunis pour l’Economie Numérique, organise un webinair intitulé ‘’Réflexion autour de l’utilisation des nouveaux outils numériques pour la valorisation du patrimoine culturel : La voix des Startups’’. Mieux vaut tard que jamais.
En attendant la « révolution digitale», annoncée régulièrement depuis une dizaine d’années et restée virtuelle, nos musées fermés depuis la mi-mars auraient pu rouvrir leurs portes avec le début du déconfinement ciblé. Depuis plusieurs jours, les étudiants ont commencé à regagner les bancs des universités et la plupart des activités ont redémarré. Les consignes de distanciation sociale et les gestes barrières seraient-ils plus difficiles à faire respecter dans un musée - forcément peu fréquenté par les temps qui courent - que dans les salles de classe, les supermarchés et les marchés hebdomadaires ? Les grands pays touristiques de la rive nord de la Méditerranée, qui ont commencé à rouvrir leurs musées, ces derniers jours, sont-ils aventuriers ? Nos décideurs, qui ont montré, dernièrement une bienveillance outrageuse pour le tournage des feuilletons télévisés en période de confinement général, se rendent-ils comptent qu’en gardant nos musées fermés, ils servent, objectivement, les ennemis de la culture ?
Les perspectives vertueuses du numérique
Depuis plusieurs décennies et particulièrement ces dernières années, il est prouvé, dans de très nombreux pays - pas forcément plus touristiques que la Tunisie -, que la plus-value du digital est précieuse pour le patrimoine culturel et le développement général qu’il sous-tend. Un bon site Web et des connexions aux différents réseaux sociaux sont, depuis longtemps, les premières cartes de visite pour les institutions muséales. Ils permettent de nouer des liens divers et réciproquement utiles avec les visiteurs avant, pendant et après leur passage dans l’établissement muséal. Les services de billetterie, de réservation pour la visite de certaines expositions et pour des conférences ainsi que l’achat en ligne des produits dérivés s’en trouvent facilités considérablement. Dans les commentaires des visiteurs, les musées trouvent des félicitations mais aussi des critiques et des propositions qui sont prises en compte sérieusement.
En cours de visite, les applications bien conçues et les bornes interactives consacrées aux œuvres majeures, en mode 3D et multilingue, offrent des ressources qui assouvissent les curiosités les plus larges : fiches détaillées, agrandissements, bibliographies ...
Le digital va plus loin quand il s’agit de bases de données à usage professionnel comprenant toute l’imagerie en 3D que nécessite l’étude scientifique. Ainsi, le travail des chercheurs autorisés, où qu’ils soient, se trouve facilité et démocratisé et l’œuvre devient mieux protégée parce qu’elle n’a plus à subir des manipulations multiples qui nécessitent une mobilisation du personnel et présentent des risques.
Dans les circonstances exceptionnelles comme celle de la pandémie que nous vivons depuis quelques mois, le digital est le seul moyen d’assurer la continuité du service public. En période de confinement, une administration ou une entreprise qui ne peut pas compter sur le télétravail met la clef sous la porte. Dans ces circonstances, une université, qui ne peut pas assurer un enseignement à distance, se condamne à la rupture pédagogique et un musée, qui n’a pas de ressources numériques, se trouve complètement coupé de ses visiteurs programmés ou potentiels et ne contribue en rien à l’allègement des souffrances des confinés. Faute de digitalisation, le Musée national du Bardo, inauguré en 1888, ‘’modernisé’’ à grands frais et à crédit dans les années 2009-2012 et où un service éducatif a été créé, il y a une quarantaine d’années, ne pouvait rien proposer aux enfants tunisiens confinés pendant près de deux mois.
On l’aura compris, une digitalisation bien conçue donnerait un coup de jouvence à nos musées restés jusqu’ici en marge du numérique. Elle permettra de s’engager sur la voie de l’égalité en améliorant l’accessibilité du plus grand nombre à une composante essentielle de notre patrimoine culturel. Elle fera aussi ressortir la diversité des facettes de notre patrimoine et permettra l’inclusion de nombreux terroirs où les musées devraient constituer des points d’ancrage majeurs pour un développement durable.
La digitalisation, à portée de main si …
Pourquoi ne pas penser, pour nos musées, à un programme ambitieux comparable à celui a été lancé, il y a quelques années, en matière de sécurisation (caméra, portique de sécurité…), à la suite de l’attentat dont le Musée national du Bardo a été victime en mars 2015 ? Ce programme comprendra un volet scientifique (préparation des notices détaillées …) et un volet technique qui doivent tous deux être confiés à des équipes qualifiées. Une mobilisation des compétences commencera par le ministère de tutelle mais devrait aussi inclure le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique ainsi que les entreprises privés.
L’autonomie des musées est une condition indispensable pour la réussite d’une digitalisation efficiente et dynamique. Cette latitude, qui n’existe toujours pas, fait d’abord que les responsables de ces établissements, appelés habituellement ‘’directeurs’’, ne sont en réalité que des ‘’Conservateurs en Chef’’. En tant que tels, ils sont obligés de se référer en tout à leurs supérieurs hiérarchiques, ce qui finit par les priver de toute initiative. Sous d’autres cieux, les équipes des grands musées et mêmes des moins grands organisent des expositions temporaires, des visites guidées, des rencontres scientifiques … La réforme, qui devait, depuis une dizaine d’années, lever le handicap des musées tunisiens en leur accordant une autonomie (qui a existé, en partie, jusqu’au début des années 1970), n’a toujours pas abouti. Le statu quo handicapant est alourdi par la tutelle qu’a l’AMVPPC sur tout ce qui relève de la billetterie, de l’accueil et de la vente des produits dérivés du Patrimoine.
Les réformes indispensables ne coûteront pas une fortune. Elles peuvent être décidées et mises en exécution rapidement si la volonté politique existe. Leurs retombées ne manqueront pas de se faire ressentir rapidement. Combinées avec des mesures qui concerneront d’autres volets du tourisme culturel, à commencer par les sites archéologiques et les monuments historiques, elles ne manqueront pas de tirer notre tourisme vers le haut et d’augmenter sensiblement ses recettes. Le tourisme, qui a un poids non négligeable dans l’économie tunisienne mais qui est aussi source de dépenses lourdes pour l’Etat et de soucis pour les banques, pourra alors avoir un rôle encore plus important et une image plus valorisée.
Le patrimoine culturel est-il bien vu au centre du pouvoir ?
A coup sûr, la digitalisation de nos musées comme celle de tout ce qui touche au patrimoine culturel est une question vitale qui n’est pas une mince affaire. Elle demande d’abord une volonté politique clairement affichée, une programmation précise et les compétences idoines qu’il faut aller chercher là où elles se trouvent aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Au lieu de confiner la question dans les discours creux, les commissions qui succèdent aux commissions et les calendes grecques, pourquoi ne pas envisager un ‘’grand projet’’ transversal mobilisant tous les départements ministériels concernés et piloté par la Présidence du Gouvernement via le ministère en charge de ce genre d’entreprise ? Encore faut-il s’assurer que les compétences qui tiennent les rênes du pouvoir à la Kasbah soient bien au fait de l’enjeu crucial que représente la mise en valeur du Patrimoine culturel.
Notre pays a, jusqu’ici, été largement épargnée par la pandémie de la Covid-19. S’il continue sur cette lancée, il fera partie des rares pays touristiques de la zone méditerranéenne qui pourraient, dans les mois à venir attirer les touristes européens et autres cherchant à se rendre à l’étranger. Tout laisse croire que la reprise progressive du trafic aérien et de l’activité touristique ne concernera pas des masses énormes. Les frais occasionnés par la sécurité sanitaire dans les moyens de transports, les lieux de résidence et les lieux de visites feront augmenter les coûts qui ne seront probablement, à court et moyen termes, abordables que pour les touristes de condition aisée, souvent portés sur les attractions culturelles dont les musées.
Nos gouvernants, qui n’ont pas su, depuis dix ans, ‘’vendre’’ notre ‘’Révolution’’ auprès de nos partenaires étrangers en en faisant un aimant capteur d’investissements conséquents, ne peuvent pas se payer, aujourd’hui, le luxe de faire perdre au pays les dividendes légitimes de la bonne sortie d’une crise sanitaire majeure. Dans cette perspective optimiste, le tourisme culturel, appuyé entre autres, sur des musées digitalisés dans les règles de l’art, est un gisement riche en recettes considérables, en emplois de haut niveau et en label positivant.
Professeur Houcine Jaïdi