Fatma Marrakchi Charfi: Le potentiel de repositionnement de la Tunisie dans les chaines de valeur régionales et mondiales d’après Covid-19
Fatma Marrakchi Charfi. Professeure universitaire en Science Economique - La pandémie Covid-19, a montré que la longueur et la complexité des chaines de valeur mondiales (CVM) a été à la base de la pénurie et parfois même la rupture d’approvisionnement de certains produits. En effet, les CVM fractionnent le processus de production entre plusieurs entreprises sises dans différents pays. Cette fragmentation dans le processus de production a fait que les entreprises se spécialisent et n’ont plus à produire l’intégralité d’un bien.
Pour faire face à la pandémie, les gouvernements du monde entier se sont démenés pour assurer l’approvisionnement en équipements de protection individuelle (EPI), masques, gels hydro-alcooliques et médicaments, car les pays, même industrialisés, sont devenus incapables de les fabriquer eux-mêmes, pour leur propre usage. Par ailleurs, et en raison de la délocalisation de certaines activités, aucune capacité nationale n’était capable de répondre rapidement à une demande accrue de certains produits tels que les (EPI). La possibilité de rupture de l’approvisionnement d’un ou de plusieurs composantes a révélé la dépendance des pays, de certaines sources d’approvisionnement.
Le monde de l’après Covid-19, relance d’une manière plus pressante, le débat, déjà d’actualité depuis la moitié des années 2000, sur les relocalisations des activités délocalisées et jugées stratégiques telles que l’industrie pharmaceutique et l’agro-alimentaire. En effet, la sécurisation, la multiplication et la diversification des sources d’approvisionnement sont désormais à l’ordre du jour. En fait, la relocalisation peut se définir comme le ralentissement du processus de délocalisation ou la relocalisation à proximité des marchés régionaux.
Dans une nouvelle reconfiguration des CVM, que ce soit dans le sens de la relocalisation, de la régionalisation ou du rapprochement des sources d’approvisionnement, quel devrait –être le repositionnement de la Tunisie ?
• D’abord, la Tunisie est plus intégrée dans les chaines de valeurs européennes que dans les chaines de valeurs mondiales. Les trois pays européens, France, Italie et Allemagne, accaparent plus que les ¾ des exportations tunisiennes. Sur les 4 premiers mois de l’année 2020 et selon les statistiques de l’INS, les secteurs des textiles, habillements et cuir (THC), des industries mécaniques et électriques (IME) et de l’agroalimentaire ont vu leurs exportations diminuer respectivement de 83,5% de 62,1% et de 10,6% en glissement annuel (GA). Sachant que ces activités représentent 80% des exportations totales tunisiennes, et que la Tunisie dépend en amont et en aval de ses partenaires européens, il est évident que plus la reprise est rapide en Europe et en Tunisie le mieux c’est, dans le très court terme. Le scénario de reprise du FMI est prévu d’être en V, mais il est peu probable un scénario de reprise en U ou même en W est à craindre. Du côté gouvernemental, il faut au moins assurer la pérennité de ces entreprises pour sauvegarder le tissu industriel et ce en aidant les entreprises en difficulté. D’une manière générale, l’enveloppe consentie pour les ménages et les entreprises représente moins que 2,5% du PIB, reste faible comparé à d’autres pays qui ont réservé 10% de leur PIB.
• Les industries pharmaceutiques ainsi que les industries agroalimentaires doivent être des secteurs prioritaires sur lesquels doit miser la Tunisie car disposant d’avantage comparatif révélé et ont été parmi les secteurs les plus résilients durant cette crise.
• Au niveau des services, le secteur des Technologies de l'information et de la communication (TIC) reste un des secteurs les plus dynamiques sur la dernière décennie, le taux de croissance des exportations de ce secteur avoisine les 10%. Par ailleurs, un grand nombre de nos ingénieurs qui sont très compétents et compétitifs sont de plus en plus attirés et demandés par l’Europe. Ces derniers ainsi que d’autres prestataires de services pourront exporter leurs services à partir de la Tunisie, payer leurs impôts en Tunisie quand la réglementation des changes évoluera dans le sens de permettre à ses fournisseurs de services, d’ouvrir des comptes en devises et de les gérer librement. D’une manière générale, La digitalisation et la simplification des procédures et des transactions, le télétravail et l'enseignement à distance devrait aider à exporter ces services, en se basant sur l’élan de digitalisation amorcé par le gouvernement qui a encouragé la télé-déclaration et les paiements à distance, et a promulgué un décret-loi concernant l’identifiant unique citoyen. La digitalisation a aussi le mérite d’assurer la traçabilité des opérations qui constitue un préalable pour combattre la corruption qui gangrène l’économie nationale.
Certes, le positionnement de la Tunisie dans les CVM a progressé ces dernières années, mais, la proximité géographique à elle seule n’est pas suffisante. En effet, il faut travailler sur la politique de développement de la logistique en veillant à réduire très rapidement les goulots d’étranglement de la logistique d’exportation. Le monopole d’acconage et de manutention et les perturbations fréquentes au port de Radès, par lequel transitent 80% de nos échanges de marchandises en constituent l’exemple type.
Au-delà de la préservation du tissu industriel existant qui est à la base d’une certaine spécialisation, on devrait être ambitieux pour notre pays et penser à la transformation de son économie, la rendre plus agile et repenser nos politiques industrielles et sectorielles. Pour ce faire, on doit investir dans l’innovation, dans la technologie et dans la connaissance en commençant par augmenter le budget destiné à la recherche tout court et à la recherche développement plus spécifiquement.
Fatma Marrakchi Charfi
Professeure universitaire en Science Economique
Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique International
Intervention présentée lors du webinar organisé par le laboratoire d'Intégration Economique Internationale sous la direction de Fatma Marrakchi Charfi le 15 mai 2020. Thème : Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie dans une réorganisation des chaines de valeurs mondiales.
Participants :
. Fatma MARRAKCHI CHARFI, Professeure universitaire en Science Economique et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale,
. Ferid Belhaj, vice-président, Middle East and North Africa Region, à la Banque mondiale,
. Isabelle Joumard, Economiste principale, OCDE
. Riadh Ben Jelili, Directeur de recherche et d’analyse du risque pays Compagnie Arabe pour la Garantie des Investissements et des Crédits à l’Exportation, Koweït
. Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL Paris-Dauphine
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