Pr Ilhem Mili-Boussen - Regards sur le Covid-19 : Porter plusieurs casquettes, autrement
Ilhem Mili-Boussen. Professeur titulaire à la Faculté de Médecine de Tunis - La nouvelle est tombée : premier cas en Tunisie de Covid-19 le 2 mars 2020.
Après que la vague Covid-19 ait frappé plusieurs pays, c’est au tour de la Tunisie d’être exposée. La Tunisie n’y échappera pas. De nombreux nouveaux systèmes se mettent en place au fil des jours, à tous les niveaux, pour ne citer que quelques exemples: 9 mars, limitation des transports aériens et suspension de tout l’enseignement; 16 mars, fermeture de toutes les frontières et licenciement de masse des sociétés privées; 17 mars, confinement total le avec un couvre-feu de 18h à 6h. Les rues de Tunis se vident, désertes. Les barrages de police se multiplient, avec contrôle des autorisations de sortie. Il y a même un « robot policier » circulant dans les rues, qui diffuse les recommandations de l’OMS, et appelle tout contrevenant à retourner chez lui.
Chacun chez soi s’organise pour un confinement total : les courses, le planning des tâches ménagères, le télétravail, gérer les patients par téléphone. Puis les tris et les grands rangements in situ, puisqu’on a le temps. Et très vite, on sera scotchés à nos écrans, à l’affût de tous les bulletins de santé d’ici et d’ailleurs avec les mêmes questions, et les mêmes doutes : les chiffres sont-ils exacts ? Est-ce que la courbe monte ou descend ? Qu’y gagnent les politiques? Ont-ils fait les bons choix?
La vie professionnelle s’organise progressivement, au fil des jours, et les mails deviennent plus actifs. L’enseignement à distance est renforcé à la faculté de médecine. Le rectorat organise des formations, également à distance, pour approfondir le e-learning chez les enseignants. Tout le monde scientifique s’organise autours du « distanciel », à profusion: le mot «webinar» devient familier.
A l’hôpital, l’ensemble du personnel, administratif et soignant, est sur le pied de guerre devant cette urgence sanitaire: cellule de veille avec réunion quotidienne à l’hôpital, rationalisation de tout le matériel, chirurgie froide reportée dans toutes les spécialités, circuits covid et non-covid dans différents départements.
Ici, nous vivons l’autre dimension : celle de la peur, de la terreur de la contagion qui semble si proche, le côté surréaliste du risque d’issue fatale, «la mort en 18 jours», observée ailleurs. Tout l’hôpital s’organise autour de la guerre contre cette pandémie. L’ophtalmologie ne sera ouverte qu’aux urgences, le service a été mis à disposition en cas d’hospitalisation massive urgente, le matériel d’anesthésie a été prêté au service de réanimation de l’unité Covid. Toute notre équipe part en unité Covid, comme tous les autres services. On assure une consultation avec le minimum d’intervenants, à tous les niveaux, en se protégeant, selon les recommandations administratives… et … à la mesure de sa propre angoisse : allant du simple masque chirurgical pour l’un, jusqu’au masque FFP2 et lunettes de protection pour l’autre. Et on se met en astreinte permanente, disponibles et joignables en cas de besoin.
L’unité Covid démarre: la consultations avec tri , l’hospitalisation pour les cas de gravité moyenne, et la réanimation médicale pour les cas sévères. Les tableaux de garde tombent.
Il y a ceux qui trouveront tous les prétextes pour rester chez eux en confinement total, estimant qu’ils doivent se protéger, protéger leur famille et leurs proches, ne plus venir à l’hôpital le considérant comme leur propre ennemi. Ils ont oublié ce fameux moment où ils ont prêté le serment d’Hippocrate, bien lu à haute voix et publiquement un certain jour de remise de diplôme. D’autres refusent indirectement de traiter ou même de s’approcher des patients atteints ou suspects en les négligeant, malgré le port de protections. Pour eux aussi, où est passé leur engagement professionnel ? La peur panique générée par ce virus peut-elle donc prendre le dessus sur tout? Jusqu’à mettre à l’épreuve nos valeurs éthiques et professionnelles?
Il y a ceux qui n’ont besoin d’aucun prétexte : ils sont là chaque jour, pour aider, soutenir, participer, servir là où il y avait besoin d’aide, pour aider à n’importe quelle tâche, pour combattre chaque jour dans cette zone Covid où plane le virus, directement au front, au cœur même du cataclysme. Il y a ce chef de service retraité qui s’est mis à disposition pour l’organisation de l’unité Covid-19. Il y a ce senior asthmatique qui s’est engagé et a continué à travailler pour l’unité Covid-19 jusqu’à épuisement. Il y a ce senior médecin réanimateur du privé qui s’est porté volontaire et qui est revenu sur ses premières amours pour aider ses amis à l’unité réa Covid. Il y a ce jeune interniste qui est là, chaque matin et chaque soir à discuter avec les équipes de garde, et il devient même «médecin préleveur» car il n’y avait personne pour le faire. Il y a ce jeune médecin qui a acheté elle même des boîtes de bricolage ainsi que de quoi constituer des kits d’examen médical les mettant à disposition pour chaque médecin de garde. Il y a cet infirmier, qui après avoir envoyé sa famille en confinement à la campagne, s’est investi pour être le plus disponible dans les tableaux de garde. Il y a cette autre senior qui, après son confinement post-garde Covid, s’est mise à collecter des fonds pour acheter des EPI et des équipements médicaux, se déplaçant à travers la ville d’un fournisseur à l’autre.
Sans oublier la société civile, obligée de rester confinée, qui, de chez elle, va user de tout son pouvoir, toutes ses connaissances et de tous les moyens de communication (réseaux sociaux, comme les «Citoyens solidaires», téléphone, mail) pour aider les hôpitaux. Il faut soutenir la santé publique à lutter contre cette pandémie, pour que ce ne soit pas une fatalité, mais une gestion de crise. Il s’agit d’une aide qui a pris de nombreuses formes: en nature, en service, en monnaie sonnante et trébuchante.
Toutes ces personnes ont généreusement agi, sans compter les heures de travail, sans compter les samedis et les dimanches. Elles ont participé, chacune à leur manière et à leur dimension, à lutter contre cette «guerre»: elles ont changé de casquettes autant de fois que cela était nécessaire, et là où le besoin s’est manifesté.
Aujourd’hui, sur les 27420 tests réalisés en Tunisie, ont été enregistrés 1030 cas (246 importés et 784 autochtones), 638 guérissons et 45 décès. Une particularité tunisienne ? Beaucoup de questions sans réponse. Le déconfinement progressif démarre aujourd’hui. Une nouvelle vie commence, une phase de «vie collective avec le SARS-Cov2» comme rapporté sur le Bulletin de veille de l'Observatoire des Maladies Nouvelles et Émergentes concernant le Nouveau Coronavirus «Covid-19» en date du 8 Mai 2020. Elle s’installe dans notre quotidien, inévitablement.
On ose croire que ça commence à «aller mieux».
Ilhem Mili-Boussen
Professeur titulaire à la Faculté de Médecine de Tunis